La duchesse sourit à tous avec grâce.
– Décidément, comte, vous aviez raison. Il semble qu'il y ait sur ces plages plus de gentilshommes bien nés que dans l'antichambre du roi.
Elle se souvenait de la réflexion qu'il lui avait faite a son arrivée.
– Nous sommes tous gentilshommes d'aventures ! s'écria le lieutenant de Barssempuy. Nous portons haut les bannières de nos pères, tandis que dans l'antichambre du roi il n'y a plus que des bourgeois ou des couards.
Il cherchait à se faire valoir, car il aimait Marie-la-Douce, et craignait que la duchesse ne fût pas favorable à sa candidature. Pour plus de sûreté, il lui répéta son nom que le comte avait déjà énoncé, et cita les titres de ses pairs dans la région de Nantes dont il était originaire.
La duchesse regarda avec intérêt ce visage tanné de jeune corsaire, qui respirait la franchise et l'entrain du guerrier accoutumé aux combats. En effet, ce n'était ni dans l'antichambre du roi ni dans les parloirs des couvents que la duchesse de Maudribourg avait pu rencontrer ce type de gentilhomme. Il était nouveau pour elle. Une certaine curiosité contenue brillait dans les yeux d'Ambroisine, et ses regards allaient de l'un à l'autre des visages qui l'entouraient. Elle se contrôlait beaucoup et il était difficile de savoir ce qu'elle pensait, mais Angélique avait l'intuition qu'elle éprouvait un certain plaisir à se trouver dans cette société inhabituelle.
Barssempuy essayait d'attirer l'attention de Marie-la-Douce par quelques signes, imité en cela, avec beaucoup moins de discrétion, par Aristide Beaumarchand qui voulait accaparer Julienne.
Mais les Filles du roi se tenaient sagement groupées sous l'égide de leur bienfaitrice et de Pétronille Damourt, le secrétaire Armand Dacaux fermant la marche.
Le marquis de Villedavray les découvrit.
– Mais, en voilà d'autres ! s'exclama-t-il. Oh ! Quel admirable endroit ! Venez donc, mesdames, venez vous rafraîchir.
Il rompit le cercle et entraîna tout ce monde vers les tréteaux. Angélique l'entendit dire à Ambroisine de Maudribourg :
– Un naufrage ! Mais c'est affreux ! Contez-moi cela, ma pauvre petite !
Elle alla renouer connaissance avec le baron de Saint-Castine, qui lui présenta sa fiancée, Mathilde, la jeune princesse indienne qu'il aimait. Elle était belle et fine avec ses lourdes tresses noires encadrant l'ovale de son visage doré.
– Pouvez-vous me donner des nouvelles de notre marinier anglais Jack Merwin ? s'enquit Angélique auprès du baron.
– Le père de Vernon ? Il a repris la route. Je pense qu'il a dû essayer de joindre le père d'Orgeval sur le Kennebec pour lui rendre compte de sa mission.
– Où en est la guerre indienne ?
– Mes populations se tiennent coites, mais les nouvelles qui nous parviennent les émeuvent, et je les contiens difficilement. Les Abénakis de l'ouest du Kennebec continuent à moissonner scalps et prisonniers. On dit qu'ils ont mis à l'eau leurs flottilles afin d'assaillir les îles de la baie de Casco et traquer l'Anglais jusque dans les derniers repaires. Si les îles tombent, la Nouvelle-Angleterre se relèvera mal de ce coup.
– Bonne affaire ! cria Villedavray qui, non loin, tout en dégustant une préparation au crabe, avait surpris ces paroles.
– L'affaire sera moins bonne si le corsaire Phipps capture votre intendant de la Nouvelle-France, rétorqua Saint-Castine, et si, par représailles, tous ces navires anglais qui pèchent en ce moment dans la Baie viennent mettre le siège devant mon fort de Pentagoët.
– Ne craignez rien, mon bon. M. de Peyrac se charge des Anglais, affirma le gouverneur de l'Acadie, la bouche pleine. Avez-vous goûté de ce crabe, baron ? C'est exquis. Il a un arrière-goût d'une finesse. Qu'est-ce donc ? Ah ! De la muscade, je gage. N'est-ce pas ? fit-il pointant l'index vers Angélique, comme tout excité d'avoir découvert un secret d'une extrême importance.
Elle reconnut qu'il était tombé juste. « Pas de bon crabe sans muscade », dit un vieux dicton gastronomique des côtes saintongeaises. L'homme aux épices et son esclave caraïbe étaient restés à Gouldsboro, l'on ne sait pourquoi, lors du départ du Sans-Peur.
Simultanément, deux arrivées attirèrent l'attention dans deux directions différentes. Au même instant, la moitié des têtes de l'assemblée se tournèrent vers l'orée des bois d'où venait de surgir un religieux en bure brune, portant son canoë indien sur la tête, l'autre moitié vers la rade où pénétrait une lourde chaloupe d'une trentaine de tonneaux.
– Le frère Marc, le capucin de Saint-Aubin sur la Sainte-Croix, s'écria Villedavray en désignant le religieux, et voici Grand Fontaine, acheva-t-il en pointant un doigt vers la mer.
Le surnom de Grand Fontaine était Grand Bois à cause de la chênerie splendide et apparemment sans limites qui entourait sa censive et où il passait le plus clair de sa vie. C'était un géant qui vivotait chichement d'un peu de pelleterie, mais surtout chasseur et pêcheur impénitent, ce qui n'arrangeait guère ses affaires.
Voici que, donnant du coude et bousculant sans ambages les groupes de personnes qui débordaient de la chaloupe, il mettait pied à terre et criait de loin, reconnaissant Peyrac.
– Les chutes de l'estuaire de Saint-Jean ont été vaincues et par des Français, en dentelles encore, ces beaux messieurs de Québec. Mais ces c...-là se sont fait prendre à revers par les Anglais qui les poursuivaient. Les Anglais bloquent maintenant l'entrée. Je ne peux plus rentrer chez moi. Je suis venu vous demander un coup de main.
Il s'avançait, suivi de la troupe hétéroclite qui avait débarqué de la chaloupe. Quelques Acadiens fortement bâtis, un groupe de femmes et d'enfants manifestement anglais ou hollandais, des Indiens Malécites ou Mic-Macs, coiffés de leurs bonnets pointus surbrodés et, tranchant sur le tout, le kilt et le tartan de l'Écossais Cromley que le comte avait envoyé naguère porter un message d'avertissement aux établissements étrangers de la Baie Française.
– Oui, répéta Grand Bois en se rapprochant, ce c.. de gouverneur a réussi un exploit qui mérite le coup de chapeau, mais il nous met tous dans le pétrin...
– De qui parlez-vous, monsieur ? demanda le marquis de Villedavray, en se redressant de toute sa hauteur pour bien se faire voir.
– Ah ! Vous êtes là, vous ! dit Grand Bois, l'apercevant. Vous avez réussi à passer... de Jemseg ? Et vous êtes allé à pied par la forêt ?
– Je réussis toujours à passer où je veux passer, cria le gouverneur d'une voix de fausset dans sa colère, et vous apprendrez que je réussis toujours à rattraper les insolents de votre espèce...
– Ne vous fâchez pas, dit Grand Bois, malgré tout un peu ennuyé, j'ai dit que vous méritiez un coup de chapeau pour la remontée des chutes de l'estuaire.
Il renifla et passa sa manche de buflletin sous son nez humide.
– Après tout, c'est vrai que nous sommes tous dans l'embarras à cause de vous, par là-bas, avec ces Anglais qui s'agitent comme des guêpes. Vous auriez mieux fait d'échapper aux Anglais en louvoyant dans la Baie plutôt que d'entrer ainsi dans la rivière.
– C'était le seul moyen de sauver toute ma cargaison précieuse.
– Oui-da, ricana l'un des nouveaux arrivants. L'on s'en doute. Précieuse, avec toutes les fourrures que vous avez razziées chez nous, nous dépouillant jusqu'au trognon.
– Je n'ai rien razzié chez vous, comme vous dites, monsieur Defour, hurla le gouverneur, pour la bonne raison que lorsque je me suis présenté à votre cursive je n'y ai pas trouvé un chat...
– Si fait, vous y avez trouvé notre chat.
– Mais que lui ! rugit Villedavray qui écumait. Les quatre messieurs Defour s'étaient égaillés dans la nature au lieu de se conduire en loyaux sujets de Sa Majesté et de recevoir honorablement son représentant, c'est-à-dire MOI ! Et l'un d'eux, en fuyant, trouve encore le moyen de débaucher les six soldats du fort
Sainte-Marie, afin de se mettre à la disposition de M. de Peyrac7.
– Eh bien ! Vous voici content, puisque M. de Peyrac doit vous servir. En les amenant ici, on est allé droit au-devant de vos désirs. Et au heu de nous remercier...
Les deux frères Defour se ressemblaient, sauf que le cadet qui venait de débarquer était encore plus grand et plus large d'épaules que son aîné. Villedavray les considéra d'un air sombre.
– Bon ! Eh bien ! Espérons que d'ici peu les quatre coquins vont se trouver réunis ici même afin que je puisse les faire charger de chaînes et conduire sous bonne garde à Québec.
Les deux frères et Grand Bois éclatèrent d'un rire bruyant et insolent, imité avec fracas par tous leurs Mic-Macs, parents ou frères de sang.
Grand Bois tira de sa poche un énorme mouchoir paysan pour s'essuyer les yeux embués par des larmes de rire.
– Vous n'êtes pas ici en territoire français, monsieur le gouverneur. Gouldsboro, c'est un royaume neutre et nous aussi nous en sommes.
– Un royaume neutre ! répéta le gouverneur les yeux exorbités. Qu'entends-je ? Mais alors c'est la rébellion ! ... La révolte contre la Fleur de Lys !...
Joffrey de Peyrac s'était désintéressé de la querelle. Les démêlés du gouverneur de l'Acadie avec ses administrés étaient célèbres et se renouvelaient à peu près dans ces termes à chacune de ses visites annuelles.
Le comte était allé brièvement s'entretenir avec l'Écossais et les quelques réfugiés des comptoirs anglais et hollandais ramenés par lui, plutôt par mesure de prudence préventive que devant une menace précise de guerre indienne. Finalement, il se révélait que les colons étrangers de la Baie Française s'inquiétaient plus des agissements de leur compatriote bostonien Phipps que de ceux des Français, et qu'ils avaient sauté sur l'occasion de venir visiter Gouldsboro en attendant que les choses se tassassent à l'entrée de la rivière Saint-Jean. Une barque d'Acadiens passant par là les avait pris volontiers à son bord.
– Restaurez-vous, leur dit Peyrac après les avoir présentés au révérend Patridge, à Miss Pidgeon et aux rescapés anglais de la baie du Massachusetts. Dans quelques jours vous pourrez rentrer chez vous. Le vieux chef Skoudoun tient ses Indiens en main et je vais aller lui rendre visite moi-même pour le tranquilliser.
– C'est en son nom que je viens vous apporter cette branche de porcelaine ! informa le religieux en bure brune qui s'était approché.
Il tendit à Peyrac un brin de cuir sur lequel étaient enfilés des coquillages.
– Skoudoun m'a fait venir spécialement à son village de Metudic pour m'envoyer vers vous. De Jemseg, ces messieurs de Québec lui demandent d'amener ses guerriers contre les Anglais. Il n'a pas encore pris de décision et vous envoie ceci.
– Un seul brin !...
Peyrac fit repasser la branche de coquillages dans sa paume, en réfléchissant. L'envoi était mince. Il pouvait aussi bien signifier : « Que dois-je faire ? Je suis dans l'expectative » que « C'est un geste de déférence que je vous dois avant d'entrer en campagne, mais j'agirai à mon gré ».
– Qu'en pensez-vous, mon père, vous qui l'avez vu ? interrogea Peyrac tourné vers le capucin.
– Il ne bougera pas avant de connaître votre opinion. Mais il fait quand même préparer quelques chaudières de guerre afin de complaire à ces messieurs dont les navires sont sous la menace anglaise.
Le capucin s'exprimait avec indifférence. On sentait que l'issue de ces pourparlers lui importait peu. Jeune, avec un visage énergique et avenant, fortement hâlé, ne portant pas la barbe, les cheveux châtains ébouriffés par le vent, la bure haut troussée dans sa ceinture de corde, chaussé de mocassins, il y avait en lui quelque chose – bien qu'il eût reçu les ordres et pût célébrer la messe —qui faisait qu'on l'appelait le frère Marc, comme s'il en était novice ou convers.
– Bonne aubaine pour vous que Skoudoun vous ait envoyé courir les bois, lui lança Villedavray d'un ton acerbe, vous préférez cela aux patenôtres ! Hein ! Et vous avez pu faire le fou dans tous les rapides du Saint-Jean, de la Sainte-Croix, voire de la Meduxnakeag. Combien de fois vous êtes-vous retourné votre canot sur la tête ? Combien de bouillons avez-vous bus dans les remous et les rochers ?... Cette jeunesse ne pense qu'à des exploits fougueux contre les eaux, ce pays les rend fous, commenta-t-il tourné vers Angélique. Voyez ce religieux. Il stupéfie les Indiens eux-mêmes par sa hardiesse à descendre tous les cours d'eau réputés infranchissables et dangereux. Croyez-vous qu'il pense au service de Dieu pour lequel il a été envoyé ici ? Que nenni ?... Et mon Alexandre ? Ses parents me l'ont confié pour en faire un gentilhomme accompli, et non pas un sauvage qui ne rêve que de remonter le cours d'une rivière à la vitesse de dix chevaux galopant, comme il fit l'an dernier au Petit Condiac. Cette année, il lui fallait l'estuaire de la rivière Saint-Jean...
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