Il laissa Tom en plan et s'éloigna.
– Vous êtes allé la voir combien de fois en prison ? cria Tom dans son dos.
Max s'arrêta et se retourna.
– Réfléchissez bien à votre réponse, demain j'aurai en main la liste des visites qu'elle a reçues.
– Vous ne m'y trouverez pas, j'ai changé de vie en même temps que de nom, tout cela appartient au passé.
– Les enregistrements vidéo du parloir prouveront peut-être le contraire, lâcha Tom. Je connais votre passé commun, ne me donnez pas l'envie d'aller fouiller trop loin. Il n'y a pas de prescription en ce qui vous concerne.
– Pourquoi est-ce que votre visage me dit quelque chose ? questionna Max en faisant un pas vers Tom.
– Parce que je ressemble à monsieur Tout-le-Monde, c'est le drame de ma vie, beaucoup de gens croient me connaître alors que je ne connais personne.
– Vous voulez la vérité ? reprit Max. J'ignorais totalement qu'elle s'était fait la belle. L'expression que j'ai empruntée quand vous me l'avez appris était destinée à masquer ma joie. C'est la meilleure nouvelle que j'ai entendue depuis longtemps ! Si je savais quoi que ce soit à son sujet, je ne vous en dirais rien. Oui, je suis allé la voir et qu'est-ce que ça prouve ? J'espère de tout mon cœur qu'elle vous filera entre les pattes. Vous vouliez que je sois honnête, je l'ai été on ne peut plus, maintenant fichez le camp de ma pelouse, allez où bon vous semble, moi, je vais me coucher, ma femme m'attend en effet. Bonne nuit, officier.
Max s'éloigna, la porte du garage se referma derrière lui.
Tom remonta à bord de son véhicule, tracassé. Il avait perçu un indice dont la nature lui échappait encore.
Il s'offrit un dîner dans un restaurant de bord de route, passa une heure dans sa voiture à compulser, sur le terminal informatique, les données concernant Max contenues dans les fichiers fédéraux. Ne trouvant rien de concluant, il inclina le dossier du fauteuil et chercha le sommeil.
Vers 2 heures du matin, réveillé par le passage d'un camion, il ouvrit grand les yeux et le détail qui lui avait échappé jusque-là lui apparut enfin.
Il reprit le volant et alla finir sa nuit sur Merwood Lane.
*
Elles enchaînaient les miles et ne se parlaient presque pas, chacune semblant perdue dans ses pensées. De temps à autre, Agatha se contentait d'indiquer à Milly l'itinéraire.
– J'ai faim, dit Milly, et je ne suis pas la seule.
Agatha jeta un œil à la jauge.
– Nous avons encore le temps.
– L'aiguille n'est pas très fiable, et puis quand le réservoir se vide, les gaz d'essence fatiguent le métal. Je refais le plein chaque jour pour éviter ça.
– Je n'avais jamais entendu quelqu'un de ton âge s'inquiéter de fatiguer du métal. Trouvons une station-service.
Quand elles croisèrent la première, Agatha la regarda passer en s'étonnant que Milly ne s'y arrête. Dix miles plus loin, elle fit halte à une station 7-Eleven.
Pendant que Milly s'affairait à la pompe, Agatha emporta la clé de contact et alla régler le plein dans la supérette.
Elle revint avec un grand sac en papier dans les bras. Milly l'attendait au volant.
– Ce n'était pas la peine.
– Je croyais que tu étais affamée ?
– Je parlais de confisquer la clé, répondit-elle en agitant un trousseau où se trouvait un double. Je vous ai dit que je vous accompagnerais, j'ai tenu ma promesse, à vous de tenir la vôtre.
– Je ne t'ai rien promis, et puis c'est une longue histoire.
– Nous avons quelques jours devant nous, les conversations sur le temps qu'il fait n'ont pas grand intérêt. J'ai bien compris que vous aviez un itinéraire précis.
– Je ne t'ai pas menti en te parlant de mes amis, sauf qu'ils ne vivent pas tous à San Francisco, et que je ne sais plus vraiment s'ils sont toujours mes amis, mais je voudrais leur rendre visite.
– Avec un revolver ? demanda Milly.
Agatha prit l'arme et la rangea dans la boîte à gants.
– Voilà, tu vois, je te fais confiance, enfin, j'essaye.
– Vous ne pouviez pas vous louer une voiture ?
– Je n'ai pas renouvelé mon permis depuis longtemps. Tu poses trop de questions. Roule, et trouve-nous un endroit plus agréable pour manger ces sandwichs. Tu aimes la dinde, j'espère ?
Au paysage suburbain succéda une campagne où n'apparaissaient plus que quelques hameaux. L'Oldsmobile grimpa à une colline. Arrivée au sommet, Milly bifurqua sur une route secondaire et s'arrêta le long d'une voie de chemin de fer désaffectée. Elle coupa le moteur, sortit de la voiture et suivit les rails jusqu'à un vieux pont qui surplombait la vallée.
Agatha emporta le sac et la rejoignit. Milly s'était assise à un endroit où le garde-corps avait disparu. Jambes ballantes dans le vide, elle prit le sandwich que lui tendait Agatha et l'attaqua avec appétit.
– Demain, il faudra que je téléphone à Frank, et à Mme Berlington pour m'excuser, dit-elle la bouche pleine.
– Qu'est-ce que tu comptes leur dire ? interrogea Agatha.
– Je ne sais pas encore. Que j'ai dû retourner chez moi.
– Où est-ce, chez toi ?
– Santa Fe, Nouveau-Mexique.
– Ils te demanderont pourquoi.
– Frank, j'en doute, ce n'est pas le genre à poser des questions.
– Pourquoi cela ? Il ne s'intéresse pas à toi ?
– Bien sûr que si, protesta Milly. C'est de ma faute, je n'aime pas beaucoup parler, et surtout pas de moi. Et puis, il me fait confiance. Il s'inquiétera un peu, me dira d'être prudente sur la route et de rentrer vite.
– Et Mme Berlingot ?
– Mme Berlington ! corrigea Milly en s'amusant à faire rouler le r. Je lui expliquerai que j'avais une affaire urgente à régler suite au décès de ma mère. Elle est morte il y a cinq ans, mais Mme Berlington n'en sait rien.
– J'en suis désolée, répondit Agatha.
– Moi aussi, soupira Milly. Ma mère était un peu rock'n'roll, la vie n'a pas toujours été facile pour nous, mais on ne s'ennuyait jamais ensemble. C'était quelqu'un de joyeux.
– Tant mieux pour elle, répliqua Agatha.
– Vous avez des enfants ? demanda Milly.
– Non, pas eu le temps.
– Vous étiez si occupée que cela ?
– On peut dire ça, oui. Et toi, tu as envie d'en avoir ?
– Pour l'instant, j'ai surtout envie de manger ce sandwich en admirant la vue.
– Il fait sombre, dit Agatha, on ne voit pas grand-chose.
– Si, au loin, on aperçoit les lumières d'un village, et juste en dessous, le lit d'une rivière. Avec la fonte des neiges, elle gonflera bientôt. J'aime bien les anciennes voies de chemin de fer, ajouta-t-elle en caressant le rail rouillé sur lequel elle s'était assise. En fait, je ne sais pas pourquoi, mais j'aime tout ce qui est ancien.
– J'avais cru le deviner avec ta voiture.
– Les vieilles choses ont une histoire, soupira Milly.
– Tu ne dis pas ça pour moi, j'espère ?
– Mais non, vous n'êtes pas vieille, maman avait à peu près votre âge.
– Ne te sens pas obligée d'être aimable, rétorqua Agatha d'un ton sec qui étonna Milly
– Je ne me forçais pas. Alors taisons-nous, puisque vous n'avez pas envie de faire la conversation.
Elles restèrent côte à côte, silencieuses, le regard perdu au loin.
– Je ne voulais pas être brusque, reprit Agatha en jetant l'emballage de son sandwich dans le vide.
– Vous n'avez aucun respect pour la nature ? demanda Milly.
– Si ça m'arrive, mais pas ce soir. Il est tard, allons nous coucher.
– Nous trouverons sûrement un endroit où dormir dans la vallée.
– Cette nuit, nous ferons chambre commune dans ta belle voiture. J'en ai plein les bottes de rouler et puis, comme j'apprécie la nature plus que tu ne le crois, dormir à la belle étoile me conviendra parfaitement.
Agatha se leva et repartit vers l'Oldsmobile. Milly resta seule un moment à regarder fixement le vide sous ses pieds. Elle jeta un caillou dans le ravin, comptant les secondes qui s'écouleraient avant que se fasse entendre le son de l'impact.
Quand elle regagna la voiture, Agatha avait la tête posée contre la vitre et semblait déjà dormir.
Milly avança la main vers la boîte à gants.
– N'y pense même pas, murmura Agatha.
Mais Milly n'obéit pas.
– Qu'est-ce que tu cherches ?
– Le paquet de cigarettes de Jo, il en laisse toujours un ici.
– Qui est Jo ?
– Ça aussi, c'est une longue histoire, répondit Milly.
Elle mit le contact et appuya sur le bouton de la capote qui s'ouvrit en grinçant.
– Vous vouliez dormir à la belle étoile, voilà tout un ciel étoilé, rien que pour vous, dit-elle en allumant sa cigarette.
Agatha inclina le dossier du fauteuil, passa les bras derrière sa nuque, et contempla le spectacle qui s'offrait à elle.
– Tu ne peux imaginer le nombre de nuits que j'ai passées à rêver de voir ça.
– Combien ?
– Dix mille neuf cent cinquante trois.
Milly, qui avait toujours su apprivoiser les chiffres, fit un calcul mental.
– Où étiez-vous tout ce temps ?
– Nous parlerons demain, maintenant tais-toi et laisse-moi admirer le ciel.
5.
Tom s'éveilla avec le jour. Il rêvait d'un café et regarda sa montre en espérant qu'il n'aurait pas longtemps à attendre.
Vers 8 heures, un taxi vint se garer sur Merwood Lane, Helen sortit de la maison et prit place à bord.
Un peu plus tard, ce fut la porte du garage qui s'ouvrit. En voyant Max s'éloigner à bord d'une berline, Tom ne put s'empêcher de sourire, ravi que son sens de l'observation n'ait pas failli.
La veille, alors que Max lui tournait le dos pour rentrer chez lui, il lui avait bien semblé voir que l'une des deux places du garage était inoccupée.
Dans une banlieue résidentielle où ne passe aucun bus et sans commerces à moins de cinq miles, posséder une voiture est une nécessité. Celle d'Helen pouvait être en réparation, mais Tom ne croyait pas aux coïncidences.
Une vérification dans le fichier des immatriculations lui confirma que Max Pyzer possédait bien deux véhicules.
Tom aurait pu contacter le central avec la radio de bord, mais respectueux des usages, il fit appel à l'inspecteur pour lancer un avis de recherche, lui précisant qu'il ne fallait sous aucun prétexte stopper la Chevy noire ou interpeller son occupant.
Dès qu'il eut raccroché, il tourna le bouton de la radio et guetta la diffusion du message.
*
Moins de deux heures s'écoulèrent avant qu'une patrouille repère la Chevy, garée sur un trottoir en contrebas du Highway 76. Tom s'y rendit sans délai.
La fouille du véhicule ne lui apprit rien qu'il ne supposait déjà. Il n'avait pas de temps à perdre, ni besoin de la police scientifique pour lui confirmer qu'Agatha s'était trouvée derrière ce volant. Il pouvait sentir sa présence, comme si son fantôme était assis sur le fauteuil.
Raconter à Max qu'on avait retrouvé la Chevy et qu'un relevé d'empreintes était en cours le rendrait peut-être plus disert, mais Tom n'en était pas convaincu. Il avait la désagréable impression de tourner en rond, ce qu'il faisait effectivement en balayant le périmètre du regard.
Qu'était-elle venue faire ici ? On ne trouvait aux alentours qu'une station-service et quelques commerces. Il les visita un à un, présentant la photo d'Agatha et obtenant à chaque fois une fin de non-recevoir. Coiffeur, épicier, teinturier ou fripier n'avaient aucun souvenir de cette femme, et le pompiste fut tout aussi formel.
Tom cherchait à comprendre pourquoi Agatha avait abandonné son unique moyen de fuir, de surcroît en un lieu qui n'était pas desservi par les transports publics. Par acquit de conscience, il appela la compagnie de radio-taxis couvrant le quartier et se fit confirmer qu'aucune passagère n'avait été prise en charge récemment, à cette adresse ou dans ses environs. Puis il entra dans la station-service pour chercher le café qu'il n'avait toujours pas bu et en profita pour s'offrir un muffin. Au moment de payer, son regard se posa sur les trois moniteurs vidéo situés derrière le caissier. Sur l'un d'eux, on pouvait voir la zone autour de la caisse, sur l'autre la porte d'entrée de la supérette, le troisième dévoilait un angle élargi du périmètre de la station, on apercevait même au loin la Chevy garée sur le trottoir.
– Ces caméras enregistrent ? demanda Tom à l'employé en lui montrant son insigne de marshal.
– Oui, on change les bandes à la fin de chaque service, on les garde vingt-quatre heures avant de les réutiliser. Après trois vols à main armée l'an dernier, l'assurance a exigé qu'on mette en place un matériel de surveillance.
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