La potion de César avalée et la fraîcheur de la salle aidant, le visage de Milly retrouva bientôt sa teinte rosée.

– C'est passé, dit-elle, nous pouvons y aller.

– Tu en es certaine ? demanda Agatha.

Milly ne lui répondit pas, elle se leva, embrassa le patron, lui fit la promesse de ne plus laisser passer autant de temps avant de revenir et sortit.

Agatha, intriguée, remercia César et la suivit.

– Tu devrais refermer la capote, dit-elle en prenant place à bord de l'Oldsmobile, le soleil cogne fort, tu as peut-être attrapé une petite insolation.

– Mon malaise n'avait rien à voir avec la chaleur.

– C'est ce coup de téléphone qui t'a mise dans cet état ?

– Oui, lâcha Milly, le visage crispé.

– Qui était-ce ?

– Jo, il a reçu hier la visite des fédéraux, ils sont à nos trousses.

– Ce n'est pas une surprise, il fallait bien que cela arrive, dit Agatha en soupirant.

– Ils savent qui je suis, ils avaient même ma photo. C'est un miracle que les flics ne nous aient pas encore arrêtées, ma voiture ne passe pas inaperçue.

– Les fédéraux n'offriraient jamais à une police locale le crédit de mon arrestation. Les prisonniers qu'ils ont fait condamner leur appartiennent de droit, et puis nous sommes une proie facile, ce n'est pour eux qu'une question de temps.

Milly sortit son téléphone de sa poche et le jeta par la vitre sous le regard éberlué d'Agatha.

– Ce n'est pas la peine de leur faciliter la tâche, dit-elle avec froideur.

– Je te donnerai de quoi t'en racheter un autre et je crains que nous ne devions trouver un véhicule plus anonyme si nous voulons arriver jusqu'à la frontière.

– Parce que vous avez enfin changé d'avis ?

– San Francisco me semble désormais hors d'atteinte. Tant pis pour moi, j'irai contempler l'océan depuis la côte mexicaine.

Milly se dirigea vers la sortie de la ville.

– C'est en apprenant que les fédéraux nous traquaient que tu as fait ce malaise ?

Milly resta silencieuse, les yeux rivés sur la route, fuyant le regard d'Agatha.

– Qu'est-ce qui ne va pas ? Jo t'a dit quelque chose d'autre ?

– Qu'il était en compagnie de Betty Cornell quand les feds lui ont rendu visite.

– Qui est cette Betty ?

– Une fille dont il était fou d'amour au collège. Enfin, je dis une fille mais il paraît que c'est une femme, maintenant.

– Si elle a le même âge que toi, on ne peut pas le lui reprocher.

– Non, on ne peut pas. Une femme épatante, quelqu'un de bien, au dire de Jo, ajouta Milly.

– Je vois.

– Non, vous ne voyez rien du tout.

– Au contraire. Si tu penses avoir des sentiments pour Jo, ne tarde pas trop à les lui avouer. Toi aussi, il serait temps que tu deviennes une femme qui sait ce qu'elle veut. On ne peut pas se mentir éternellement, tu sais.

– Et mentir aux autres, c'est une chose permise ? Et que l'on peut faire durer autant qu'on veut ?

– Je suppose. Cela dépend des circonstances, il y a des pieux mensonges.

– Vous n'êtes pas montée à bord de ma voiture parce que je me trouvais au mauvais endroit, au mauvais moment.

– Ce voyage t'a paru si pénible pour que tu utilises ces mots-là ?

– Arrêtez de jouer avec moi et de me prendre pour une conne !

– Qu'est-ce qui se passe, Milly ?

– À vous de me le dire. Comment se fait-il que nous portions le même nom ?

Agatha l'observa longuement avant de lui répondre :

– Parce que ta mère était ma sœur. Je suis ta tante, Milly.

Milly écrasa des deux pieds la pédale du frein. Les pneus crissèrent et la voiture glissa sur le macadam.

– Vous comptiez m'en parler avant San Francisco ou me laisser rentrer seule à Philadelphie aussi ignorante que je l'ai été depuis le début ? cria-t-elle en se tournant vers Agatha.

– Je souhaitais le faire une fois arrivée chez toi.

– Encore un mensonge, puisque vous ne m'avez rien dit.

– Entrer dans cette maison, qui fut aussi la mienne, a été pour moi plus bouleversant que je ne l'avais supposé. Depuis que nous en sommes reparties, je guettais le bon moment.

– Parce qu'il y a un bon moment pour m'avouer que vous me mentiez depuis le début ?

– Non, parce que je ne savais pas comment m'y prendre.

– Vous m'attendiez dans cette station-service, c'est évident ! Comment saviez-vous que je me trouverais là ?

– Je le savais parce que ta vie est réglée comme une horloge et qu'un ami s'était renseigné pour moi.

– De mieux en mieux ! Et je peux savoir pourquoi votre ami me fliquait ?

– Quand je t'ai dit qu'à vingt ans je conduisais une voiture comme la tienne, c'est de celle-ci dont je parlais. Ta grand-mère, qui te l'a offerte, était ma mère et je me suis si souvent assise sur ce fauteuil que tu peux deviner mon émotion quand je m'y suis installée au moment de notre rencontre, à Philadelphie. Ta mère préférait la banquette arrière, pour avoir les cheveux au vent, moi je les portais courts.

– Pourquoi grand-mère m'a fait croire que vous étiez morte ?

– Probablement parce que je l'étais dans son cœur, et qu'elle était complice d'une duperie qu'elle n'avait jamais acceptée, sans pouvoir l'interdire.

– Quelle duperie ?

– Cela ne regarde qu'elle et moi. Je suis certaine qu'il y a des choses que tu as vécues avec ta propre mère que tu garderas toujours pour toi. Il est temps de lui rendre visite, nous ne pouvons passer si près d'elle sans nous recueillir sur sa tombe. Si tu as cru sentir sa présence au cours de cette dernière nuit passée dans sa chambre, tu dois pouvoir imaginer qu'elle est probablement en train de nous attendre, et que rien ne pourrait l'apaiser plus que de nous voir réunies. Que tu m'aimes ou me détestes, en cet instant précis, nous appartenons toutes trois à la même famille.

Milly observa longuement Agatha avant de démarrer en trombe.

*

Elles roulèrent dans un silence imposé par une réalité nouvelle que Milly appréhendait peu à peu. Agatha ne la quittait pas des yeux. Et soudain, sans que Milly le lui ait demandé, elle prit la parole pour conclure à sa façon le récit du dernier épisode de sa vie de jeune femme libre.

– Vera, Lucy, Max et une amie avaient décidé d'aller venger trois étudiants que des policiers avaient abattus dans leur lit. Trois jeunes de nos âges, des militants de la première heure, mais contrairement à nous, ils étaient noirs. Les flics avaient défoncé la porte de leur studio et avaient vidé leur chargeur sans sommation. Comme d'habitude, ils avaient invoqué la légitime défense, prétendant que leurs victimes avaient ouvert le feu en premier. Dès le lendemain, des jeunes frères d'armes invitèrent la presse et le public à visiter les lieux. Les flaques de sang sur les literies et les éclaboussures sur les murs ne laissaient planer aucun doute quant à la façon dont les choses s'étaient déroulées, les trois étudiants, dont le plus vieux n'avait pas vingt-cinq ans, avaient été assassinés dans leur sommeil, mais les auteurs de ce massacre, missionnés par les fédéraux, ne seraient jamais inquiétés. Alors au cours d'une nuit qui suivit, une folle équipée vengeresse alla faire sauter une antenne du commissariat dont dépendaient les assassins. L'attaque visait une permanence de quartier fermée dès la tombée du soir. Aucun risque de faire de victime. Et pour s'en assurer, un appel fut passé, comme chaque fois, afin de prévenir les autorités avant l'heure fatidique. Malgré cela, un corps fut retrouvé quelques mois plus tard lors de l'excavation des décombres. Peut-être s'agissait-il d'un type que les flics avaient tabassé à mort et dont le cadavre attendait d'être jeté dans l'Hudson. Voilà pourquoi j'ai passé trente ans de ma vie derrière des barreaux.

– Vous avez dit Vera, Lucy, Max et une amie, vous n'y étiez pas ?

– Non.

– Alors pourquoi avez-vous été en prison ?

– Parce que j'avais participé aux préparatifs de cette action et que j'ai été la seule à me faire prendre.

– Et les autres ne se sont pas dénoncés ?

– Non plus, et heureusement d'ailleurs ! Ils auraient connu le même sort que moi et cela ne m'aurait pas fait sortir pour autant.

– Maman en faisait partie ?

– Non, mentit Agatha, ta mère s'est toujours opposée à toute forme de violence.

– Ce n'est pas ce que vous me laissiez entendre quand vous me parliez de votre sœur.

– Eh bien, entends ce que je te dis maintenant, et si je t'ai laissée imaginer une chose pareille, c'est que j'ai dû exagérer.

– Parlez-moi encore d'elle. Elle n'a jamais rien voulu me dire de sa jeunesse.

– Je t'ai raconté l'essentiel. Nous étions inséparables, elle était mon idole, un peu trop probablement. J'avais envie de lui ressembler, d'être aussi à l'aise qu'elle l'était, d'avoir sa force et sa détermination. Elle était une jeune femme engagée, révoltée par la guerre, la répression et le racisme d'État, cette forme d'esclavagisme qui n'avouait pas son nom. Ta mère ne tolérait pas l'injustice et l'hypocrisie, elle haïssait la corruption qui régnait en toute impunité des plus hauts sommets de la nation jusqu'aux flics des rues. Le monde politique n'était que pots-de-vin et violence. Le gouvernement de Nixon commettait des massacres de masse, des femmes et des enfants mouraient par millions pour engraisser les magnats de nos industries militaires. Combien de chambres d'hôpital construisait-on pour une bombe, combien d'écoles pour un tank ou un hélicoptère, combien de logements sociaux pour un programme de recherche militaire ? Les crimes commis étaient trop graves pour qu'on ne veuille pas changer le monde. Nous nous sommes fait traiter de tous les noms, de rouges, de terroristes, de naïfs ou d'utopistes. Nous n'avons pas changé le monde, mais aujourd'hui, le président du pays le plus puissant de la planète est un homme de couleur et je suis certaine que ta mère a dû verser bien des larmes le jour où il a prêté serment, car lorsque nous avions ton âge, c'était une chose inimaginable.

– J'aurais aimé qu'elle me raconte tout ça, j'aurais voulu porter son histoire sous mes habits d'écolière, je me serais sentie plus forte et me serais moins plainte de mon sort. J'aurais voulu lui dire avant qu'elle parte que j'étais fière d'être sa fille, et lui avouer qu'à sa place je n'aurais peut-être pas eu son courage.

– La seule chose dont tu dois te souvenir, c'est qu'elle était ta mère et qu'elle t'aimait.

À la sortie de la ville, le désert reprenait ses droits. Agatha releva la tête, derrière quelques maisons éparses, le paysage se fondait dans le ciel.

Au loin se dessinait un alignement de barrières en fer forgé délimitant le territoire d'un immense cimetière. L'Oldsmobile franchit la grille et roula au pas.

En cet endroit paisible, la terre aride avait cédé la place à des pelouses verdoyantes piquées de stèles que les frondaisons de séquoias monumentaux plongeaient dans l'obscurité en maints endroits.

La chaleur s'élevait au-dessus des allées goudronnées, seul le chant des grillons dominait le silence.

Milly se rangea le long d'un trottoir et fit signe à Agatha de l'accompagner.

Elles grimpèrent à une colline, parcourant plusieurs rangées de sépultures. Arrivée presque au sommet, Milly s'arrêta devant une pierre blanche sur laquelle on pouvait lire « HANNA GREENBERG ».

Agatha effleura les lettres du prénom gravé sur la stèle. Elle s'agenouilla pour caresser l'herbe qui recouvrait la tombe de sa sœur.

De la voir ainsi recueillie, Milly eut envie de poser sa main sur son épaule. La colère du mensonge s'était dissipée en entrant dans ces lieux. Cette femme, auprès d'elle, était tout ce qui lui restait de famille, et la solitude qui ne l'avait jamais quittée s'était enfuie depuis qu'elles étaient réunies.

– Ta mère avait de nombreux défauts, dit Agatha. Elle était parfois égoïste, toujours têtue, d'un sans-gêne qui dépassait les bornes, mais Dieu qu'elle était courageuse. Elle se serait battue avec le ciel si sa couleur lui avait déplu, et je l'admirais pour cela. Tout ce qu'elle a fait dans sa vie, de bien et de moins bien, c'est par amour pour toi, pour que tu vives dans un monde meilleur que le sien, que ton enfance ne connaisse pas la peur de la folie des hommes, de la violence et de la répression, pour que tu puisses mener la vie d'une femme libre de décider de son avenir, à l'égal des hommes. C'est pour toi, qu'elle a mené toutes ces batailles. Mais parfois, le courage saute une génération... Alors, en son nom, je t'en prie, ne te satisfais pas d'une petite vie tranquille. Lutte pour un idéal, et quand bien même tu mènerais des combats de Don Quichotte, cela en vaudrait toujours la peine. Si tu croises la route de quelqu'un qui souffre, ne passe pas ton chemin, si tu rencontres quelqu'un qui a faim dans la rue, c'est à toi qu'il incombe de mettre un terme à cette abomination, si tu vois un homme se faire malmener parce que sa peau est d'une autre couleur que la tienne, deviens caméléon, quant à ceux qui te diront qu'il n'existe de Dieu que le leur, rappelle-leur que c'est Lui qui a créé le monde en couleurs et l'a paré de tant de diversité. Sois gardienne de ta dignité autant que de celle des autres. L'injustice et le mal se propagent dès que les gens de bien renoncent. La vraie laideur consiste à faire semblant, et à tolérer l'ignoble.