– Je ne suis pas certaine que le mot « complice » soit bien choisi, vu les circonstances, et vous avez de drôles de théories. C'est vraiment pour vous faire plaisir, mais ensuite...

– ... ensuite, reprit Agatha, nous irons nous régaler des meilleurs tacos du monde, avant de rendre visite à ta mère.

– Et après, vous me laisserez vous conduire à la frontière du Mexique ?

– Après, nous verrons, répondit Agatha.

Milly s'engagea sur un sentier qui filait vers le sommet d'une colline. Elle accéléra d'un coup, obligeant Agatha à s'accrocher à la poignée de la portière.

– Qu'est-ce qui te prend ?

– Nous y sommes presque, j'ai toujours accéléré à cet endroit, ça soulève une traînée de poussière assez haut dans le ciel. Ainsi, ma mère me voyait arriver de loin. Maintenant, ça ne sert plus à rien, mais c'est une habitude.

Agatha avait le regard fixé sur la maison couleur d'argile qui grossissait devant elle, et elle accusa la poussière pour expliquer l'humeur qui avait gagné ses yeux.

Milly gara l'Oldsmobile et sortit de la voiture.

– On y va ou pas ? dit-elle à sa passagère qui restait immobile et silencieuse, contemplant fixement la porte bleue.

– Je croyais que tu n'avais pas la clé ? Tu ne dois pas te faufiler d'abord et venir m'ouvrir ensuite ? Je n'ai plus l'âge de passer par les trous de souris.

Milly haussa les épaules. Elle posa un pied sur l'une des poutres en bois qui encadraient la porte, s'accrocha d'une main au linteau et s'étira vers la corniche avant de retomber brusquement sur ses pieds.

– Voilà ! dit-elle en montrant fièrement une clé.

Mais Agatha ne bougeait toujours pas de son siège.

– Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Milly, vous êtes pâle comme un linge.

– Ce n'est rien, juste un peu de fatigue, tu m'as bien secouée sur ce chemin. Entre, je te rejoindrai, et puis, tu as peut-être envie d'être seule chez toi, au moins quelques instants.

– C'est vous qui vouliez visiter ma maison, moi je la connais par cœur et je n'ai pas plus envie d'y retourner que ça. Nous pouvons faire demi-tour, rien ne nous oblige...

– Je ne serais pas contre un verre d'eau et un peu d'ombre, l'interrompit Agatha. Il doit faire frais à l'intérieur, je crois que cette chaleur m'a tourné la tête. Vas-y, je reprends des forces et j'arrive.

– Vous me jurez que ça va aller ?

– Mais oui, je te le jure, tout ira bien.

Milly poussa la porte et entra chez elle. Les meubles et les tomettes au sol étaient blanchis par la poussière. Elle s'approcha de la cheminée et s'empara d'un cadre posé sur la tablette. La photographie remontait à l'anniversaire de ses douze ans, sa mère la tenait dans ses bras et l'embrassait sur la joue. Qui avait pris cette photo ? Milly ne s'en souvenait pas. Elle reposa le cadre sur la table basse, se retourna et sursauta en découvrant Agatha qui la regardait depuis le pas de la porte.

– Vous n'entrez pas ?

– J'attendais que tu m'y invites.

– Suivez-moi, je vais vous donner à boire.

Agatha obéit.

– Je peux m'asseoir ? demanda-t-elle en tirant l'une des deux chaises près de la table.

– Vous feriez bien, vous avez vraiment une sale mine.

Milly ouvrit un placard, prit un verre et tourna le robinet au-dessus de la vasque. L'eau qui s'en écoulait était couleur de terre.

– Il va falloir patienter un peu, dit-elle, je ne voudrais pas vous empoisonner.

– J'ai tout mon temps, répondit Agatha d'une voix blanche.

– Attendez, dit Milly en ouvrant un autre placard, je suis certaine que la boîte à sucre est encore pleine. Ça ne se périme pas, le sucre ?

– Non, je ne crois pas.

Milly attrapa un récipient en fer sur l'étagère et le tendit à Agatha.

– Croquez un carreau de sucre, ça vous fera le plus grand bien. Ma grand-mère disait que c'est le meilleur remède contre les coups de mou.

– Alors, si ta grand-mère le disait, soupira Agatha en portant un morceau de sucre à sa bouche.

– Vous avez eu raison de me forcer la main. J'avais peur, mais maintenant, je suis heureuse d'être là. Je ne pensais pas ressentir cela après toutes ces années. Je croyais avoir fait ma vie à Philadelphie, et pourtant c'est ici que je me sens chez moi.

– Cet endroit te ressemble, dit Agatha.

– Vous voyez que mon remède fonctionne, vous reprenez des couleurs.

– Quand es-tu partie ?

– Peu après la disparition de ma grand-mère, j'ai obtenu une bourse d'études et j'ai pris la route à bord de sa voiture.

– Cette maison est restée fermée depuis la mort de ta mère ?

– Je suis revenue après l'accident. Maman est partie si subitement. En rentrant de l'enterrement, j'ai recouvert les meubles, j'aurais voulu mettre un peu d'ordre dans ses affaires, mais je n'ai pas pu. J'ai passé une grande partie de la nuit assise sur le pas de la porte de sa chambre à regarder son lit, son bureau, sa chaise. J'avais l'impression de sentir sa présence, qu'elle allait apparaître dans son peignoir et me dire d'aller me coucher. C'est dingue le nombre de choses sans intérêt que l'on dit aux gens qu'on aime, encore plus dingue tout ce qu'on ne leur dit pas. Alors cette nuit-là, je n'ai plus eu de secret pour elle. J'espérais qu'elle serait encore un peu là, qu'elle voudrait bien rester une nuit de plus auprès de moi. J'avais vingt-cinq ans et je pleurais comme une enfant. Je lui ai demandé pardon de ne pas avoir pris plus souvent de ses nouvelles, d'avoir choisi d'aller vivre si loin. Parce que rien ne pousse à l'ombre des grands arbres, et maman était un chêne, j'avais ressenti le besoin d'aller construire ma vie ailleurs. J'ai regretté toutes ces années perdues, tous les non-dits et les silences. Maman est morte à l'âge où je croyais ne plus avoir besoin d'elle, mais je me trompais. Elle me manque toujours. Un peu plus tard, je suis entrée dans sa salle de bains, et je suis restée debout pendant une heure à contempler ses objets, sa brosse à dents, son flacon de parfum et son éternel peignoir. Ce sont de tout petits détails qui vous rappellent cruellement que la personne que vous aimiez n'est plus là, qu'il n'y aura plus de moments ensemble, que votre mère est partie pour de bon et que vous ne la reverrez plus.

– Les gens qu'on aime ne meurent jamais tant qu'on les garde en soi. Tu voudrais m'emmener visiter sa chambre ?

– Pourquoi ?

– Parce que ce serait bien que tu y retournes et tu n'as peut-être pas envie d'y aller seule.

Milly regarda Agatha et se leva.

Elles grimpèrent à l'étage, marchant à pas feutrés dans le petit couloir qui séparait la chambre de Milly de celle de sa mère.

Elle poussa la porte et entra. Après un instant de recueillement, Milly afficha un sourire triste.

– Ce n'est plus comme avant, dit-elle.

– En quoi est-ce différent ?

– Maintenant, elle partie, cette pièce est vraiment vide. Le dernier soir que j'ai passé ici, elle habitait encore les lieux, plus aujourd'hui. Alors peut-être qu'elle aura entendu tout ce que je lui ai raconté.

– J'en suis certaine, dit Agatha.

– Cette chambre serait devenue la mienne si j'étais restée vivre à Santa Fe. Avant ma mère, c'était celle de ma grand-mère.

– Où était-elle allée vivre ?

– En centre-ville, maman m'a dit qu'après avoir perdu sa fille ma grand-mère ne pouvait plus supporter d'être ici. Maman était déjà enceinte de moi, je crois.

Agatha demanda la permission à Milly de s'asseoir au bureau de sa mère. Milly lui montra la chaise et s'en alla vers la salle de bains.

– Reposez-vous, je vais chercher deux trois choses.

– Prends tout ton temps, je ne bouge pas.

Dès que Milly s'éclipsa, Agatha ouvrit délicatement le tiroir du bureau et y plongea la main.

Ne trouvant pas ce qu'elle y cherchait, elle alla inspecter ceux de la commode qui se trouvait entre les fenêtres. Elle ouvrit ensuite l'armoire et s'arrêta devant un cintre où pendaient un vieux jean et une chemise échancrée. Sa sœur aînée les portait le soir où elle était partie avec trois de ses amis déposer une bombe dans un commissariat fermé la nuit. Elle la revit, superbe et fougueuse, s'en allant résolue, faire ce qu'elle croyait être juste, parce que la veille, des policiers de ce même commissariat avaient abattu froidement trois étudiants noirs dans leur sommeil.

Elle approcha la chemise de son visage et huma le tissu avant de refermer l'armoire. Elle balaya la pièce du regard, examina le contenu de la table de nuit, et rouvrit le tiroir du bureau, cherchant à tâtons un éventuel compartiment secret.

– Qu'est-ce que vous faites ?

La voix de Milly la fit sursauter.

– Rien, j'étais curieuse, j'essayais d'imaginer à quoi ressemblait ta mère, j'espérais trouver une photo d'elle.

– Ne faites pas ça, s'il vous plaît. Je ne veux pas qu'on fouille dans ses affaires. Sauf une qui est en bas, toutes les photographies sont rangées dans des cartons au grenier et j'ai trouvé tout ce dont j'ai besoin, dit Milly en montrant un flacon de parfum et une brosse à cheveux qu'elle tenait dans ses mains. Maintenant, allons-nous-en.

– Tu ne veux pas que je t'accompagne au grenier, il y a peut-être de vieilles affaires que tu serais heureuse de retrouver ?

– Non, répondit Milly d'un ton ferme. Il est temps de partir.

Elles regagnèrent le rez-de-chaussée et Agatha s'arrêta devant le cadre que Milly avait posé sur la table du salon.

– C'est très touchant, dit Agatha.

– Je fêtais mes douze ans, sur cette photo.

– C'est ta grand-mère qui l'a prise ?

– Non, elle n'était pas venue. Maintenant je m'en souviens, c'est un vieil ami de maman qui nous a photographiées. Il venait la voir une fois par an. Ils avaient une amie en commun qui habitait à l'autre bout du pays, je crois qu'elle était malade et Max venait chaque fois lui donner de ses nouvelles.

Agatha déglutit et se retourna vers la fenêtre pour ne pas croiser le regard de Milly.

– Un homme très généreux, reprit-elle, il arrivait toujours les bras chargés de cadeaux. C'est grâce à lui que j'ai obtenu ma bourse d'études à Philadelphie, il vit là-bas, c'est un notable assez puissant. Je suis allée déjeuner deux ou trois fois chez lui quand je suis entrée à la fac, il est avocat, j'espérais faire un stage dans sa firme, mais sa petite amie ne m'aimait pas et me le faisait sentir, alors on en est restés là.

– Allons-y, dit Agatha en ouvrant la porte de la maison.

*

L'agent Maloney pesta contre le collègue avec lequel il s'entretenait au téléphone. Personne n'était disponible pour répondre à sa demande. L'antenne d'Albuquerque manquait cruellement de personnel et ses effectifs étaient entièrement dévoués à une filature. Des passeurs de drogue en provenance du Mexique. Opération dont l'envergure était pour eux plus importante que l'arrestation d'une simple fugitive. Maloney avait eu beau protester, rappelant que la femme en cavale figurait sur une liste de personnes considérées comme dangereuses et qu'il était possible qu'elle ait une otage avec elle, son confrère lui répondit qu'elle l'était peut-être il y a trente ans mais que les temps avaient changé. Tant que la prise d'otage n'était pas avérée, et rien de tel ne figurait dans le dossier qu'il consultait sur son écran, il ne pouvait mettre en péril une opération engagée depuis des mois. Une équipe serait peut-être disponible en fin de journée. Maloney raccrocha furieux et contacta aussitôt le bureau de Denver qui réagit plus promptement à sa requête. Deux agents pourraient être sur place dans les cinq heures et le recontacteraient dès leur arrivée à Santa Fe.

*

Tom régla sa note à la réception de l'hôtel et reprit place à bord de la Ford. Il étudia le plan de la ville et se rendit à la mairie.

Fernando Montesoa, préposé aux renseignements, n'en avait strictement rien à faire qu'il soit marshal ou non. Dans le temps, il y avait deux employés à l'accueil, mais avec les restrictions budgétaires, son collègue parti à la retraite n'avait pas été remplacé. Tout cela, selon lui, était la faute des banques ; sauf que les banquiers, eux, ne manquaient de rien et surtout pas de personnel pour les servir, qu'il s'agisse de se faire porter un café, d'aller chercher un costume chez le teinturier ou de taper des comptes-rendus de réunions où ils concoctaient de nouvelles façons de saigner le pays à blanc pour s'en mettre plein les poches. Sans parler des maisons qu'ils saisissaient à tour de bras à de pauvres gens qui n'arrivaient plus à payer les emprunts qu'ils leur avaient fait contracter. Fernando Montesoa était bien placé pour le savoir. Si Tom devait prendre son mal en patience, et faire la queue comme tout le monde, lui n'y était pour rien.