– Que sont-ils devenus ?
– Des universitaires, des écrivains, des journalistes, des bourgeois pour la plupart.
– Comme toi ?
– Moi, je ne fais pas semblant.
– Avec une baraque pareille, ça serait difficile.
– David est toujours en prison, Quint élève des chevaux en Arkansas.
– Quint, éleveur ? Là, tu m'en bouches un coin.
– C'est celui d'entre nous qui s'est le mieux débrouillé, il est devenu riche comme Crésus. Son haras s'étend sur des centaines d'hectares.
– Parle-moi de David.
– Il ne sortira jamais, il a pris soixante-quinze ans... Pourquoi t'être évadée, il te restait peu de temps à tirer ?
– Soixante mois derrière des barreaux, ce n'est pas peu, crois-moi. Je n'en pouvais plus, et puis je te l'ai déjà dit, j'ai certaines choses à accomplir avant qu'il ne soit trop tard.
– Ça ne pouvait pas attendre cinq ans ?
Agatha sauça son assiette du pouce et le lécha.
– Tu as ce que je t'avais demandé ?
– Oui, mais pas ici, je suis parti précipitamment pour venir te chercher. Tu avais une voix d'outre-tombe. Je te l'apporterai demain, enfin tout à l'heure, ainsi que du ravitaillement. En attendant, tu trouveras des œufs, du pain, et du lait dans le réfrigérateur. N'utilise pas le téléphone, et ne m'appelle sous aucun prétexte, c'est plus prudent. De toute façon, je serai probablement de retour avant ton réveil.
Max se leva, se pencha vers Agatha et l'embrassa sur les lèvres, avant de se retirer.
Dès qu'il fut parti, elle fit le tour de la pièce, fouilla les tiroirs du bureau, n'ayant aucune idée de ce qu'elle y cherchait, et elle se rendit compte qu'il lui faudrait aussi apprendre à se débarrasser de ce genre de manie.
Elle ressortit sur le perron. Le ciel avait pris la couleur de l'aube. Si ce n'était déjà fait, on s'apercevrait très bientôt de sa disparition. Elle fut parcourue d'un frisson et rentra se coucher.
*
Elle avait dormi profondément. Elle s'étira, sortit du lit et enfila le peignoir de bain avant de descendre dans la pièce principale.
Le jour passait au travers des persiennes. Agatha regarda autour d'elle. Aucune photo parmi celles accrochées aux murs, aucun objet sur le bureau, pas la moindre breloque sur le buffet pour témoigner du passé qu'elle et ses amis avaient partagé. Elle haussa les épaules et se rendit dans la cuisine.
Elle prit un paquet de pain en tranches et un pot de confiture dans le réfrigérateur, ouvrit les placards un à un à la recherche de quoi se faire un café et finit par trouver un bocal rempli de capsules en aluminium. Elle en examina une et déchira l'opercule du bout de l'ongle.
« Quelle drôle d'idée d'enfermer du café là-dedans », se dit-elle.
Ne trouvant ni filtre ni cafetière, elle versa la poudre dans une tasse et fit chauffer de l'eau.
Elle emporta son petit déjeuner et s'installa à la grande table du salon.
Il lui sembla que le jour déclinait déjà. Prise d'un doute, elle retourna dans la cuisine. La montre de la vieille gazinière affichait 17 heures et elle s'inquiéta que Max ne soit pas revenu.
Un bruit de pas sur le chemin l'inquiéta plus encore, ce n'était pas lui qui s'approchait de la maison. Max boitait depuis qu'un coup de matraque lui avait pulvérisé un genou. La démarche de celui qui grimpait au perron était bien trop agile pour que ce fût la sienne.
Agatha se leva d'un bond et se précipita derrière la porte. Elle retint son souffle et s'élança sur l'intrus. La jeune femme qui venait d'entrer, un panier en osier à son bras, se retrouva plaquée au sol. Elle poussa un hurlement, se retourna et découvrit son assaillant.
– Agatha ?
– Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
– Helen. Dire que Max vous trouvait fatiguée.
– Je l'étais hier.
Agatha reconnut le visage souriant au côté de Max sur la photo au mur de l'escalier.
– Vous êtes sa fille.
– Non, sa femme !
– C'est rassurant, dit Agatha en l'aidant à se relever, certaines choses n'ont pas changé dans ce drôle de monde.
– Il n'a pas pu venir, reprit Helen en ramassant son panier. Une voiture de flics rôdait devant la maison ce matin. Il a eu peur qu'on le suive.
– Parce qu'ils ne connaissent pas l'existence de ce chalet ?
– Il est à mon nom, il appartenait à mon père.
– Quel frimeur !
– Max ? Qu'est-ce qu'il vous a dit ?
– Rien, répondit Agatha, je suis désolée de vous avoir bousculée... de vieilles habitudes.
– Je sais...
– Non, vous ne savez rien du tout, interrompit Agatha. Si les flics étaient chez vous ce matin, je ne leur donne pas deux jours pour dénicher cet endroit.
– Max pense la même chose, c'est à cause de cela qu'il m'a envoyée vous chercher.
– Je ne suis pas surprise, il préfère diriger les opérations plutôt que de se trouver en première ligne. Je ne le blâme pas, ça lui a plutôt réussi.
– Ne le jugez pas, il a eu son lot de souffrances, c'est un homme courageux.
– Si nous avions le temps, je vous raconterais ce qu'est la souffrance. Qu'est-ce qu'il y a dans ce panier ?
– Tout ce que vous aviez réclamé à Max. Je vais nous servir un café, et nous partirons, dit Helen en se rendant à la cuisine.
– Il est dégueulasse, votre café, et puis je n'ai pas trouvé de filtre, pas de cafetière non plus.
Helen prit une capsule dans le bocal, l'inséra dans l'appareil émaillé posé sur le comptoir, glissa une tasse sous le bec verseur et appuya sur un bouton. Le café s'écoula sous le regard d'Agatha qui fit comme si tout cela était parfaitement naturel.
– Vous avez couché ensemble ? questionna Helen en lui tendant la tasse.
– C'est pour le moins direct ! Pourquoi me demandez-vous ça ?
– Parce que vous êtes nue dans mon peignoir de bain.
– Il est très doux, je n'en ai jamais porté de pareil. Non, je n'ai pas couché avec votre mari.
– Nous ne sommes que fiancés.
– Ne te fais pas de souci, ma cocotte, tu nous as regardées toutes les deux ? Tu as au moins vingt ans de moins que moi.
– Vous êtes une très belle femme, et puis il venait souvent vous rendre visite.
– Une fois par an, ce n'est pas souvent, mais il était le seul à le faire.
– Il vous a beaucoup aimée.
– À l'époque, tout le monde aimait tout le monde. Sois tranquille, il n'y a jamais rien eu de sérieux entre nous, seulement de la camaraderie.
– Cela vous dérangerait d'aller vous habiller ? Je préfère qu'on ne traîne pas.
Agatha se pencha sur le panier. Elle y vit deux enveloppes. L'une contenait deux liasses de billets de cent dollars qu'elle compta – dix mille en tout –, l'autre, plus grande que la première, des documents qu'elle parcourut avant de les remettre en place.
Puis elle avança vers l'escalier.
– Ouvrez l'armoire de la chambre et servez-vous, lui dit Helen, nous devons faire la même taille. Sur l'étagère vous trouverez un sac de voyage, prenez tout ce dont vous aurez besoin, la lingerie est dans la commode. Quelle est votre pointure ?
– 39.
– Comme moi. Les chaussures sont également dans l'armoire.
Agatha grimpa les marches et s'arrêta en chemin pour observer Helen.
– Pourquoi fais-tu cela ?
– Parce que j'ai plus d'affaires que je ne peux en porter. Et cela me donnera une bonne raison d'en racheter des neuves.
– Ce n'est pas la question que je te posais. Qu'est-ce que tu fais là à courir des risques pour une inconnue ?
– Vous ne m'êtes pas inconnue. Max m'a tant parlé de vous que vous faites partie de ma vie, bien plus que vous ne l'imaginez.
– Ne joue pas les idiotes, si je me fais prendre en ta compagnie tu seras complice d'une évasion.
– Alors, dépêchez-vous, nous parlerons en route.
*
Agatha redescendit quelques instants plus tard, un bagage à la main.
– Je n'ai pris que le strict nécessaire, dit-elle à Helen.
Elle s'approcha du panier, rangea l'enveloppe qui contenait les dollars dans une poche de la parka qu'elle avait empruntée et l'autre dans son sac.
– Je suis prête.
En sortant sur le perron, Agatha regarda la fiancée de Max refermer la porte à clé.
– Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-elle.
– Rien, vous avez une belle vie tous les deux.
– Nous avons aussi nos problèmes, répondit Helen en la précédant sur le chemin.
Arrivées à la voiture, elle fit signe à Agatha de prendre le volant.
– Tu es folle, je n'ai pas conduit depuis trente ans.
– C'est comme la natation, ça ne s'oublie pas.
Agatha s'installa sur le siège conducteur et tendit la main vers sa voisine.
– La clé ?
– Elle est dans la boîte à gants.
– Eh bien, donne-la-moi si tu veux que je démarre.
– Pas besoin, elle est électronique, il suffit d'appuyer sur ce bouton.
Le tableau de bord s'illumina, on entendit un léger souffle qui provenait du capot.
Agatha observa l'écran sur lequel des diagrammes en couleurs affichaient l'autonomie des batteries.
– On dirait un vaisseau spatial, c'est grotesque ! Ce genre d'engin se conduit toujours avec un volant ? Et puis si on se fait contrôler, je n'ai pas de papiers, ce serait dommage de se faire piquer pour une connerie pareille.
– Cessez de râler et roulez, il fait presque nuit, nous ne serons pas contrôlées si vous ne dépassez pas la vitesse autorisée.
La voiture remonta le chemin forestier et arriva au carrefour qui rejoignait la route.
– À droite, dit Helen.
– Quels problèmes ? demanda Agatha.
– De quoi parlez-vous ?
– Tout à l'heure sur le perron, tu as dit : « nous avons nos problèmes ».
– Ça ne vous regarde pas.
– Dans peu de temps, tu me déposeras au bord d'une route et tu ne me reverras plus, alors si tu as envie de vider ton sac auprès de quelqu'un qui peut t'écouter sans te juger, c'est le moment ou jamais.
Helen hésita et soupira longuement.
– Vous me jurez que vous n'avez pas couché ensemble ?
– Mais c'est fini, oui ! Tu me prends pour qui ? C'est vexant à la fin.
– Vous sortez de prison. Je sais, vous allez me dire que la libido est comme l'appétit, moins on mange et moins on a faim.
– Non, je ne t'aurais pas dit une ânerie pareille. Ça va si mal avec Max ?
– C'est parfois compliqué, vous n'êtes pas des gens ordinaires.
– Tu te trompes, nous étions tout ce qu'il y a de plus ordinaire, des fils et filles de fermiers, d'ouvriers, de commerçants, des étudiants. Oh, il y avait bien quelques gosses de riches parmi nous, même la fille d'un sénateur, paix à son âme. C'est ce que nous avons vécu qui sortait de l'ordinaire, mais nous étions surtout plus fous les uns que les autres. J'ai cru comprendre qu'ils sont, pour la plupart, rentrés dans le rang, enfin, ceux qui s'en sont tirés, comme Max.
Helen ouvrit la boîte à gants et en sortit un revolver qu'elle posa sur les genoux d'Agatha.
– À chacun sa définition de l'ordinaire. Il m'a prié de vous remettre ceci.
– Range ça où tu l'as trouvé, ordonna Agatha.
– Comment vous êtes-vous rencontrés, tous les deux ? interrogea Helen en reprenant l'arme.
– J'allais te demander la même chose, répondit Agatha. Nous nous sommes croisés pour la première fois au cours d'une manifestation qui avait dégénéré. Max avait reçu un coup de matraque qui lui avait explosé la jambe ; il pissait le sang, le flic s'apprêtait à le frapper de nouveau, et si je ne m'étais pas interposée, je pense que Max y serait passé. J'ai décoché un coup de pied au policier, suffisamment fort pour lui faire perdre l'équilibre. Ensuite j'ai entraîné Max vers une ruelle. Une vraie connerie, parce que la ruelle en question était une impasse. Si le flic nous avait suivis, on était bons tous les deux. Ce jour-là, nous avons eu de la chance. Nous sommes restés cachés derrière des poubelles. Moi, j'appuyais sur la plaie pour empêcher Max de se vider de son sang, et lui, pour jouer au dur, n'arrêtait pas de me dire des âneries, assez drôles d'ailleurs. C'est comme ça que nous avons sympathisé. Quand les choses se sont calmées, je l'ai emmené se faire soigner. Voilà, tu sais tout.
– Il n'a jamais voulu me dire pourquoi vous aviez été condamnée.
– Alors, changeons de sujet. À toi, maintenant.
– J'avais besoin d'un avocat, des amis m'avaient recommandé Max, ses honoraires n'étaient pas exorbitants et on le disait compétent dans son domaine.
– Quel domaine ?
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