Mille huit cents secondes plus tard, elle entendit le moteur d'un camion, le son strident de son alarme de recul, et le bruit des vérins qui se déployaient vers le container pour le soulever de terre.

Agatha avait imaginé cent fois ce moment, certainement le plus dangereux. Elle se recroquevilla, couvrit sa tête avec ses bras et détendit ses muscles. Elle avait pratiqué des acrobaties plus dangereuses, mais son corps aujourd'hui était moins tonique, ses articulations moins souples. Les charnières du couvercle commencèrent à claquer, elle se sentit glisser et ne chercha pas à lutter, conservant toutes ses forces pour la suite des événements. L'inclinaison devenait de plus en plus prononcée quand soudain, au milieu d'un fatras de papiers, cartons et bouteilles, elle se trouva projetée dans la gueule béante de la benne à ordures.

La mâchoire du compacteur se rabattit pour entraîner les déchets vers le ventre de la benne, Agatha tendit les bras, prit appui sur ses jambes et se retint au rebord de la trémie tandis que le container redescendait sur le quai. La bête semblait repue, la mâchoire recula, offrant à Agatha l'occasion de se tapir sous les cartons qui avaient échappé au carnage.

Le camion s'ébranla enfin, ses vitesses craquaient, il ralentit pendant que la grille de la cour coulissait sur son rail et s'élança sur la route.

Aucune voiture ne les suivait puisque aucun faisceau de phares n'illuminait sa cachette. Agatha releva la tête et regarda l'asphalte défiler derrière elle. De part et d'autre de la route, de grands pins argentés s'élevaient dans le ciel. L'air était doux, et elle sut que jamais elle n'oublierait cette nuit, empreinte d'un parfum de liberté.

Le camion traversa la forêt, un village, puis un autre, avant de pénétrer dans la banlieue. Elle hésita à en descendre lorsqu'il marqua l'arrêt à un premier feu rouge à l'entrée de la ville. Le carrefour était désert, mais trop éclairé à son goût. Le troisième arrêt lui convint, il faisait sombre et il n'y avait personne aux alentours. Elle sauta de la benne, en restant dans son axe, de façon à ce que le conducteur ne puisse la voir dans son rétroviseur. Quand le camion redémarra, elle se mit en marche, calmement, comme quelqu'un qui traverse la chaussée. Si le chauffeur l'apercevait, il ne croirait voir qu'un piéton dans la nuit.

Une fois sur le trottoir, elle continua d'avancer, tête baissée. Le camion disparut et elle se retint de pousser un cri de joie, il était encore trop tôt pour crier victoire. Elle marcha deux heures durant, sans s'arrêter une seule fois. Ses jambes la faisaient souffrir, ses tympans bourdonnaient, ses poumons lui brûlaient la poitrine, sa tête et ses épaules étaient lourdes. Plus elle avançait, plus la douleur gagnait son corps et elle commença à penser qu'elle n'y arriverait pas.

À bout de souffle, elle releva la tête. Elle qui ne croyait plus en Dieu depuis longtemps se mit à l'implorer. Trente ans de pénitence ne lui avaient pas suffi, que voulait-il de plus ? Qu'avait-elle fait de si terrible pour mériter la peine qu'on lui avait infligée ?

– Tu pouvais tout me prendre, et tu l'as fait, mais pas ma dignité, je n'y renoncerai pas ! jura-t-elle en levant le poing.

Un panneau publicitaire en haut d'un mât signalait un centre commercial à quelques rues de là. Elle l'atteindrait, résolue à user tout ce qui lui restait de force.

Elle traversa l'immense parking désert, se sentit prise d'un étourdissement et dut se retenir au capot d'une voiture pour ne pas trébucher.

Elle repéra enfin une cabine téléphonique. Depuis qu'elle marchait, elle avait fini par se demander s'il en existait encore sur terre. Elle fouilla le fond de sa poche, trouva l'argent qu'elle avait volé à l'infirmière, quelques dollars et une dizaine de pièces entourées de papier pour ne pas faire de bruit, en glissa deux dans la fente de l'appareil et composa un numéro.

– C'est moi, souffla-t-elle, il faut que tu viennes me chercher.

– Tu as réussi ?

– Tu crois que je t'appellerais à cette heure-ci, si ce n'était pas le cas ?

– Où es-tu ?

– Je n'en ai pas la moindre idée, un centre commercial, le Newton Square Shopping Center. Je suis devant un restaurant chinois sur Alpha Drive. Dépêche-toi, je t'en supplie.

L'homme auquel elle s'adressait pianota sur son ordinateur l'adresse que venait de lui communiquer Agatha.

– J'arrive dans dix minutes, un quart d'heure tout au plus, une Chevy Volt, ne bouge pas de là, et attends-moi.

Il raccrocha, et Agatha en reposant le combiné soupira en s'exclamant :

– Mais bon sang, qu'est-ce que c'est qu'une Chevy Volt ?

*

Elle n'avait pas prononcé un mot depuis qu'elle était montée à bord de la voiture ; elle s'était contentée d'ouvrir la vitre et observait le paysage.

– Tu ne devrais pas faire ça, il y a des caméras, on pourrait te reconnaître, s'inquiéta le conducteur.

– Quelles caméras ? Nous sommes en Amérique ou dans le monde d'Orwell ?

– Les deux, ma chérie, répondit le conducteur.

– Ne m'appelle pas ainsi, je n'aime pas ça.

– Maintenant que tu es libre, tu préfères que je t'appelle Hanna ?

– Ne m'emmerde pas, Max, je suis libre et fatiguée.

– Alors remonte cette vitre si tu veux le rester !

– Ils ne s'apercevront de rien avant 6 heures du matin. Et je ne pense pas qu'ils lanceront toutes les polices à mes trousses, je ne représente plus d'intérêt pour personne.

– Si c'était le cas, je ne traverserais pas la ville en pleine nuit, lâcha Max.

Agatha se tourna vers lui et l'observa.

– Tu as vieilli, lui dit-elle.

– Depuis ma dernière visite ?

– Non, depuis la dernière fois que nous nous sommes retrouvés tous les deux à fuir en voiture. Mais la dernière fois, on entendait le moteur et tu conduisais plus vite.

– À l'époque, il n'y avait pas de radar, et elle roulait à l'essence, celle-ci est électrique.

– Les bagnoles sont électriques maintenant ? Bon sang, que ça va être difficile de s'adapter. Où m'emmènes-tu ?

– Pas chez moi, c'est trop risqué, je suis le premier qu'ils viendront interroger, à cause des visites.

– Je croyais que tu te présentais sous un faux nom ?

– Oui, mais il y avait aussi des caméras au parloir, ils feront le rapprochement très vite.

Agatha soupira.

– Les temps ont changé, Hanna, je n'y suis pour rien.

– Si, nous y sommes tous pour quelque chose puisque nous avons échoué. Je préfère que tu m'appelles Agatha, Hanna n'est plus de ce monde, pas de celui-ci en tous les cas.

– Nous avons tous vieilli, comme tu le disais. Je possède un chalet près de Valley Forge, nous y serons bientôt.

La route s'enfonçait dans un sous-bois. Après quelques miles, la voiture emprunta un chemin forestier à la fin duquel elle s'immobilisa. Max sortit le premier, fit le tour de la Chevy, ouvrit la portière d'Agatha et l'aida à descendre. Il alluma une lampe torche et la soutint par le bras.

– Ce n'est pas loin, une trentaine de mètres à peine. Tu seras bien ici, et lorsque tu auras repris des forces, dans quelques jours, nous aviserons.

Le faisceau de sa lampe éclaira la façade d'un chalet en rondins de bois. Max prit les clés dans sa poche et invita Agatha à entrer. Il appuya sur l'interrupteur, illuminant un lustre qui pendait au bout d'une chaîne accrochée au plafond. La hauteur de la pièce était impressionnante. Deux fauteuils Chesterfield sur un tapis épais se faisaient face de part et d'autre d'une cheminée monumentale. À l'opposé se trouvaient une table de salle à manger en merisier entourée de huit chaises du même bois, un bureau en acajou et un fauteuil en cuir recouvert d'un plaid. Un escalier grimpait le long du mur jusqu'à une mezzanine.

– Les chambres sont là-haut, dit Max en se rendant à la cuisine.

Agatha le suivit.

– C'est drôlement beau chez toi, souffla-t-elle.

– Ça a du charme, répondit Max en lui servant un verre de vin.

– C'est cossu, ça a dû te coûter bonbon, une histoire pareille.

– J'ai acheté ce chalet pour trois fois rien ; le retaper, je ne dis pas.

– Tu as gagné tant d'argent que ça pendant que je croupissais en cellule ?

– Je m'en suis sorti ; tu voulais quoi, que je vive sous les ponts ?

– Je ne voulais rien, Max. Je suis heureuse que tu aies pu passer au travers des mailles du filet. Merci pour le vin, je le boirai plus tard, je voudrais aller me rafraîchir.

– La salle de bains est à l'étage, indiqua Max en désignant l'une des deux portes que l'on apercevait derrière le garde-corps de la mezzanine.

Agatha monta l'escalier, regardant les photos qui décoraient le mur. Elle s'arrêta devant celle où Max posait le visage collé à celui d'une jeune femme.

– Quel âge a ta fille ? demanda Agatha.

– Trente ans, marmonna Max. La porte à gauche est celle de la chambre, à droite celle de la salle de bains.

– Il n'y a qu'une seule chambre ?

– Le lit est confortable, tu y dormiras comme un ange.

– Et toi, tu vas retrouver ta fille ?

– Tu as faim ? s'enquit Max en levant la tête.

– Je suis affamée, répondit Agatha avant de disparaître dans la salle de bains.

Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait pas vu de baignoire qu'elle s'en approcha avec la circonspection d'un antiquaire qui vient de dénicher une précieuse relique. Elle s'assit sur le rebord, ferma la bonde et caressa la robinetterie avant de l'actionner, émerveillée par la clarté de l'eau qui s'en écoulait.

Elle repéra un carafon de sels de bain posé sur l'étagère d'une niche maçonnée dans le mur, souleva le bouchon pour en humer le contenu et le déversa presque entièrement. Le parfum de pêche l'émut aux larmes.

Au cours des vingt premières années de sa captivité, il lui avait fallu se résoudre à tant de sacrifices pour obtenir un morceau de savon rien qu'à elle, sans compter les fois où elle avait dû se battre pour qu'on ne le lui vole pas. Agatha contempla le reflet de son visage ondulant sur l'eau entre les parois d'émail et en effleura la surface pour l'effacer.

Elle se déshabilla et s'observa, nue dans le miroir en pied auquel elle faisait face. Sa peau était encore ferme, ses seins forts et ronds, ses hanches solides, sa toison noire, et lorsqu'elle se retourna pour examiner ses fesses, fière d'avoir su entretenir ce corps durant toutes ces années, elle sourit en pensant que quelques hommes pourraient encore y succomber.

Le bain était trop chaud, mais elle s'y plongea jusqu'au cou. Elle avait oublié à quel point cette sensation de flottement était délicieuse ; si délicieuse qu'elle se fit la promesse qu'à compter de ce jour elle se baignerait autant de fois qu'elle en aurait envie. Elle avait payé sa dette, bien plus cher qu'elle n'aurait dû. Plus personne ne lui interdirait quoi que ce soit et nul règlement ne l'obligerait à faire ce qu'elle ne voulait pas.

Une petite voix dans sa tête la rappela à la raison : si elle avait pris de tels risques et attendu tout ce temps, c'était au nom d'une promesse plus importante que de se prélasser dans un bain. Et cette promesse, elle la tiendrait quoi qu'il lui en coûte.

Elle chassa la torpeur qui la gagnait, se frictionna de la tête aux pieds, sortit de la baignoire et se drapa dans un peignoir dont le moelleux la stupéfia.

Elle arrangea ses cheveux, attrapa une boîte de blush trouvée au-dessus du lavabo, s'en passa sur les joues et la remit en place. Elle vida l'eau du bain, et redescendit dans le salon d'où montait une odeur de sucre et de crêpes.

Max avait dressé un couvert sur la table et servit une assiette de pancakes nappés de sirop d'érable.

Il tira une chaise, invita Agatha à s'y asseoir, et prit place en face d'elle, la regardant fixement.

– Toi, tu n'as pas vieilli, dit-il en lui prenant la main.

Agatha attaqua la pile de pancakes avec le tranchant de sa fourchette.

– Si tu veux qu'on couche ensemble, je n'ai rien contre, mais épargne-moi tes compliments idiots. Dans le temps, tu savais être plus direct.

– Nous étions plus libres de nos corps qu'aujourd'hui.

– Pourquoi, pour le cul aussi, les choses ont changé ?

– Oh oui, soupira Max, le puritanisme est revenu en force, et puis le sida est passé par là. Jeremy, Celia, Francis et Bernie en sont morts, et j'en oublie sûrement.

– Qui est encore vivant ? demanda Agatha.

– Toi, moi, Lucy, Brian, Raoul, Vera, Quint, Dunkins, je ne sais pas si tu te souviens de lui, David, Bill, une petite dizaine d'entre nous.