– Les affaires civiles, contrats de mariage, divorces, successions.

– Et en ce qui te concernait ?

– J'allais me marier.

– Et tu as fini dans son lit ? C'est fortiche.

– La vie est pleine de surprises. Quand je suis entrée dans son bureau, nos regards se sont croisés, il y a eu comme un flottement dans l'air. En repartant, je ne savais plus du tout où j'en étais.

– À la rédaction de ton contrat de mariage ! Tu parles d'un trouble.

– De mon côté, oui, concéda Helen.

– Pas du sien ?

– Les hommes sont parfois longs à la détente. Il a fallu que je lui fasse reprendre dix fois sa copie avant qu'il me demande si j'étais vraiment disposée à me marier. Je lui ai répondu que tout dépendait avec qui. Là, il a enfin compris.

– Je te l'ai dit, Max n'est pas la témérité incarnée, mais il a d'autres qualités.

– Avec vous, c'était différent ?

– Mais qui t'a mis cette idée en tête ? Je te le redis, nous étions juste des amis.

Helen fouilla dans son sac et sortit un Polaroid qu'elle posa en évidence sur le tableau de bord. Max et Agatha s'embrassaient, allongés torse nu sur une pelouse.

– Des amis très proches ! siffla Helen.

Agatha jeta un coup d'œil furtif à la photo avant de porter de nouveau son regard sur la route.

– C'est Vera qui a pris cette photo, elle me rappelle des jours heureux. Toute la bande avait passé l'après-midi dans Central Park à refaire le monde. On avait pas mal fumé aussi, et qu'est-ce qu'on avait ri. Où as-tu trouvé ça ?

– Dans les affaires de Max, il en avait toute une collection.

– Il aurait dû les brûler.

– Je l'ai fait pour lui, il en a été fou de rage et ne m'a plus adressé la parole pendant deux semaines.

– Ton mariage avorté, c'était il y a longtemps ?

– À la fin de l'été, Max et moi fêterons nos dix ans.

– Il t'a cueillie sur l'arbre, tu avais quel âge ?

– À peu près le même que vous sur cette photo, vingt-deux ans.

– Mais lui bien plus à ce moment-là, et c'est probablement ce qui t'a séduite. Tu me crains à ce point ?

– Qu'est-ce que vous voulez dire ?

– Max est au courant que nous sommes toutes les deux dans cette voiture ?

– Évidemment.

– Mais ta générosité et ton empressement à m'aider dans ma fuite ne sont pas étrangers au fait que tu craignais ma présence ici.

– Peut-être, répondit Helen.

– Tu lui as interdit de venir, n'est-ce pas ?

– On n'interdit rien à Max, je le lui ai demandé et il a accepté.

– Donc, il n'y avait pas de voiture de flics devant chez vous ce matin.

– Non, avoua Helen.

– Eh bien, tu vois, c'est la première chose que tu dis depuis tout à l'heure qui me concerne, le reste ne regarde que vous. Je vais te donner un conseil, bien que tu ne m'aies rien demandé. Essaye de l'aimer au lieu de laisser ta jalousie le détester. Personne n'appartient à personne. Rends-le heureux et tu le garderas. Maintenant, dépose-moi n'importe où en ville et file le rejoindre.

– C'est vous qui allez me déposer quelque part, je vous confie la voiture, ce sont ses instructions.

– C'est son argent ou le tien dans cette enveloppe ?

– Le sien.

– Alors d'accord.

– Nous croiserons bientôt un centre commercial, vous m'y laisserez sur le parking et je rentrerai en taxi. Quant à vous, Max a programmé sur le GPS les coordonnées d'un motel en dehors de la ville, vous pourrez y passer la nuit.

– Et tu peux me dire ce qu'est un GPS ?

Helen lâcha un rire.

– Je vais vous montrer.

Dix minutes plus tard, Agatha s'arrêta à l'endroit que lui avait indiqué sa passagère. Helen descendit de la voiture et se pencha à la portière.

– Je me suis souvent demandé si j'aurais aimé faire partie de votre bande, je n'ai jamais trouvé la réponse. Voilà mon numéro de portable, c'est une ligne sans abonnement, elle est anonyme. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas. Je vous souhaite bonne chance.

Agatha n'avait aucune idée de ce qu'était une ligne sans abonnement, mais elle prit le papier que lui tendait Helen.

– Merci à vous deux. Dis à Max que je n'oublierai pas et que nous sommes quittes. Demain, je te téléphonerai pour te dire où récupérer la voiture, après, tu n'entendras plus parler de moi.

*

Agatha reprit la route. Quelques miles plus loin, elle se rangea sur le bas-côté, vida le barillet du revolver, n'y laissant qu'une balle, et jeta les autres par la vitre avant de redémarrer. Chaque fois que la voix du navigateur lui indiquait la direction à suivre, elle sursautait et lui lançait une volée d'injures, mais quand elle arriva devant le motel, elle ne put s'empêcher de la remercier, comme elle l'aurait fait en s'adressant à quelqu'un.

Elle régla sa chambre en espèces ; une chambre impersonnelle à souhait, mais propre. Il y avait une baignoire dans la salle de bains, si basse qu'il lui faudrait se plaquer au fond pour que l'eau recouvre son corps.

Elle se changea, enfila le pull-over emprunté à Helen et ressortit pour aller dîner. Elle n'avait dans le ventre qu'un petit déjeuner avalé en milieu d'après-midi et il lui fallait reprendre des forces. Elle traversa la route pour rejoindre le restaurant, sur le trottoir d'en face.

Elle supposa qu'un avis de recherche avait été lancé. Sa tête figurerait le lendemain en première page des journaux, peut-être l'avait-on déjà montrée à la télévision. Un peu fébrile à cette idée, elle entra dans la salle où régnait une odeur de graillon.

Personne ne lui prêta attention. Les assiettes débordaient de nourriture. Elle prit place dans un box et fit signe à la serveuse qui lui apporta le menu.

Elle rêvait d'un bon repas et s'en offrit un gargantuesque, allant jusqu'à commander une seconde part de gâteau au chocolat.

– Vous ne manquez pas d'appétit, releva la serveuse en lui servant un café.

– Vous savez où je pourrais acheter une carte de la région ?

– Vous arrivez d'où ?

– De la côte Ouest, mentit Agatha, même si ce n'était, à trente années près, qu'un demi-mensonge.

– Vous devriez pouvoir trouver ça à la station-service, elle se trouve un peu plus bas sur l'avenue. Vous dormez au Flamingo, n'est-ce pas ?

– Le Flamingo ?

– Le motel juste en face, on l'appelle comme ça à cause de sa façade rose, répliqua la serveuse.

– Alors, je suppose que c'est bien celui-là. Comment le saviez-vous ?

– Nous avons une clientèle d'habitués, des gens qui travaillent ou vivent dans le coin, les nouvelles têtes sont souvent des voyageurs qui s'arrêtent pour la nuit, au Flamingo. Qu'est-ce qui vous amène chez nous ?

– Rien, je ne suis que de passage.

– Alors, il ne me reste plus qu'à vous souhaiter une bonne soirée, dit la serveuse en posant l'addition sur la table.

Agatha prit le bonbon à la menthe offert dans la coupelle, le fourra dans la poche de sa parka et en sortit la grande enveloppe qu'elle avait emportée avant de quitter sa chambre. Elle lut attentivement le rapport dactylographié par Max et examina les photos qu'il avait jointes. Si sa carrière d'avocat devait un jour battre de l'aile, le métier de détective lui tendait les bras. Elle replia les feuillets, régla la note et regagna le motel.

Une fois au lit, elle alluma le poste de télévision et changea de chaîne jusqu'à ce qu'elle tombe sur l'édition des nouvelles du soir qu'elle regarda jusqu'à la fin.

Le commentateur n'avait pas fait état de son évasion, et cela l'inquiéta. Elle ne voyait qu'une seule raison pour que sa fugue soit tenue secrète : ce n'était pas la police qui était à ses trousses, mais le Bureau fédéral d'investigation. Un codétenu lui avait raconté que lorsque le FBI mettait quelqu'un au trou, le prisonnier lui appartenait jusqu'à la fin de sa peine, quelle qu'en soit la durée. Tant pis, se dit-elle, elle leur avait déjà mené la vie dure, elle se sentait prête à recommencer. Cette fois, il n'y aurait pas de reddition.

Elle éteignit le poste, regretta de ne pas s'être acheté un livre et appuya sur l'interrupteur de la lampe de chevet.



3.

Tom Bradley descendit éreinté de l'autocar, il en avait changé quatre fois au cours d'un voyage qui avait duré presque deux jours. Le premier l'avait conduit d'Ironwood à Saint Ignace dans le Michigan où il était arrivé la veille au soir. Il avait embarqué dans un Greyhound et traversé la nuit jusqu'à Bay City, réussissant à dormir un peu durant les six heures du trajet. À l'aube, il en avait emprunté un autre en direction de Detroit, dernière correspondance avant de parvenir en début d'après-midi à Pittsburgh. Il aurait volontiers fait halte dans un bar pour se désaltérer, mais le temps pressait.

Il consulta la carte des transports publics affichée sur le quai de la gare routière. Une ligne interurbaine s'arrêtait à environ deux miles de sa destination. Il regarda sa montre et estima qu'il y serait avant la tombée du jour.

Il arriva ainsi, son bagage à la main devant un pavillon bourgeois, bordé d'un carré de pelouse et clôturé de haies de chèvrefeuille parfaitement taillées.

Il grimpa les trois marches du perron et cogna au heurtoir.

– Je t'attendais plus tôt ! dit le juge Clayton en lui ouvrant la porte.

– Je n'habite pas à côté et je n'ai plus de voiture depuis longtemps, répliqua Tom.

– Tu n'es tout de même pas venu à pied ?

– Presque, j'ai pris le bus.

– Depuis le nord du Wisconsin ? Tu sais que l'avion existe ?

– Je n'aime pas m'éloigner du plancher des vaches. Tu m'invites à entrer ou nous continuons cette conversation dehors ?

– Commence par aller prendre une douche, ordonna le juge. La salle de bains se trouve à l'étage, tu sens le vieux bouc et tu fais peine à voir, je t'attendrai au salon.

Tom s'exécuta et redescendit un quart d'heure plus tard, vêtu de propre. Le juge Clayton l'attendait installé dans un canapé, il leur avait servi du thé et des gâteaux secs.

– Je suppose que le courrier que je t'ai fait porter n'est pas étranger à ta visite, dit-il, le conviant à s'asseoir en face de lui.

– Je l'ai reçu avant-hier, j'ai pris la route le lendemain.

– Quelle idée d'aller t'enterrer si loin, tu n'aspires pas à une vie un peu plus confortable ?

– Celle que je mène me convient, répondit Tom, je suis libre là-bas.

– Au milieu des loups ?

– Chacun son territoire, nous nous respectons. Ce sont des animaux d'une rare intelligence, parfois plus grande que celle des humains. Il n'y pas d'assassins chez eux, ils ne tuent que pour se nourrir.

– Tu étais l'un des meilleurs limiers que j'ai connus, tu méritais une autre retraite.

– Qu'est-ce que tu en sais ? Ton idée du bonheur était de passer tes vieux jours dans ce pavillon ? Viens donc me voir l'hiver prochain, tu retrouveras un peu de ta jeunesse. Je sentais peut-être le bouc en arrivant, mais chez toi tout respire le vieux et le renfermé. Quel est ton horizon lorsque tu ouvres tes fenêtres au matin ? Un carré de pelouse et une haie taillée ? Moi j'ai la forêt pour domaine, les saisons pour calendrier et le soleil pour montre.

– Tu vis en ermite et ce n'est pas bien de vieillir seul. Et puis nous ne nous sommes pas réunis pour reprendre nos engueulades, mais pour parler de ta protégée.

Tom saisit sa tasse de thé et se leva. Il marcha jusqu'à la fenêtre, tournant le dos au juge.

– Quand s'est-elle évadée ?

– Il y a soixante-douze heures. Dès que je l'ai appris, je t'ai fait porter les documents que t'ont remis tes anciens collègues.

– Pourquoi a-t-elle fait ça ? Et surtout, pourquoi maintenant ? dit Tom.

– Par défi, ça lui ressemblerait. Ce qui est vraiment stupide de sa part. Il ne lui restait plus que cinq ans à tirer ; avec une remise de fin de peine, elle pouvait même espérer sortir dans deux, soupira le juge.

– Peut-être qu'à force d'avoir trop attendu, elle n'espérait plus rien. Combien de ces remises de peine lui a-t-on refusées ? Combien de fois a-t-elle cru à une libération conditionnelle ? s'emporta Tom.

– Je te rappelle avoir été, il y a dix ans, à l'origine de son transfert dans un centre correctionnel où sa captivité fut allégée. Plus de cellule, elle était libre de ses mouvements. Bien m'en a pris !

– Libre de circuler entre des murs et une parcelle de champ, tu parles d'une liberté ! Quelle vie, bon sang !

– C'est elle qui l'a choisie.

– De quel choix parles-tu ! s'exclama Tom.