– Tu le sais aussi bien que moi, ce qui me fait craindre d'ailleurs qu'elle ait une idée en tête. C'est pour cela que je t'ai prévenu. J'ai usé de tout mon pouvoir pour que son évasion soit tenue secrète, mais je n'ai obtenu qu'un petit délai.

– Combien de temps ? demanda Tom.

– Cinq jours, c'est tout ce que j'ai pu faire. Passé ce délai, ils se lanceront à ses trousses.

– Elle ne se rendra pas, pas une seconde fois.

– J'en suis bien convaincu, c'est aussi pour cette raison que je t'ai fait chercher dans ta tanière.

– Dis plutôt que tu ne veux pas qu'un carnage vienne ternir tes états de service à quelques mois de ta retraite, et encore moins que l'on rouvre son dossier. Tu aurais trop à perdre. C'est pour cela que tu m'as fait sortir de ma tanière, comme tu le dis.

– Tous les risques que j'ai pris, c'était par amitié pour toi. Maintenant, tu es prévenu et libre de faire ce que bon te semble.

Tom dévisagea le juge

– J'ai besoin de repos pour y voir clair.

– Mais tu penses réussir, n'est-ce pas ?

– Dans les papiers que tu m'as fait porter se trouvait un cahier qu'elle avait abandonné sous son matelas. Il doit contenir une piste, des indices. Je ne les ai pas encore repérés, mais je suis sûr qu'ils y sont.

– Qu'elle aurait laissés derrière elle ? Permets-moi d'en douter, sauf si c'était pour nous induire en erreur.

– Mon flair me dit le contraire.

Le juge entraîna Tom vers son bureau, s'installa à son fauteuil, ouvrit un tiroir et lui tendit deux feuillets.

– Voici le mandat qui te donne l'autorité d'agir, l'autre document est pour l'USMS1, ils me l'ont adressé ce matin. Signe-le et tu seras réintégré dans tes fonctions.

Tom parcourut le premier document et attrapa le stylo que lui tendait le juge.

– Ils n'ont pas fait le lien ?

– Non, j'ai simplement dit avoir besoin de tes services.

– Et ils n'ont pas tiqué ?

– Je ne voudrais pas être blessant, Tom, mais personne ne se souvient de toi. J'ai demandé ce papier et ils me l'ont envoyé, c'est tout.

– C'est probablement une belle connerie, grommela Tom en apposant sa signature, mais je te promets que cette fois, c'est bien la dernière du genre.

Le marshal s'empara du mandat, le rangea dans sa poche et suggéra au juge de l'emmener dîner.

Clayton était un homme d'habitudes. Une file de clients attendant leur table occupait l'entrée du restaurant, mais on les plaça dès leur arrivée.

Ils passèrent commande et reprirent leur conversation quand le serveur s'éloigna.

– Par où comptes-tu commencer ? s'enquit le juge Clayton.

– Elle n'a pas de papiers, tout du moins pas encore, pas de carte de crédit, et encore moins d'argent. Combien de temps peut-elle tenir livrée à elle-même dans la nature ? Nous ne sommes plus dans les années 1970.

– De l'argent, elle en avait peut-être caché quelque part.

– Souviens-toi des circonstances de son incarcération, soyons sérieux ! Elle n'a aucune chance et, comme elle est tout sauf stupide, elle le savait avant de s'évader.

– Tu suggères qu'elle aurait bénéficié d'une complicité extérieure ?

– Une ou plusieurs, mais sans aide, elle n'ira nulle part.

– Tu penses à quelqu'un en particulier ?

– Pas encore, il faut que je me procure la liste de ses anciens amis, ceux qui sont en vie et en liberté.

– Tu pourras l'obtenir facilement auprès de tes supérieurs.

– Je travaille seul et ne rends de comptes à personne. Dans cinq jours je restitue mon insigne, c'est ma dernière traque. Et puis si je demandais cette liste au bureau des marshals, je leur mettrais tout de suite la puce à l'oreille. Tôt ou tard, quelqu'un chercherait la raison de ma réintégration soudaine et si ce quelqu'un finissait par se souvenir de moi, bien que tu m'aies si délicatement assuré du contraire, il pourrait faire le lien entre...

– C'est bon, j'ai compris, interrompit Clayton.

– Il me la faut demain, en fin de matinée au plus tard.

Tom proposa alors au juge d'écourter leur soirée, il avait besoin d'une vraie nuit de sommeil et devait encore se trouver un hôtel. Le juge Clayton lui offrit la chambre que son fils n'occupait plus depuis longtemps.

Le trajet du retour se fit dans le plus grand silence.

*

Le lendemain matin, quand le juge Clayton descendit dans son salon, Tom Bradley était déjà parti.

*

Agatha avait consacré sa matinée à étudier le rapport de Max avant de se plonger dans la lecture approfondie du manuel d'utilisation du GPS qu'elle avait découvert dans la boîte à gants. En maîtriser le fonctionnement avait pris la tournure d'un défi. En milieu d'après-midi, elle réussit, non sans mal, à dompter cette voix qui lui parlait dans l'habitacle sans qu'elle lui ait rien demandé. Elle hésita en entrant les coordonnées de sa destination, chercha où insérer la clé de contact, pestant encore, et finit par appuyer sur le bouton du démarreur.

Elle aurait pu s'inquiéter de voir le témoin de charge des batteries dans le rouge, mais elle n'avait qu'une quinzaine de miles à parcourir et supposa que même dans une voiture électrique la jauge du réservoir devait avoir une marge de sécurité.

Elle emprunta l'autoroute en respectant les limitations de vitesse, se retrouva sur la 76 en direction de Philadelphie, mais alors qu'elle arrivait presque à bon port, les cadrans du tableau de bord diminuèrent d'intensité et se mirent à clignoter. La voix du navigateur accusait un sérieux coup de fatigue, répétant que la destination se trouvait sur la droite avec l'apathie d'un 45-tours qui tournerait en 33, et puis soudain le sifflement du moteur s'interrompit.

Agatha enclencha le point mort pour avancer en roues libres et réussit à gagner la bretelle de sortie. La station-service qu'elle visait apparaissait en bas de la pente, de l'autre côté du carrefour. Elle en appela à sa bonne étoile, évoquant toutes ces années où elle l'avait délaissée, quand le feu de croisement passa au rouge. Franchir l'intersection en fermant les yeux, sans pouvoir user du klaxon, aphone, ou se ranger sur le bas-côté, l'alternative était fâcheuse. Agatha opta pour la prudence.

Tomber en panne si près du but relevait d'un coup du sort ou d'un heureux hasard, mais Agatha avait assez flirté avec le danger pour ne pas s'en étonner plus que cela.

Par précaution, au cas où la suite des événements ne se déroulerait pas comme elle l'avait prévue, elle irait à pied chercher de quoi faire redémarrer la voiture. Et se disant cela, elle se demanda sincèrement à quoi pouvait ressembler un jerrican d'électricité et comment on en faisait le plein ?

En attendant, il n'était pas question qu'une patrouille de police s'intéresse à son cas. Elle poussa la voiture jusqu'au trottoir.

Le pompiste lui expliqua que les stations d'essence ne vendant par définition que de l'essence, les voitures électriques se rechargeaient chez soi. Il y avait bien quelques bornes en ville, mais il ignorait où elles se trouvaient. À défaut, il pouvait toujours appeler un dépanneur. Agatha leva les yeux au ciel et fit demi-tour.

Elle traversa la chaussée, reprit place derrière son volant, et attendit.

Dans l'impossibilité d'abaisser la vitre, elle ouvrit sa portière pour demander l'heure à un passant et se remit à compter les secondes. Si les indications de Max s'avéraient exactes, il s'en écoulerait environ six cents avant qu'elle n'exécute la première partie de son plan. Un plan qu'elle avait imaginé et repensé chaque soir en s'endormant, chaque matin en s'éveillant et ce, depuis cinq ans.


1. Dépendant du département de la Justice, le United States Marshals Service est une agence fédérale. Les marshals protègent les tribunaux fédéraux, asurent la recherche des fugitifs et le transport des prisonniers dépendant de cette justice, ainsi que la sécurité des témoins ; ils ont également en charge les actifs saisis lors du démantèlement d'activités illégales.



4.

Milly donna un tour de clé à son tiroir, salua Mme Berlington et quitta son bureau. Elle avait encore pris du retard sur son horaire habituel, mais le projet d'extension d'un bâtiment de l'université générait une paperasserie dont elle ne voyait plus le bout. Depuis le début du mois, elle travaillait sans répit et avait déjà dû renoncer par deux fois à sa séance de cinéma hebdomadaire pour satisfaire aux exigences de sa supérieure hiérarchique. Son seul moment de détente, quand elle emprunterait l'autoroute à bord de son Oldsmobile, se présenterait bientôt et ne durerait qu'un court instant.

En traversant la pelouse du campus, elle regretta de ne pas avoir pris le parapluie que Mme Berlington lui avait offert à Noël. Bien que le printemps fût arrivé, le ciel était gris et son crachin tenace.

Milly monta à bord de sa voiture, elle pensa faire une surprise à Frank en allant le chercher à son bureau, et se ravisa en songeant qu'il faudrait l'y reconduire le lendemain matin. Dès qu'elle serait rentrée chez elle, elle commanderait à dîner dans leur restaurant chinois préféré, qui livrait à domicile. Elle prit la direction de la station-service, se rangea le long de la pompe à essence, versa deux gallons dans le réservoir et se dirigea vers la supérette pour s'acheter une canette de soda.

Quelques instants plus tard, en s'installant à son volant, elle poussa un grand cri. Dans son rétroviseur venait d'apparaître le visage d'une femme qui la regardait, un grand sourire aux lèvres.

– Démarre et roule ! ordonna Agatha.

– Pardon ?

En se retournant, Milly découvrit que sa passagère clandestine tenait une arme à la main.

– Ce n'est pas la meilleure entrée en matière, mais fais ce que je te dis et tout se passera bien.

– Si c'est ma voiture que vous voulez, il faudra me tirer dessus.

Agatha ricana.

– Ton auto est très belle, elle me rappelle de jolis souvenirs. Je t'étonnerais sûrement si je te disais que quand j'étais gamine, je m'asseyais souvent à bord d'une Oldsmobile identique à celle-ci. Elles étaient très en vogue à l'époque. Maintenant, roule !

Milly aurait pu tenter de la désarmer, ou d'ouvrir la portière pour appeler à l'aide, mais un coup de feu pouvait partir très vite.

– Rouler pour aller où ? dit-elle en essayant de retrouver son calme.

– Vers l'ouest.

– Qu'est-ce que vous me voulez ?

– Rien de personnel, ma voiture est tombée en panne et je dois absolument me rendre quelque part.

– Ce n'était pas la peine de me menacer, il suffisait de le demander poliment.

– Eh bien, je te demande poliment d'enclencher une vitesse et d'avancer.

– C'est vaste, l'ouest, répliqua Milly en tournant la clé de contact.

– Tu as raison, pourquoi se priver d'être poli quand on le peut. S'il te plaît, conduis-moi à San Francisco, reprit Agatha.

– En Californie ?

– Je n'en connais pas d'autres.

– Vous n'êtes pas sérieuse ?

– Je tiens un revolver, à toi de voir.

– Mais San Francisco est au moins à trois mille miles, nous en avons pour...

– Deux mille huit cent quatre-vingts miles par l'autoroute, mais nous ne prendrons pas l'autoroute, j'ai tout mon temps, et je n'aime pas rouler vite.

Milly quitta la station et s'engagea sur la Highway 76, espérant qu'elle finirait par raisonner sa passagère. Sans son revolver, elle l'aurait presque trouvée sympathique ; il émanait de cette femme une forme d'ardeur, de la bravoure, et Milly était sensible à ce genre de choses.

– À supposer que nous roulions du matin au soir, reprit-elle, il nous faudrait quatre à cinq jours, c'est de la folie douce.

– Mais c'est bien parfois la folie douce. Quand il n'y en a plus du tout, tu ne peux pas savoir comme on s'emmerde. Je miserais plutôt sur cinq jours, ce serait épuisant pour toi de conduire sans relâche et puis, tant qu'à faire, j'aimerais profiter du paysage.

– Je ne peux pas m'absenter si longtemps, je vais perdre mon travail.

– Il est bien, ce travail ? questionna Agatha.

– En ce moment, les dossiers s'empilent, mais sinon c'est une routine confortable.

La laisser parler, pensait Milly, rentrer dans son jeu, ne pas la brusquer ni trop en faire pour l'amadouer afin qu'elle ne se doute de rien.

– Tu as plus ou moins trente ans, n'est-ce pas ? demanda Agatha.

– Plus ou moins.

– Et à ton âge, tu te satisfais d'une routine confortable ?

– J'ai un boulot, par les temps qui courent c'est déjà beaucoup.