– Je ferai de mon mieux et j'accepterai tes excuses lorsque tu voudras me les présenter.
Tom entendit un déclic. Clayton avait raccroché.
Tom songea à ce qui l'attendait, il y pensa en se douchant et y pensait encore en entrant dans un bar une heure plus tard. Il but un scotch, puis un autre qui le réconforta et alla arpenter les rues de la vieille ville.
Santa Fe était chargée d'histoire, les touristes s'y promenaient, allègres, admirant les maisons en adobe, leurs encorbellements exhalant des parfums de fleurs et des senteurs de bois fumé. Les terrasses des restaurants étaient pleines, on buvait, chantait et dansait, le soir semblait être acquis à la fête et Tom, attablé seul sur l'une de ces terrasses, se souvint en regardant un jeune couple qui discutait face à lui, d'une nuit d'été à Santa Fe, trente ans plus tôt.
Au lendemain de cette nuit, riche de promesses, il avait repris la route avec ses amis, traversé trois États, un fleuve sur une barge, puis trois autres frontières avant d'atteindre la côte Est. Les images défilaient dans sa tête, des visages et souvenirs de jeunesse qu'il n'avait pas revisités depuis longtemps.
– Vous voulez autre chose ? demanda la serveuse.
Tom releva la tête, elle était ravissante dans sa robe de mousseline.
– Vous êtes d'ici ? s'enquit-il, l'air étonné.
– Avec mon accent de Brooklyn, j'aurais du mal à le prétendre, je ne sais pas pourquoi tant de clients me prennent pour une Mexicaine, ce doit être à cause du soleil, il tape si fort dans ce coin qu'il tannerait la peau d'un Irlandais. Et vous, d'où venez-vous ?
– Du nord du Wisconsin.
– Ce n'est pas vraiment la porte à côté, ni le même climat ; qu'est-ce qui vous amène à Santa Fe ?
– Un saut dans le passé, je crois. Et comment une jeune femme de Brooklyn a-t-elle atterri ici ?
– Le ras-le-bol des hivers, et un petit ami que j'ai suivi.
– Deux bonnes raisons.
– La première surtout.
– Brooklyn vous manque ?
– Parfois, mais je ne peux pas me plaindre. La vie est agréable ici, la moitié des gens sont d'anciens hippies, presque tous les vieux en fait, et ils sont plus détendus que mes copains new-yorkais ; c'est un peu le monde à l'envers mais c'est assez marrant. Vous aussi vous étiez un hippie ? Il y en a tellement qui reviennent en pèlerinage.
Tom sourit.
– J'en ai l'air ?
– Oui et non, je ne sais pas, et en même temps, quelque chose me dit que vous avez pas mal bourlingué. Qu'est-ce que vous faites comme métier ?
– Je suis marshal.
– Sérieusement ? répondit la serveuse.
– Non, plus très sérieusement, je vous taquinais.
– Bon, je vois des impatients qui agitent les bras comme si j'étais aveugle, je vais devoir aller les servir. Vous ne voulez rien d'autre ?
Tom lui tendit un billet de cinquante dollars et la remercia pour le repas et le brin de conversation.
En rentrant à son hôtel, Tom Bradley ne savait toujours pas ce qu'il ferait le lendemain, mais sa seule certitude était que, quelle qu'en soit l'issue, cette journée lui apporterait une forme de délivrance.
*
Le juge Clayton achevait une discussion avec l'agent Maloney qui lui avait enfin apporté de bonnes nouvelles. Un inspecteur de la police de Philadelphie avait contacté le FBI après avoir reconnu la fugitive sur l'avis de recherche envoyé aux commissariats centraux du pays. Les images des caméras de surveillance d'une station-service située près de l'université témoignaient qu'elle était montée à bord d'une Oldsmobile 1950 de couleur rouge. L'agent Maloney s'expliquait mal que ces enregistrements datent de plusieurs jours, alors que l'évasion n'avait été signalée qu'au matin, et le directeur du centre pénitentiaire aurait quelques explications à fournir à ce sujet. Le juge Clayton assura en être le premier étonné. Si quelqu'un, dans les rouages de l'administration carcérale, avait failli à sa mission, il diligenterait une enquête et des sanctions seraient prises. Résolution qu'approuva l'agent Maloney avant de poursuivre son rapport.
Les logiciels de traitement d'images des laboratoires fédéraux ayant révélé l'immatriculation du véhicule, sa propriétaire avait été identifiée et son téléphone portable localisé dans la région de Tulsa. Elle faisait route vers l'ouest quand les relais avaient perdu sa trace. Le Texas et ses plaines désertiques connaissaient de vastes zones dépourvues de couverture du réseau cellulaire, mais dès qu'elle approcherait d'une agglomération, le signal réapparaîtrait. Les bureaux de Dallas, de Colorado Springs et d'Albuquerque étaient sur le qui-vive, prêts à intervenir.
Le juge Clayton remercia chaleureusement Maloney et le félicita de la célérité avec laquelle le Bureau1 avait diligenté les recherches.
Après avoir raccroché, Clayton alla se préparer une tisane, attrapa son journal qu'il n'avait pas fini de lire et monta se coucher.
*
– Je suis désolée, dit Milly, mais ce soir, nous n'irons pas plus loin que Tucumcari. La nuit va tomber et avant d'arriver à Santa Fe il nous faudra traverser les montagnes du Sangre de Cristo. Ce sont de sacrés cols, la route est sinueuse, et la nuit elle se couvre d'un épais brouillard. Je me suis déjà retrouvée coincée en altitude, incapable de voir au-delà du capot. Même au printemps, il fait un froid de loup là-haut, et si nous étions bloquées...
– C'est bon, pas besoin de me dire qu'il y a aussi des grizzlis et du verglas, tu m'as convaincue, si tu es fatiguée, va pour Tucumcari.
– Je ne suis pas fatiguée, je vous dis que c'est dangereux la nuit.
– C'est bien ce que j'ai entendu, allons passer la soirée à Tucumcari. Qui ne rêve pas d'avoir fait ça au moins une fois dans sa vie ? D'autant que si ma mémoire est bonne, il y a un hôtel mythique là-bas, le Blue Swallow Motel.
– Vous êtes déjà allée à Tucumcari ? demanda Milly incrédule.
– Non, heureusement jamais ! Mais c'est écrit sur le guide, ajouta-t-elle en pointant du doigt le petit fascicule qu'elle feuilletait, et d'après ce que je lis, s'il est mythique, c'est parce qu'il est le seul de ce patelin.
*
La patronne du Blue Swallow Motel s'appelait Poopsie Gallena, et Milly eut aussitôt une pensée pour Jo, parce qu'un nom comme ça ne s'inventait pas non plus. Son motel était l'un des derniers rescapés de la route 66.
Dans l'entrée, une petite boutique de pacotilles rappelait les heures de gloire de la première voie goudronnée reliant le pays d'est en ouest en parcourant huit États et trois fuseaux horaires. Le temps où Chuck Berry lui avait donné ses lettres de noblesse au travers d'une chanson était révolu et, depuis qu'elle avait été déclassée, bien des villages qu'elle traversait s'étaient éteints avec elle.
Poopsie et son mari, Oncle Stinkwad – Milly ne réussit pas à apprendre pourquoi il avait été affublé d'un tel patronyme –, avaient quitté le Michigan et racheté l'établissement après avoir tous deux perdu leur travail au cours de la grande récession de 2008. On ne servait pas à dîner au Blue Swallow mais Poopsie recommanda un restaurant mexicain, à deux miles de là. Roy, le propriétaire, se faisait un plaisir de convoyer les clients à bord de son minibus Volkswagen qui n'avait plus d'âge. Poopsie Gallena l'appela aussitôt et s'occupa de leur réservation.
Agatha et Milly eurent à peine le temps de faire un brin de toilette dans leurs chambres respectives, modestes mais propres, décorées chacune de tout l'amour que les propriétaires avaient investi dans leur établissement.
Un coup de klaxon se fit entendre et Milly fut la première à sortir. Oncle Stinkwad, mains dans les poches, admirait sa voiture, avec les yeux émerveillés du petit garçon qu'il avait été jadis. Les néons de l'enseigne du motel se reflétaient sur la carrosserie, y imprimant des reflets bleu turquoise.
– On en voyait beaucoup comme celle-ci dans le temps, on la croirait revenue dans son décor originel, dit-il en caressant le capot.
– Vous ne pensez pas si bien dire, elle appartenait à ma grand-mère et elle a passé la plus grande partie de son existence sur les routes de Santa Fe. D'ailleurs, je n'ai jamais changé les plaques, elles sont d'origine comme le reste.
Agatha apparut sur le pas de la porte et indiqua à Milly que leur chauffeur les attendait.
Milly salua Oncle Stinkwad et grimpa dans le van.
Roy, au volant, portait une moustache blanche et tombante, comme ses cheveux qui recouvraient une bonne moitié de son visage buriné. Agatha n'eut aucun doute sur ce qu'il devait consommer dans les années 1960 et elle l'examina, se demandant s'ils s'étaient déjà croisés dans un lointain passé.
– Vous vivez ici depuis longtemps ? dit-elle alors que le minibus cahotait sur la piste.
– Tout dépend de ce que vous appelez longtemps ?
– Les années 1970, répondit Agatha, piquée par la curiosité.
– Vous savez ce que l'on dit au sujet de ces années : si vous vous en souvenez, c'est que vous n'y étiez pas. Mon père était soldat et nous déménagions à chaque nouvelle affectation. Alaska, Floride, Kansas, Massachusetts et même l'Allemagne, à l'époque où il y avait encore le mur bien sûr. J'en garde de drôles de souvenirs. C'est grâce à un accident de voiture que nous nous sommes installés ici ; comme quoi le destin a parfois de l'humour.
Le jeune Roy et son épouse avaient quitté l'Arizona après qu'un incendie avait ravagé leur maison. Ils étaient allés vivre en Floride chez le père de Roy, qui les avait hébergés et soutenus financièrement. Quand ils eurent amassé suffisamment d'économies, ils décidèrent de lever le camp et retraversèrent le pays, sans avoir la moindre idée de l'endroit où ils allaient.
– Lors d'une halte à Vegas, nous avions gagné un joli petit pécule au jeu, poursuivit Roy d'un air amusé. Nous sommes repartis au bout d'une semaine. Quand nous avons traversé les montagnes du Sangre de Cristo que vous voyez là-bas, nous avons rencontré une brume à couper au couteau à la tombée du soir et j'ai versé la voiture dans un fossé. Ne vous inquiétez pas, les circonstances étaient exceptionnelles, et le restaurant n'est plus très loin. On a passé la nuit à l'intérieur de notre break qui penchait sérieusement, avec une peur bleue d'en sortir. Nous n'avions pas la moindre idée de ce qui se trouvait sous nos roues. Cent pieds plus loin, le même accident nous aurait précipités dans un ravin. Quand le brouillard s'est levé avec le jour, mon épouse, en découvrant à quoi nous venions d'échapper, a dit : « Ça suffit, nous n'irons pas plus loin ! » Alors, nous avons posé nos valises dans le premier village qui s'est présenté. Nous avons trouvé une petite maison et du boulot, à l'époque le travail ne manquait pas. On a réussi à monter ce restaurant, ma femme est très bonne cuisinière et nous n'avons plus bougé. Et vous, c'est la première fois que vous venez dans le coin ?
– Oui, répondirent de concert Agatha et Milly.
– Qu'est-ce qui vous amène à Tucumcari ?
– Comme vous, l'amour de la route, nous traversons le pays, répliqua Milly.
– Eh bien, soyez prudentes quand vous franchirez les Rocheuses.
Le talkie-walkie accroché à sa ceinture crépita, Roy l'attrapa d'une main et baissa le volume.
– Les téléphones portables ne passent pas à cause des montagnes, ici nous communiquons encore à l'ancienne, dit-il en tendant l'oreille. C'est Anita qui s'impatiente, j'ai des clients à raccompagner.
Roy les déposa devant la porte du Pow and Lizard Lounge et leur souhaita bon appétit.
*
À la fin d'un dîner qu'elles avaient apprécié, Agatha redouta la conversation de Roy sur le chemin du retour.
– Tu ne le trouves pas terriblement bavard ? chuchota-t-elle en réglant l'addition.
– Pas plus que ça, non.
– Je lui pose une question et il nous récite sa vie.
– Ce qui vous agace, c'est que vous espériez le connaître et que vous êtes déçue.
– C'est toi qui m'agaces, grommela Agatha, tu deviens trop pertinente.
– Par moments, j'ai l'impression que l'on se ressemble.
– Toutes les deux ?
– Non Roy et moi, avec sa moustache et sa crinière de vieux cheval éreinté ; évidemment que je parle de nous deux.
– Et qu'est-ce qui te fait dire ça ?
– Votre caractère.
– Ah, et je devrais prendre ça pour un compliment ?
– C'est à vous de voir.
Roy les raccompagna au Blue Swallow Motel. Poopsie Gallena et Oncle Stinkwad étaient déjà couchés, et les deux femmes contournèrent le bâtiment principal pour regagner leurs chambres.
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