– Mais non, mon petit, tu ne peux pas te coucher là-dessus, protesta Angélique.

Derechef, elle s'agenouilla près de lui et eut beaucoup de peine à le convaincre que cette délicate couche de soie n'était pas faite pour son poil grisâtre de chaton malade, mais enfin, quand elle l'eut elle-même installé sur un morceau de couverture douillette dans un coin, il consentit à l'échange, la regardant de ses yeux obliques à demi clos qui semblaient dire :

« Du moment que tu t'occupes de moi et que tu comprends mon importance et te donnes du mal pour moi, je renoncerai à ces bas rouges. »

Elle ramassa les bas et les fit couler entre ses mains, rêveusement...

– Je les ai achetés à Paris, dit une voix, chez le sieur Bernin. Vous savez, Bernin, le mercier de la Galerie du Palais.

Chapitre 2

La duchesse de Maudribourg s'était éveillée et, appuyée sur un coude, elle observait Angélique depuis quelques instants.

Se tournant vers elle, au son de sa voix, Angélique reçut, comme naguère sur la plage, le choc du regard magnifique de la « bienfaitrice ».

« Quel charme y a-t-il dans ce regard ? » s'interrogea-t-elle en se rapprochant.

Les prunelles sombres semblaient dévorer le visage au teint filial et presque juvénile et lui conférer une sorte de maturité tragique, comme le regard de certains enfants trop graves, mûris par la souffrance.

Mais cela passa très vite.

Comme Angélique se penchait vers la duchesse de Maudribourg, l'expression de celle-ci était déjà différente. Il émanait de ses yeux une lumière douce, apaisée, et elle semblait examiner avec sympathie la comtesse de Peyrac, tandis que ses lèvres affichaient un sourire mondain de bienvenue.

– Comment vous sentez-vous, madame ? questionna Angélique, en s'asseyant au chevet de la naufragée.

Elle prit la main qui reposait sur le drap, la trouva fraîche sans fièvre aucune. Mais la pulsation du sang, au poignet fragile, demeurait agitée.

– Vous admiriez mes bas, demanda Mme de Maudribourg. N'est-ce pas qu'ils sont beaux ?

Sa voix harmonieuse paraissait un peu affectée.

– Leur soie est entremêlée de poils de chèvre des Afghans et de fils d'or, expliqua-t-elle. C'est pourquoi ils sont si doux et si brillants.

– C'est, en effet, une fort jolie chose élégante, convint Angélique. M. Bernin, que j'ai connu jadis, a gardé sa réputation.

– J'ai aussi des gants de Grenoble, compléta avec empressement la duchesse, parfumés à l'ambre. Où sont-ils ? J'aimerais vous les montrer...

Tout en parlant, son regard errait autour d'elle, et elle ne semblait pas très bien imaginer où elle se trouvait ni qui était cette femme, assise là auprès d'elle, avec sa paire de bas rouges entre les mains.

– Vos gants n'auraient-ils pas été perdus avec le reste de vos bagages ? interrogea avec précaution Angélique, voulant l'aider à prendre conscience de la vérité.

La malade la fixa vivement, puis une expression d'angoisse traversa son regard très expressif, qui s'éteignit aussitôt sous les paupières retombées. Elle se laissa aller en arrière les yeux clos. Très pâle, elle respirait précipitamment. Elle porta la main à son front et murmura :

– Oh ! Oui, c'est vrai. Cet affreux naufrage ! Maintenant, je me souviens. Pardonnez-moi, madame, je suis stupide...

Elle resta un moment silencieuse, puis reprit :

– ...Pourquoi ce capitaine nous a-t-il dit que nous arrivions à Québec ? Nous ne sommes pas à Québec, n'est-ce pas ?

– Tant s'en faut !... Par bon vent, il vous faudrait trois semaines pour y parvenir.

– Alors où sommes-nous donc ?

– À Gouldsboro, sur les côtes du Maine, un établissement de la rive septentrionale de la Baie Française.

Angélique s'apprêtait à donner des explications plus précises afin de situer Gouldsboro par rapport à Québec, mais son interlocutrice poussa un cri d'effroi :

– Que me dites-vous ? Le Maine, la Baie Française. Mais alors il faudrait croire qu'au delà de la Terre-Neuve nous nous sommes égarés, contournant toute la presqu'île d'Acadie au sud au lieu de gagner au nord le golfe du Saint-Laurent ?...

Elle, au moins, connaissait sa géographie, ou bien elle avait pris soin de consulter les cartes avant de se lancer dans l'aventure américaine. Elle paraissait atterrée.

– Si loin ! murmura-t-elle. Qu'allons-nous devenir maintenant ? Et ces pauvres filles que j'emmenais se marier en Nouvelle-France ?...

– Elles sont vivantes, madame, c'est déjà beaucoup. Pas une n'a péri, quelques-unes ont été sérieusement blessées, mais toutes se remettront de leur épreuve, je peux m'en porter garante.

– Dieu soit loué ! murmura Mme de Maudribourg avec ferveur.

Elle joignit les mains et, fermant les yeux, parut s'abîmer dans la prière.

Un rayon bas du soleil qui déclinait vers l'horizon vint éclairer son visage et lui donner une surprenante beauté. Une fois encore, Angélique eut l'impression d'avoir été le jouet des facéties du destin. Où était la lourde et vieille bienfaitrice des Filles du roi qu'elle s'était imaginée ? À sa place, cette jeune femme en prière ne semblait pas tout à fait réelle.

– Comment vous remercier, madame ? dit la duchesse revenant à elle. Je comprends que vous êtes la châtelaine de ces lieux et que, sans doute, nous vous devons la vie, à vous et à monsieur votre époux.

– C'est un devoir sacré sur ces rivages perdus que de s'entraider.

– Me voici donc en Amérique ! Ah ! Quelle découverte écrasante ! Que Dieu me soutienne !

Puis se ressaisissant :

– ... Pourtant c'est là que la Vierge qui m'est apparue m'a dit de me rendre. Alors je dois me résigner à sa Sainte Volonté ! Ne croyez-vous pas que c'est déjà un signe de protection du ciel qu'aucune d'entre les filles n'ait péri ?

– Oui, certes.

Le soleil couchant se faisait plus rose et inondait la pièce d'une lueur pourpre. Ce reflet de feu glissa sur la chevelure sombre de la duchesse. De ces cheveux très beaux, amples et fournis, émanait un parfum subtil qu'Angélique n'arrivait pas à définir. Ce parfum, dès l'instant où elle s'était penchée sur la duchesse, avait causé à Angélique la même sorte de sourde inquiétude indéfinissable. La certitude qu'il y avait en tout cela un signe et qu'elle aurait dû comprendre lequel.

– C'est le parfum de mes cheveux qui vous intrigue, interrogea la duchesse, devinant ses pensées avec une prescience toute féminine. N'est-ce pas qu'il est à nul autre pareil ? Je le fais composer spécialement pour moi. Je vous en céderai quelques gouttes afin que vous puissiez voir s'il vous convient.

Puis se souvenant des malheurs qui lui étaient advenus et que le flacon de son précieux parfum devait jouer maintenant les bouteilles à la mer, elle s'interrompit et soupira profondément.

– Désirez-vous que je fasse chercher votre dame de compagnie, Pétronille Damourt ? suggéra Angélique qui désirait partir à la recherche de son mari.

– Non, non, fit précipitamment Mme de Maudribourg. Oh ! Je vous en prie, pas elle ! Ce serait au-dessus de mes forces. Cette pauvre femme... elle est très dévouée mais tellement fatigante !... Et je me sens si lasse. Je crois que je vais dormir... un peu.

Elle s'allongea sous les draps dans une pose hiératique, les bras le long du corps, la tête rejetée en arrière, et elle parut aussitôt s'endormir.

Angélique se leva pour aller rabattre le volet de bois afin d'épargner la lumière trop vive à la malade. Elle resta un instant à regarder la grève empourprée par le crépuscule, perçut l'animation de la fin du jour qui venait à la fois du fort et du village. C'était l'heure où, dans la chaleur tombante, s'élevaient les fumées des âtres dans les maisons où se réchauffait le repas du soir, où s'allumaient les foyers des mariniers et des Indiens, au long des plages et sur les falaises.

Il lui parut qu'on avait boulangé ce jour-là à Gouldsboro, ce que l'on faisait une fois par mois, dans des fours creusés à même la terre et que l'on chauffait avec des braises et des pierres rougies. L'odeur du pain chaud, délicieuse, montait comme un encens subtil et familier, et elle aperçut des enfants qui remontaient vers les maisons en portant sur des brancards de grosses miches dorées.

Malgré les combats récents qui avaient secoué la petite colonie, la vie continuait.

« Joffrey en a voulu ainsi, se dit-elle. Quelle force dans sa volonté de survie, de maintenir la vie ! Chacun en est comme possédé à son contact. Il est terrible... terrible d'énergie... »

Chapitre 3

Brusquement, Angélique mit son visage dans ses mains et la houle d'un sanglot la secoua comme une vague de fond venue de très loin.

À nouveau, à la seule évocation de son mari, ce comte de Peyrac qui tenait en main avec tant de force et d'audace à la fois leur destinée à tous, la catastrophe qui avait déferlé sur eux, en ces derniers jours, sur leur couple si passionnément uni, lui remontait au cœur.

Le calme du soir la rendait plus sensible à ce désastre. comme après un cataclysme auquel on n'a échappé que de justesse, et dont on vient contempler les ruines... C'était fini !

Certes les apparences étaient sauves, mais quelque chose restait détruit... Une amère déception la tenaillait. Pourquoi ne l'avait-il pas fait appeler ? Pourquoi n'était-il pas venu prendre de ses nouvelles ?

Tout au long de cette journée qu'elle avait passée dans la chambre du fort, au chevet de la duchesse de Maudribourg, elle n'avait cessé d'espérer sa venue, un signe de lui...

Rien ! Il était donc encore fâché contre elle. Certes, ce matin, elle avait pu, un trop court instant, l'aborder lui parler, lui crier son amour !... Et, tout à coup, Il avait étreinte avec une violence qui, lorsqu'elle l'évoquait, la laissait encore bouleversée. Elle ressentait ses bras autour d'elle comme de l'acier, l'emprisonnant avec une fièvre si farouche que tout son être s'en était ému d'un sentiment charnel et profond, indescriptible. Le sentiment de lui appartenir et à lui seul jusqu'à la mort... Une mort douce ainsi, dans ses bras, sans pensée autre que le bonheur, le bonheur sans limites de savoir son amour pour elle.

Mais voici qu'après cet instant de rémission la crainte revenait.

Également au cours de ce drame récent, beaucoup de réactions intimes de Joffrey de Peyrac lui avaient échappé. Elle croyait le connaître, le deviner, mais maintenant elle ne savait plus !... Il avait eu des mots, des gestes, des cris d'homme en colère, d'amant jaloux qu'elle ne lui eût pas prêtés auparavant.

Mais ce n'était pas cela qui l'avait le plus blessée car elle avait senti confusément que cet aspect inconnu de son caractère avait été suscité par elle et ne pouvait l'avoir été que par elle seule, ne s'était révélé en somme que parce que c'était elle qui se trouvait en jeu et qu'il avait trahi, sans le vouloir, par ces éclats terribles, lui qui gardait en tout une telle maîtrise, combien elle lui était chère, unique entre toutes les femmes. Elle n'était plus très sûre de cela. Elle aurait voulu le lui entendre dire. Mais, de toute façon, elle avait préféré cette violence, cette brutalité, à certaines de ses ruses, à certains pièges qu'il semblait lui avoir tendus pour la faire trébucher. Ainsi l'attirer dans l'île du Vieux-Navire avec Colin, afin de pouvoir les surprendre dans les bras l'un de l'autre... N'était-ce pas unique, indigne de lui ?... Elle retournait la question en elle-même, et chaque fois souffrait mille morts. Le coup dont il l'avait frappée au visage n'était rien à côté de ce coup-là. Il faudrait qu'elle comprenne. Qu'elle parvienne à le rejoindre au delà de cette chose, car la peur de l'avoir perdu à jamais la torturait affreusement.

Comment cela avait-il pu arriver si vite entre eux, comme un cyclone dévastateur, s'abattant sans que rien ait pu le faire prévoir, et ravageant tout ? Subitement, mais aussi d'une façon fourbe et insidieuse qui avait surpris leur vigilance. Elle s'interrogeait, essayant de retrouver le fil, de discerner quand est-ce que cela avait commencé, comment, en si peu de jours, tant de hasards funestes avaient pu s'accumuler pour les amener, eux si tendres complices, si fervents amis, si fougueusement amoureux l'un de l'autre, à trembler l'un devant l'autre. Cela tenait de la magie et du cauchemar !...

Il semblait que cela eût commencé à Houssnock, lorsque Joffrey l'avait envoyée reconduire la petite Anglaise, Rose-Ann, chez ses grands-parents, des colons de Nouvelle-Angleterre aux frontières du Maine, appelé pour un traité par un chef indien qui lui avait fait transmettre ses directives par Cantor, lui donnant rendez-vous à l'embouchure du Kennebec.