Tom essaya plusieurs fois d'interrompre sa verve polémique, rien n'y fit et Fernando Montesoa continua de déverser son amertume sur le premier représentant de l'ordre public qui lui faisait face et auquel, pour une fois, il n'avait pas de comptes à rendre.
Une femme qui patientait dans la file d'attente avec ses deux enfants soupira bruyamment et indiqua à Tom que le bureau de l'état civil se situait à l'étage. Tom la remercia et passa devant le préposé en lui lançant un regard noir.
– Si c'était la seule chose que vous vouliez savoir, fallait le demander tout de suite, répondit Montesoa en haussant les épaules.
C'était pourtant ce que Tom avait fait, et d'une voix suffisamment claire pour qu'une femme l'entende et finisse par le renseigner.
La salle d'attente du bureau de l'état civil n'était guère mieux servie. Dix personnes y patientaient. Mais cette fois, Tom posa son badge sur le comptoir et demanda sans politesse l'accès à un terminal pour consulter les registres de la ville.
*
Le restaurant qui servait les meilleurs tacos du monde avait l'allure d'une gargote de routiers. Une vingtaine de tables en formica meublaient la salle à manger dont la décoration se limitait à des lambris de bois cloués aux murs et des néons au plafond.
Derrière un comptoir en carrelage, trois cuisiniers mexicains, au front ruisselant de sueur, faisaient virevolter des galettes de maïs au-dessus d'un fourneau rougeoyant dont les flammes semblaient surgies de l'enfer. Deux autres les attrapaient à la volée, les parant à toute vitesse d'une préparation à base de poivrons, tomates, oignons, lamelles de viande, fromage fondu et copieusement arrosée de Tabasco.
Toutes les chaises étaient prises et une dizaine de clients patientaient dehors, mais quand Milly entra, le plus grand des trois cuistots ouvrit les bras en grand et vint l'embrasser.
– Une revenante, s'exclama-t-il en la serrant contre lui. Tu nous avais abandonnés, cela fait combien de temps ?
– César, je te présente une amie, répondit Milly.
César se courba comme un gentilhomme. Il fit un baisemain à Agatha et les installa aussitôt à une table lorgnée par deux clients qui attendaient leur tour ; sûrement des habitués connaissant le tempérament du patron, car aucun ne broncha. César retourna à ses fourneaux sans que Milly eût besoin de commander quoi que ce soit.
– Tu es sérieuse ? demanda Agatha en contemplant son assiette.
– Goûtez avant de râler.
Agatha mordit prudemment le tacos et avoua être agréablement surprise.
– Ne mangez pas trop vite, il nous resservira d'ici peu et si on en laisse une seule miette, il le vivra très mal.
Agatha observa deux convives à une table en face d'elle.
– Qu'est-ce que vous regardez ? questionna Milly.
– Un couple, derrière toi. Ils sont bizarres.
– Qu'est-ce qu'ils ont de bizarre ? dit-elle en se retournant.
– Ils ont chacun les yeux rivés sur leur téléphone, tapent dessus à toute vitesse et ne s'adressent pas la parole.
– Ils doivent être en train d'envoyer des messages à des amis, ou peut-être qu'ils postent des commentaires sur le restaurant.
– Comment ça ?
Milly sortit son téléphone et fit une démonstration à Agatha.
– Avec ça, on peut communiquer avec le monde entier, publier des photos de soi, de chaque endroit où l'on se trouve, raconter ce que l'on est en train de faire, partager tous les moments de sa vie.
– Dans la notion de vie privée, c'est le mot « privé » qui vous a échappé ?
– Il ne faut pas voir les choses sous cet angle, protesta Milly. Les réseaux sociaux sont de formidables remèdes à la solitude.
– Tu as raison, il n'y a qu'à regarder les deux zozos qui déjeunent là-bas. Si je comprends l'idée, on se rapproche des gens qui sont loin et l'on s'éloigne de ceux qui sont proches. Ce doit être passionnant de partager son repas avec un téléphone. Si j'avais pensé à ça en prison, j'aurais dîné plus souvent avec ma brosse à dents, moi qui me sentais seule, quelle idiote !
– Vous faites exprès de ne pas comprendre. Témoigner de son expérience, partager ses opinions, c'est la liberté d'expression dans toute sa dimension.
– Et les gouvernements n'ont aucun moyen de lire ce que l'on écrit ou révèle de soi depuis ces petits machins ? Je suppose que tout cela est parfaitement protégé. Vous êtes tous devenus fous !
– Ce n'est plus comme à votre époque, chuchota Milly.
– Ah bon ? Le monde n'est plus en guerre, la corruption a disparu, il n'y a plus d'innocents en prison, pas plus de gens de couleur que de Blancs en cellule, aucun homme politique ni aucun gouvernement n'abuse de son pouvoir, les inégalités appartiennent au passé, la presse est devenue vraiment indépendante, les libertés n'ont cessé de croître et les leaders d'opposition vivent tous paisiblement ? Alors là, évidemment, dans de telles conditions, pourquoi se priverait-on d'étaler sa vie sur la place publique !
– Pourquoi regarder toujours le mauvais côté des choses ? Quand nous serons séparées, nous pourrons communiquer à souhait et même nous voir en nous téléphonant.
– Et personne ne pourra savoir où l'on se trouve ?
À court d'argument, Milly haussa les épaules. Son portable se mit à vibrer. Elle regarda l'écran et se leva.
– Je reviens, dit-elle.
Milly sortit précipitamment du restaurant et décrocha dès qu'elle arriva sur le trottoir.
*
– Jo ?
– Bon sang, Milly, je n'ai pas arrêté de t'appeler, je tombais toujours sur ton répondeur.
– J'étais dans les montagnes, il n'y avait pas de réseau, tu as une drôle de voix, quelque chose ne va pas ?
– Tu parles que quelque chose ne va pas ! J'étais sur la pelouse du campus avec Betty...
– Avec qui ?
– Betty Cornell, je me doutais que ça te paraîtrait fou, mais voilà qu'après toutes ces années nous nous sommes croisés au cinéma. Je t'ai fait une petite infidélité, mais fallait pas me laisser tomber, ma vieille. Ils rejouaient Bird et depuis le temps que je rêvais de le voir sur grand écran, je ne voulais rater ça sous aucun prétexte. Forest Whitaker est vraiment incroyable dans son interprétation de Charlie Parker. Betty se trouvait aussi dans la salle, nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre à la sortie du film. Elle a beaucoup changé, tu sais, fini les minauderies, c'est, comment dire... une femme, je crois que c'est le mot. Elle étudie la musique, on s'est promis de prendre un café et c'est ce que nous avons fait hier.
– Jo, tu peux aller au fait s'il te plaît, en quoi tout cela me concerne ?
Jo resta silencieux et Milly s'en voulut d'avoir été agressive.
– Pardonne-moi, j'ai très peu dormi cette nuit et je suis à fleur de peau, continue, je ne voulais pas t'interrompre.
– Excuses acceptées, ne t'en fais pas. Où en étais-je ?
– À Betty Cornell qui te faisait du gringue sur la pelouse du campus.
– Ah voilà, nous étions en pleine discussion...
– Elle était habillée comment ?
– Une jolie robe rouge décolletée, un petit chandail blanc, il faisait un peu frais, et des ballerines, pourquoi ?
– Pour rien.
– Deux types en costume noir se sont approchés de nous, ils m'ont demandé si j'étais bien Jonathan Malone et ont sorti leurs insignes. Des fédéraux ! Ils m'ont questionné sur la propriétaire d'une Oldsmobile et voulaient savoir si je te connaissais. Ne t'inquiète pas, j'ai joué la comédie encore mieux que l'autre fois quand ce flic m'avait téléphoné. Je leur ai dit que nous avions papoté au sujet de ta voiture, que tu m'avais emmené faire un tour, mais que je ne te connaissais pas vraiment et que je ne t'avais pas revue depuis.
– Ils t'ont cru ?
– Pour qui me prends-tu ? Je n'ai même pas sourcillé quand ils ont montré ta photo.
– Ils avaient ma photo ?
– Oui, plusieurs en fait. Elles provenaient des caméras de surveillance de la pompe à essence, des agrandissements un peu flous, mais c'était bien toi.
– Et Betty m'a reconnue ?
– Oui, mais c'est quelqu'un de bien, elle non plus n'a rien dit, en tout cas, pas devant les fédéraux. Après leur départ, elle m'a demandé pourquoi j'avais menti et si on se voyait toujours.
– Qu'est-ce que tu as répondu ?
– Rien, que je préférais ne pas parler de ça, j'ai changé de sujet et elle n'a pas insisté.
– Et les fédéraux, qu'est-ce qu'ils ont fait ?
– Ils se sont promenés sur le campus, j'ai pensé les suivre, mais je ne voulais pas inquiéter Betty. Qu'est-ce qui se passe, Milly ? Je n'aime pas ça du tout ; si tu as des ennuis, je suis là, et ça me fait de la peine que tu ne m'aies rien dit. Tu sais que tu peux compter sur moi en toute circonstance, dis-moi où tu es et je viens te chercher.
– Ne t'inquiète pas, Jo, ce n'est pas moi qui ai des ennuis, mais ma passagère, c'est une longue histoire, je te raconterai tout dès que je serai rentrée.
– Quand ? Quand rentres-tu ? Je suis inquiet.
– Si je tarde, tu n'auras qu'à emmener Betty au cinéma, je suis certaine qu'elle ne demande que ça. Ne te soucie pas de moi, je te ferai signe quand j'arriverai à Philadelphie.
– Milly, ce n'est pas ce que tu crois, soupira Jo.
Mais Milly avait déjà raccroché
Lorsque son téléphone sonna quelques secondes plus tard, elle hésita avant de prendre l'appel.
– Je suis désolée, dit-elle, je crois que nous avons été coupés.
– Non, je ne crois pas, répondit Frank. En tout cas, ce n'était pas avec moi.
– J'allais t'appeler, répondit Milly dont les joues venaient de virer au pourpre.
Frank avait une voix des mauvais jours et semblait d'une humeur acariâtre.
– Où es-tu, Milly ?
– Je te l'ai dit, en route vers chez moi.
– Je croyais que chez toi c'était l'endroit où nous dormions ensemble.
– Ce n'est pas ce que je voulais dire, je parlais...
– Arrête de me mentir veux-tu, c'est blessant. Deux types sont venus hier au bureau me questionner à ton sujet.
Milly, blêmissante, se tourna vers Agatha qui la regardait à travers la vitrine.
– Des fédéraux ?
– Comment le sais-tu ? Ils te soupçonnent d'être en compagnie d'une fugitive et s'interrogent à ton sujet.
– Ils s'interrogent en quoi ?
– J'aurais préféré entendre « Quelle fugitive ? » ou « De quoi parles-tu ? ». Avec qui voyages-tu ?
– Ne me parle pas sur ce ton, Frank, je ne suis pas une gamine et je suis libre de faire ce que je veux. Moi, j'aurais préféré que tu sois inquiet au lieu de me faire la leçon.
– Mais je le suis depuis que tu es partie, et encore plus depuis la visite du FBI.
– Qu'est-ce qu'ils voulaient savoir ? répéta Milly en durcissant le ton.
– Ils craignent que tu sois retenue en otage et que tu ignores l'identité de la personne qui se trouve avec toi.
– Ils t'ont dit qui elle était ?
– Oui, une certaine Agatha Greenberg qui se serait évadée de prison. Maintenant, tu peux me dire depuis combien de temps tu me mens, je croyais que tu n'avais plus aucune famille ?
La question de Frank resta sans réponse car Milly venait de s'effondrer devant la vitrine du restaurant. Et alors que les passants accouraient pour lui porter secours, Agatha sortit en trombe et la prit dans ses bras pour la ranimer.
*
César, qui l'avait suivie, se proposa d'appeler une ambulance.
– Je ne crois pas que ce soit nécessaire, dit Agatha, elle rouvre les yeux.
D'un geste affectueux, elle épongea le front de Milly avec la serviette humide qu'avait apportée César.
– Tu reprends des couleurs, souffla-t-elle d'une voix douce. Ne t'inquiète pas, tu as fait un petit malaise. Il faisait frais dans la salle et très chaud dehors. Ce n'est rien, tu essaieras de te relever quand tu t'en sentiras la force.
Milly secoua la tête et repoussa la main d'Agatha.
– Ça va, dit-elle.
César l'aida à se redresser et la soutint, lui faisant faire quelques pas.
– Je suis désolée, lui dit-elle.
– Il n'y a pas de quoi, mais tu nous as fait peur. Tu attends un heureux événement ?
– Non, c'est juste un coup de chaleur, je crois que j'ai un peu abusé de ta cuisine.
– Rentrons, tu vas te reposer au frais.
Agatha se tenait tout près d'elle. Elle lui tendit la main, mais Milly l'ignora et se laissa escorter par César.
Elles restèrent assises un long moment dans la salle, burent une menthe fraîche et sucrée dont César avait assuré qu'il s'agissait du meilleur des remontants. Une fois réhydratée, tout irait mieux.
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