– Je comprends, dit Agatha en hochant de la tête, eh bien, tu diras à ton patron que tu es grippée. On ne vire pas les gens parce qu'il sont malades.
– Si, pour les remplacer par des gens en bonne santé. Mme Berlington ne ferait pas ça, mais elle me réclamera un certificat médical.
– Je t'en rédigerai un.
– Vous êtes médecin ? demanda Milly.
– Non, mais Mme Berlington n'est pas obligée de le savoir.
– Frank va s'inquiéter, je ne peux pas disparaître comme ça.
– Tu es mariée ?
– Pas encore. Mais dans une heure ou deux il viendra chez moi et si je ne lui donne pas signe de vie, il appellera la police.
– Alors, n'allons pas inquiéter Frank inutilement. Est-ce qu'il connaît Mme Berlingot ?
– Il l'a connue à l'époque où il était étudiant, mais ça ne date pas d'hier.
– Tu as un de ces téléphones de poche ?
– Un portable ?
– Voilà, un portable ! Appelle-le, dis-lui que tu ne pourras pas le voir ce soir. À cause de ces dossiers qui s'empilent, tu préfères rester au bureau.
– Et demain ?
– Demain, nous aviserons.
Milly sortit son portable de la poche de son jean et supplia le ciel pour que Frank décroche. Pendant que la sonnerie retentissait, elle cherchait quels mots prononcer pour lui faire comprendre que quelque chose clochait.
Agatha lui ôta le téléphone et mit la main sur le combiné.
– Mon chéri, je vais devoir travailler tard, nous nous verrons demain, bonne nuit mon poussin, mon canard, ou ce que tu voudras, mais rien de plus que ces mots-là, c'est bien clair ?
Milly lui lança un regard incendiaire et reprit l'appareil juste à temps pour entendre le bip de la boîte vocale. Elle laissa, à peu de choses près, le message que lui avait dicté Agatha.
– C'est bien que tu l'appelles par son prénom, dit Agatha en lui confisquant l'appareil, j'ai horreur des diminutifs. Je me souviens avoir quitté un homme qui avait pourtant beaucoup de qualités, parce qu'il m'appelait « ma puce ». Est-ce que j'ai une tête de puce ? Non ? Bon alors !
– Et ce soir, nous allons jusqu'où ? murmura Milly désemparée, sentant que la première manche était perdue.
– Le plus loin possible de Philadelphie. Nous nous arrêterons quand tu seras fatiguée, répondit Agatha.
*
Tom, muni de son mandat, s'était présenté au commissariat central juste avant midi. Depuis le bureau d'un inspecteur, il avait appelé son ami le juge qui lui avait aussitôt faxé la liste demandée la veille.
Il l'étudia attentivement et obtint de son collègue l'autorisation de faire quelques recherches sur son ordinateur.
Des dix personnes qui figuraient sur la télécopie, une seule résidait dans la région de Philadelphie. Tom se fit prêter une voiture banalisée, l'inspecteur l'accompagna jusqu'au parking.
– Vous n'allez pas trop loin ? s'inquiéta-t-il en lui remettant les clés.
– Je ne pense pas, répondit Bradley.
– Ne lui faites pas franchir les frontières de l'État, c'est tout ce que je vous demande.
Tom en fit la promesse. Dès que le détective fut reparti vers son commissariat, il ouvrit son bagage, posa un sandwich et une carte routière sur le siège passager et démarra.
Les appels du central aux voitures de patrouille grésillaient dans la radio de bord. Tom l'éteignit et s'élança sur la route, mordant son sandwich à pleines dents.
Il arriva à Philadelphie cinq heures plus tard. Sa visite était destinée à un certain Robert Grafton, cinquantenaire au casier bien rempli. La dernière fois qu'il s'était fait remarquer remontait à quelques mois. Interpellé à la suite d'une rixe dans un bar, il avait passé vingt-quatre heures en cellule de dégrisement avant d'échapper in extremis à son incarcération grâce au paiement d'une caution de cinq mille dollars exigée par le procureur pour couvrir les dégâts causés.
Le dernier domicile connu de Grafton se trouvait dans un immeuble miteux de la périphérie de Philadelphie. Tom se rangea le long du trottoir et s'approcha de deux garçons adossés à un mur, sans doute les guetteurs d'un îlot où, du soir au matin, drogue et argent passaient de main en main.
Il sortit un billet de vingt dollars, le déchira dans la longueur, en tendit une moitié et leur promit l'autre à condition qu'à son retour sa voiture soit dans le même état que lorsqu'il l'avait garée.
Il s'engouffra dans le hall, son revolver dans le dos, passé sous la ceinture.
La cage d'escalier empestait l'urine, les murs décrépis étaient barrés de graffitis, mais sur les boîtes aux lettres branlantes on pouvait encore lire le nom des occupants et le numéro de leur logement. Tom, en montant les marches, se demanda comment le locataire d'un pareil taudis avait pu trouver autant d'argent pour payer sa caution judiciaire.
Il grimpa jusqu'aux combles et s'enfonça dans un couloir lugubre.
La porte de l'appartement 5D était entrebâillée, il la poussa du pied, main sur la crosse. Grafton dormait, avachi dans un fauteuil, portant sur sa chemise et son jean troué toute son infortune. Tom s'approcha et lui tapa sur l'épaule en lui pointant le canon de son revolver sous le nez.
L'homme sursauta. Se protégeant le visage de ses bras, les yeux implorant l'indulgence. De ce regard paumé à l'aspect de cette chambre, meublée d'un fauteuil usé, d'un guéridon et d'un matelas posé à même le sol, tout chez lui respirait la tristesse et l'abandon de soi.
– J'ai deux questions à te poser, dit Tom, bien que je pense connaître la réponse à la première. Tu n'es pas du genre agressif quand tu es à jeun ?
Grafton fit non de la tête. Tom baissa son arme.
– La seconde est encore plus simple.
Il tira de sa poche une photo d'Agatha.
– Tu la reconnais ?
– Non, jamais vue.
De toute sa carrière, Bradley n'avait jamais frappé un homme à terre ou enchaîné. La violence n'était pas son truc et son interlocuteur, bien qu'il ne l'ait pas menotté, n'avait aucune vaillance à lui opposer.
Il l'aida à se redresser et lui tendit la paire de lunettes aperçue sur le guéridon près d'un cadavre de bouteille de bière. La monture avait dû être maintes fois rafistolée, à en juger par l'épaisseur du scotch qui retenait les verres.
– Regarde attentivement, reprit Tom, et réponds-moi.
– Oui, grommela Grafton, en ajustant ses lunettes, je la reconnais, mais c'était il y a un bail. D'après ce que je sais, elle est en taule.
– Tu n'es pas allé lui rendre visite ?
– On n'était pas amis, on se croisait parfois à des réunions, mais c'est tout, je l'ai jamais vue sur le terrain.
– Tu lui en connaissais, des amis qui vivraient dans le coin ?
– J'ai coupé les ponts avec ce monde-là, avec le monde tout court d'ailleurs. Maintenant vous allez me laisser tranquille ?
Grafton semblait sincère. Tom alla jeter un œil à la fenêtre, les deux garçons faisaient toujours le guet et il fut soulagé de constater que sa voiture reposait encore sur ses quatre roues. C'était bien là sa seule satisfaction du moment, il avait suivi le mauvais cheval et perdu un temps précieux.
Il s'apprêtait à partir quand il se retourna vers Grafton.
– Qui a payé ta caution ?
– Mon cousin, c'est pas la première fois, mais il a juré que c'était la dernière. Remarquez, ça aussi c'est pas la première fois.
– Qu'est-ce qu'il fait dans la vie ce cousin pour avoir les moyens d'être si généreux ?
– Ça le regarde, fichez-moi la paix !
Tom remercia Grafton et s'en alla.
De retour dans la rue, il paya ses guetteurs et s'installa au volant.
Il récupéra dans son sac le dossier de Grafton, le relut en détail, avec l'espoir soudain de n'avoir peut-être pas fait un si mauvais choix en prenant la route de Philadelphie.
*
– Pourquoi San Francisco ? demanda Milly
– Je suis attendue à dîner chez des amis, répondit Agatha.
– Ils sont patients ! L'avion aurait été plus rapide.
Agatha lui montra son revolver.
– Il paraît que de nos jours, c'est devenu difficile de monter à bord avec ça.
Une voiture de la Highway Patrol les doubla, le policier se maintint à leur hauteur et les regarda d'un air réprobateur. Agatha jeta un œil au cadran de vitesse et ordonna à Milly de ralentir immédiatement. Elle fit un grand sourire au policier qui les salua d'un signe de la tête et poursuivit sa route.
– Je me doute bien que depuis que je me suis invitée dans ta voiture tu gamberges et cherches tous les moyens possibles pour m'en faire descendre. Je ne te blâme pas, je ferais pareil à ta place. Tu te demandes même de temps à autre si j'aurais vraiment le cran de te tirer dessus. Je vais être franche, je n'en sais rien. Mais ce dont je suis certaine, c'est que je n'hésiterais pas à vider mon chargeur sur ton beau tableau de bord, tes portières et ton plancher. Tu as une idée du genre de dégâts que fait un revolver comme ça ? Eh bien, je vais te le dire, ça fait des trous si gros que tu n'aurais plus besoin de décapoter pour avoir les cheveux au vent. Ça ne doit pas se dénicher facilement un intérieur complet d'Oldsmobile, je doute même que ça se trouve encore. Et quand ce n'est plus d'origine, ça perd tout son charme. Alors, oublie toute initiative hasardeuse. Dis-toi qu'on va faire une virée sympathique et que dans cinq jours tu rejoindras ton Frank, Mme Berlingot et ta routine confortable. Et ne t'inquiète pas pour ton budget, c'est moi qui paierai l'essence. Nous sommes d'accord ?
Milly détacha ses cheveux et regarda Agatha.
– D'accord, je vous donne cinq jours, mais à une seule condition.
– Je n'ai pas l'impression que tu sois en mesure de m'imposer des conditions, mais je t'écoute quand même.
– Vous me dites toute la vérité, ce que vous faites là, et pourquoi vous voulez vous rendre à San Francisco avec ce revolver. Parce que si c'est pour aller buter quelqu'un, vous avez intérêt à me convaincre que c'est le pire des salauds, si vous voulez que je vous conduise jusqu'à lui.
Agatha la regarda, interloquée.
– Je crois qu'on va bien s'entendre, toi et moi ! dit-elle dans un grand éclat de rire.
*
Tom traversa un quartier résidentiel. Le long des rues, bordées de cerisiers en fleur et de jardins nourris, s'élevaient d'élégantes maisons à deux ou trois étages.
Il se rangea sur Merwood Lane et attendit tous feux éteints.
Alors que le soir avançait, il eut une pensée pour ses loups. Profitaient-ils de son absence pour rôder près de son cabanon ?
– Cinq ans, tu ne pouvais pas patienter ? Pourquoi maintenant ? Et qu'est-ce que tu cherches ? grommela-t-il.
Un rideau se souleva derrière l'une des fenêtres qu'il surveillait et il ressentit une appréhension en croyant apercevoir une ombre familière. Il avait foncé sans réfléchir, poussé par le devoir, mais était-il prêt à croiser son regard, à entendre sa voix ? Et que ferait-il si elle se cachait là ?
Vers 22 heures, l'une des deux portes du garage qui jouxtait la demeure s'ouvrit. Un homme apparut, un sac-poubelle à la main qu'il alla jeter dans un container au fond du jardin. Tom s'approcha de lui. L'homme perçut sa présence et se retourna.
– Je peux faire quelque chose pour vous ? lui demanda-t-il.
– Je l'espère, répondit Tom en présentant son insigne. J'ai deux questions à vous poser.
– Il est un peu tard, vous ne trouvez pas ?
– Je peux revenir demain avec un mandat, si vous préférez.
– Un mandat de quoi ?
– De perquisitionner votre domicile, votre bureau, éplucher vos comptes en banque.
– Et pour quelles raisons obtiendrez-vous un tel mandat ?
– Complicité d'évasion d'un prisonnier fédéral, monsieur Pyzer, ou dois-je vous appeler Reiner puisque c'était votre nom de famille avant que vous n'en changiez ? Je suis marshal, vous avocat, vous savez que les juges sont bien disposés à notre égard.
– Je ne suis pas pénaliste et je ne vois pas à quoi vous faites allusion.
Tom lui montra la photo d'Agatha, Max l'examina sans sourciller.
– Elle s'est évadée ?
– J'espère que vous êtes plus convaincant lorsque vous plaidez.
– Comme vous le voyez, je me débrouille plutôt pas mal, répliqua Max.
– Justement, vous avez une belle vie, que vous partagez avec une belle femme, ce serait stupide de vous retrouver derrière des barreaux pour avoir menti à un officier fédéral.
Max fusilla Tom d'un regard qui en disait long sur ce qu'il pensait de lui.
– Revenez demain avec votre mandat, je n'ai rien à cacher, vous ne m'intimidez pas.
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