Milly s'allongea sur son lit, songeuse. Elle avait envie de parler et son regard se tourna vers le combiné du téléphone sur la table de nuit. Il était presque minuit à Philadelphie et elle ne voulait pas prendre le risque de réveiller Frank. Elle était certaine que Jo veillait encore, il se couchait toujours tard dans la nuit, mais elle ressentit un étrange sentiment en composant son numéro et raccrocha à la première sonnerie.
Elle entendit les pas d'Agatha de l'autre côté de la cloison et l'écho sourd du poste de télévision qu'elle avait dû allumer. Alors elle prit son courage à deux mains et alla frapper à sa porte.
– À part Brad, vous vous êtes déjà attachée à quelqu'un dans votre vie ? demanda-t-elle en entrant dans la chambre.
– En prison, tu veux dire ? répondit Agatha en relevant la tête de sa lecture.
Milly baissa les yeux, confuse d'avoir posé une question qui lui semblait déplacée maintenant qu'Agatha l'avait reformulée.
– Vous lisez et regardez la télé en même temps ?
– C'est une vieille habitude. Le soir, nous n'avions pas le droit de rester seule dans le dortoir, alors je n'avais d'autre choix que de bouquiner dans la pièce où les autres filles s'abrutissaient devant des émissions idiotes ; je me suis faite à ce ronron et j'aime bien lire accompagnée d'un fond sonore.
Agatha invita Milly à s'asseoir au bout de son lit. Elle posa son livre sur la table de nuit et se redressa sur le coussin.
– Pour répondre à ta première question, je n'étais pas très sociable, mais j'ai eu la chance de me faire une véritable amie.
– Elle est toujours là-bas ?
– Non, elle en est sortie il y a dix ans et elle a refait sa vie en Jamaïque. Lorsqu'elle a été libérée, ce fut un déchirement terrible. J'étais heureuse pour elle et malheureuse de la perdre. Nous nous sommes beaucoup écrit.
– Qu'avait-elle fait pour aller en prison ?
– Des choses qui la regardent.
– Pourquoi ne pas aller la rejoindre ? Vous seriez tranquille en Jamaïque.
– Ce serait épatant, je n'aurais qu'à visser une casquette sur mes dreadlocks et je serais vraiment méconnaissable... La vie n'est pas si simple, Milly, et la mienne est ici.
– Vous êtes têtue comme une mule, vous comptez jouer au chat et à la souris jusqu'à ce qu'ils vous reprennent ?
– La liberté n'est pas un jeu, c'est une nécessité, il faut en avoir été privé pour comprendre ce qu'elle représente. Si tu me disais ce qui t'empêche de dormir.
– Je n'en sais rien, je me sentais seule et j'avais besoin de compagnie.
– Il est peut-être temps que tu rentres à Philadelphie. Je peux me débrouiller désormais, nous ne sommes plus très loin de la côte. Une fois à Santa Fe, tu n'auras qu'à me déposer à la gare routière, je rejoindrai San Francisco en bus.
– Ce n'est pas ce que je voulais dire.
Agatha prit la main de Milly dans la sienne.
– J'ai eu beaucoup de plaisir à te connaître, et je serai triste de te dire au revoir, mais nos routes devront se séparer bientôt. Nous ne pouvons pas rester ensemble éternellement. Tu as ton travail, ton ami qui t'attend, et ta vie à mener.
Milly resta muette.
– Bon, soupira Agatha, ce lit est assez grand pour deux, prends l'oreiller dans l'armoire et viens te coucher ; tu ne ronfles pas, j'espère ?
– J'allais vous poser la question, répondit Milly en se glissant sous les draps.
Agatha éteignit la lumière.
– Quand tu ne trouves pas le sommeil, fais semblant, murmura Agatha.
– Semblant de quoi ?
– Que tout va bien, que tu te trouves dans un endroit de rêve, tu peux en changer autant que bon te semble : l'ombre d'un arbre au milieu d'une plaine, le bord d'une rivière ou d'un océan, la chambre de ton enfance, l'important est que le lieu soit calme. Ensuite, imagine à tes côtés la personne de ton choix, ou personne si tu préfères être seule.
– Et ensuite ? dit Milly qui s'était transportée sur le toit de sa maison.
– Ensuite, fredonne dans ta tête un air de musique que tu aimes, ou concentre-toi sur un bruit qui te rassure, le souffle de la brise, le clapotis des vagues, la pluie qui court sur les fenêtres.
Mais Milly entendit le bruissement des premières neiges quand elles tombaient sur le grand réservoir derrière chez elle.
– Lorsque les lumières s'éteignaient dans ma cellule, chuchota Agatha, je m'envolais vers Baker Beach, c'est une plage de sable gris, non loin du Golden Gate. Mon père s'y trouvait toujours à mes côtés et nous avions ensemble des conversations passionnées. Il me racontait sa journée à l'atelier, nous parlions de politique, de l'avenir, de ce que je ferais de ma vie quand j'aurais fini de purger ma peine. Il me suggérait des idées, me donnait des conseils pour tenir bon, et d'entendre sa voix finissait toujours par m'apaiser. Un jour où je m'étais battue avec une pensionnaire pour un morceau de savon qu'elle essayait de me voler, j'avais reçu pas mal de coups au visage et aux côtes et je souffrais tant que je ne trouvais aucune position pour m'assoupir sans réveiller la douleur. Ce soir-là, j'avais beau fermer les yeux, je n'arrivais pas à voir son visage et j'ai connu la plus grande peur de ma vie : avoir oublié les traits de mon père. Une peur telle que c'est la douleur que j'ai fini par oublier. Alors ses yeux sont apparus dans le noir, avec toute cette bonté qu'il y avait dans son regard...
Et Agatha s'interrompit en entendant le souffle de Milly qui s'était endormie.
1. Diminutif employé pour nommer le FBI.
10.
Le jour entra par la fenêtre, Agatha cilla des yeux et s'étira. Milly n'était plus à côté d'elle.
Elle fit sa toilette, boucla son sac et se rendit à la réception où Poopsie Gallena l'accueillit avec un grand sourire.
– Elle prend son petit déjeuner, dit-elle en lui désignant le chemin. Vous voulez des œufs, du café, du thé ?
Ce qui faisait beaucoup de questions pour Agatha.
Elle emprunta un couloir étroit aux murs tapissés de vieilles photographies et suivit le rai de lumière qui passait par la porte ouverte de la salle à manger.
Milly s'y trouvait en compagnie d'Oncle Stinkwad. Elle avait une mine reposée et semblait d'humeur joyeuse.
– Votre amie me racontait que vous arriviez de Philadelphie, c'est une sacrée route que vous avez faite dans cette voiture, dit-il en se levant pour lui offrir sa chaise.
– Mon amie est très loquace le matin, grogna Agatha en s'asseyant.
– Impossible de battre Poopsie, répondit leur hôte, je vous laisse, vous aurez beau temps aujourd'hui.
Milly but une gorgée de café et lorgna Agatha, le visage dissimulé derrière sa tasse.
Poopsie arriva au milieu de ce silence. Elle servit son petit déjeuner à Agatha et se retira.
– Cesse de me regarder comme ça, si tu as quelque chose à dire, dis-le.
– Très bien, rétorqua Milly d'un ton sec. On oublie les tacos, l'arrêt à Santa Fe et nous filons à Frisco.
– Tu m'as fait une promesse et tu t'y tiendras.
– Et si je n'en ai plus envie ?
– Alors, tu me déposeras à la gare routière et tu iras où tu voudras.
– Et vous prétendez que je suis têtue.
Agatha repoussa son assiette et quitta la table.
– Je vais régler la note, je t'attends à la voiture.
*
Sous l'auvent du motel, Poopsie Gallena et Oncle Stinkwad agitaient les bras en signe d'au revoir alors que l'Oldsmobile partait en direction des montagnes.
Milly et Agatha quittèrent la route 66 pour emprunter la 104 qui grimpait au col.
Les lacets s'enchaînaient. Une heure plus tard, elles arrivèrent sur un haut plateau rocheux, aride et désertique. Pas une âme à cent lieues à la ronde, on ne voyait que poussière rougeoyante voltigeant au-dessus d'un ruban d'asphalte craquelé. De temps à autre, elles croisaient d'anciennes fermes laissées à l'abandon, quelques maisons en ruine, éparses au milieu de ce paysage aussi beau qu'inquiétant. Un pasteur qui vivait en ermite les salua de la main lorsqu'elles passèrent devant sa minuscule église qui n'avait plus accueilli de paroissiens depuis des lustres.
À l'extrémité ouest du plateau se dressaient de nouveaux sommets.
– Bientôt, dit Agatha, tu apercevras un petit sentier sur la gauche, prends-le.
– Pour aller où ?
– Pour redescendre directement vers Santa Fe. C'est un ancien chemin qui traverse le parc national, il se faufile entre deux cols, dans le temps, il menait à une mine abandonnée.
– Et qui vous dit qu'il est encore praticable ?
– Personne, mais tu as perdu le goût de l'aventure ? Au pire nous ferons demi-tour, au mieux, nous gagnerons deux bonnes heures.
– Comment connaissez-vous ce raccourci ? J'ai grandi dans la région et je n'en ai jamais entendu parler ?
– C'est marrant, vous avez vraiment tendance à prendre ceux qui vous ont précédés pour des gens qui ne savent rien à rien, des vieux schnoques démodés, et pourtant vous écoutez la musique que notre génération a inventée, vous chinez dans les brocantes à la recherche de vieilleries que nous aurions achetées dix cents et que vous payez mille fois ce prix, vous dépensez des fortunes pour des vêtements dont nous ne voulions même plus ; ce que j'ai pu voir dans les magasins où nous sommes entrées m'a sidérée.
– C'est l'effet vintage ! En tout cas, ça vous rajeunit beaucoup de parler comme ça !
– Je connais ce raccourci parce que j'ai vécu avant toi, et quand on se retrouve dans la clandestinité, on apprend des choses que les autres ignorent, comme par exemple, à franchir la frontière d'un État par des sentiers perdus ou se rendre d'une ville à une autre sans se faire voir ; ça te satisfait comme réponse ?
– C'est cohérent.
– Tu m'en vois ravie, et la prochaine fois, tu me dispenseras de ton insolence. Je suis peut-être un peu vintage, moi aussi, mais loin d'être gâteuse.
Le raccourci d'Agatha était cahoteux, mais il avait le mérite de contourner le flanc de la montagne suivant le cours d'un ru asséché. Milly dépassa l'entrée de la vieille mine et regagna, dix miles plus loin, la route qui plongeait en ligne droite depuis le plateau vers Santa Fe. La ville surgit dans le lointain et Agatha la découvrit, bien plus vaste que dans son souvenir.
– À quoi pensez-vous ? demanda Milly.
– Au temps qui passe, répondit Agatha.
– Attention à ne pas trop vous vieillir, vous allez être au-dessus de mes moyens.
Agatha lui lança un regard incendiaire mais l'attention de Milly fut attirée par son portable qui ne cessait de biper.
– Nous avons récupéré un réseau, dit-elle et j'ai l'impression qu'on a cherché à me joindre.
Elle se contorsionna pour le prendre dans sa poche et la voiture dévia à droite, mordant le bas-côté. Agatha lui arracha le téléphone des mains.
– Regarde devant toi, s'il te plaît. Comment ça marche, ces trucs-là ?
– Effleurez du doigt la petite enveloppe sur l'écran et lisez-moi les noms qui apparaissent.
– Jo, Frank, Jo, Jo et encore Frank, ça fait trois à deux !
– Ils doivent s'inquiéter, je les rappellerai dès que nous serons arrivées.
– Il est encore un peu tôt pour déjeuner, si nous commencions par visiter la maison où tu as grandi ?
– Pourquoi pas, soupira Milly, au moins, je n'aurai pas complètement menti à Frank, et puis c'est sur le chemin.
Milly bifurqua vers le nord et ne prononça plus un mot.
Peu à peu, le désert se peupla de hameaux ; les maisons en adobe semblaient surgir de terre pour former de petits quartiers résidentiels, tous identiques.
– Tu n'aurais pas dû tourner à gauche ? demanda Agatha.
– Vous comptez aussi m'indiquer le chemin pour aller chez moi ?
– Bien sûr que non, murmura Agatha, confuse.
– C'est tout de même moi qui ai vécu ici, que je sache ?
– Tu m'avais dit habiter vers Tesuque et il me semblait que cela se situait au nord-ouest.
– Je n'ai aucun souvenir de vous l'avoir dit, bien que ce soit exact.
– Tu me l'as dit, pas aujourd'hui mais je me le rappelle très bien, je n'aurais pas pu l'inventer, affirma Agatha. Ce devrait être un moment joyeux de retrouver la maison de son enfance, pourquoi es-tu si nerveuse ?
– Parce que nous devrions rouler vers la frontière, penser à votre avenir, au lieu d'aller fouiller mon passé.
– Quand nous serons séparées, je repenserai souvent à toi, ces quelques jours ne m'auront pas permis de te connaître assez, alors en visitant les lieux de ton enfance, j'apprendrai plus de choses, et j'aurai l'impression que nous sommes un peu plus complices.
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