Son intuition était peut-être juste. Sortie de son atmosphère conventionnelle pour se retrouver dans le grand vent âpre de Gouldsboro, la jeune veuve commençait-elle à entrevoir qu'il y avait une autre vie qu'elle aurait pu connaître, plus chaleureuse, plus heureuse ?

Angélique répugnait à approfondir le débat. Pour elle aussi, la personnalité de la duchesse de Maudribourg se révélait trop étrangère, bien qu'elle pût comprendre en profondeur ce qui la tourmentait et même ce qui l'avait déformée et rendue un peu étrange.

Si elle avait pitié, elle ne se sentait pas apte à conseiller cette âme en détresse qui eût mieux fait de demeurer dans l'ombre au parfum d'encens des confessionnaux de Saint-Sulpice que de venir se promener dans ces parages trop rudes et primitifs de l'Amérique.

Cependant le jour semblait mal choisi pour lui parler de sujets terre à terre comme l'établissement des Filles du roi, mais il fallait en finir, car les hommes de Colin, craignant de perdre leurs « promises », s'impatientaient.

– Avez-vous réfléchi aux propositions que mon mari vous a soumises hier au soir ? interrogea-t-elle.

Cette fois ce fut avec une véritable terreur qu'Ambroisine de Maudribourg la considéra. Son visage devint d'une pâleur de craie.

– Que voulez-vous dire ? balbutia-t-elle.

Angélique s'arma de patience.

– Il vous a entretenue, n'est-ce pas, des projets que quelques-unes de vos filles avaient de se fixer ici, par un bon et catholique mariage avec certains de nos colons ?

– Ah ! C'est de cela dont il s'agit ? (La voix d'Ambroisine était sans timbre.) Excusez-moi. J'avais craint... j'avais cru comprendre autre chose...

Elle passa une main sur son front, puis la posa sur son sein comme pour y contrôler les battements de son cœur. Enfin, les doigts joints, elle ferma les yeux et pria un instant.

Quand elle regarda à nouveau Angélique, elle avait retrouvé toute son assurance. Elle parla d'une voix ferme.

– Certaines de mes filles se sont en effet ouvertes à moi des sentiments que leur inspiraient quelques-uns des hommes qui se sont dévoués pour elles au moment du naufrage. Je n'y ai pas prêté attention. Quelle est cette folie ? Faire souche dans un établissement d'hérétiques ?

– Il y a grand nombre de catholiques... parmi nous.

La duchesse trancha d'un geste.

– Des catholiques qui acceptent de vivre en côtoyant des Huguenots notoires et même en s'associant avec eux ? Ce sont à mes yeux ou des catholiques tièdes, ou des hérétiques en puissance. Je ne peux remettre lame de mes filles à de tels individus.

Angélique se souvenait de la réflexion de Villedavray, lui disant : « Ce n'est pas viable. » Il n'était ni sot ni si futile qu'il voulait s'en donner l'air. Les réactions de la duchesse confirmaient une fois de plus les barrières mystiques qui séparaient les êtres humains, les vouant au nom de Dieu à des conflits et à des guerres sans fin, sans souci de l'avance des peuples vers une forme d'existence plus fructueuse et moins barbare. Les temps n'étaient-ils pas venus de la conciliation ? Cependant elle plaida le langage de la raison et de la sagesse.

– Tous les États, y compris la France, ne nous offrent-ils pas en notre siècle une image semblable ? Catholiques et protestants se côtoyant à l'intérieur des mêmes frontières et s'associant en fait pour la prospérité du pays.

– Image déplorable de compromission néfaste. Lorsque j'y songe, je crois voir les plaies de Notre-Seigneur saigner sur la croix, et cela me cause une grande douleur, Lui qui est mort pour que soit conservée Sa parole et qu'on ne l'altère point !... Et aujourd'hui l'hérésie partout !... Vraiment, cela ne vous fait pas souffrir ? fit-elle en regardant Angélique d'un air d'incompréhension.

Angélique détourna le débat.

– Il ne faut pas remettre sans cesse en question des problèmes que des personnages beaucoup plus importants que nous se sont déjà chargés de régler en toute compétence. Par exemple, pour la France, le roi Henri IV n'a-t-il pas décidé une fois pour toutes que les protestants et catholiques français étaient égaux devant la nation ? Il a ratifié ses décisions par l'Édit de Nantes et les affaires du royaume s'en sont bien trouvées.

– Précisément, dit la duchesse avec un sourire, vous n'êtes pas au courant, ma chère. Il est question que le roi révoque l'Édit de Nantes.

Angélique reçut un véritable choc.

– Mais c'est impossible ! s'écria-t-elle. Le roi ne peut révoquer cet accord que son aïeul a pris solennellement devant tous les Français et au nom de ses héritiers successeurs. Dans toute l'histoire des peuples, on ne trouverait une telle infamie !...

Elle voyait déferler la catastrophe intérieure de la France. Si l'Édit de Nantes était révoqué, les Huguenots français perdraient toute liberté et droits de cité. Ils ne pourraient se marier légitimement, leurs enfants seraient considérés comme des bâtards, leurs signatures non habilitées, ils n'auraient d'autres ressources que de se convertir ou de fuir le royaume...

Mais, en fait, depuis déjà longtemps, l'Édit n'était-il pas caduc, et sans applications ? Elle en savait quelque chose !

Dans la liberté de sa vie nouvelle, en Amérique, elle avait commencé à oublier l'oppressante persécution qu'elle avait partagée avec eux à La Rochelle.

Cependant, son caractère entier se révoltait contre une telle malhonnêteté de conscience appliquée au destin des peuples.

– Non, c'est impossible, répéta-t-elle, en se levant avec violence, ce serait vouer tous les efforts des hommes pour le bien à l'arbitraire des rois...

– Vous parlez comme un tribun antique, fit remarquer Mme de Maudribourg avec ironie.

– Et vous comme une bigote de la Compagnie du Saint-Sacrement, lui jeta Angélique en se dirigeant vers la porte.

La duchesse l'y rejoignit d'un bond.

– Oh ! Pardonnez-moi, ma chère, ma très chère, pria-t-elle d'une voie altérée, je ne sais ce qui m'a pris de vous adresser la parole sur ce ton... à vous, à vous, qui êtes la charité même. Pardonnez-moi ! Vous bouleversez de façon si profonde quelque chose de certain qui m'aidait à vivre que par instants... je me prends à vous haïr ! À vous envier aussi... Vous êtes si vivante, si vraie. Ah ! Je voudrais tellement que vous ayez tort... Et pourtant je crains que vous n'ayez raison. Mais pardonnez-moi... Ici je me découvre faible et inconstante et j'en suis humiliée...

Ses mains s'accrochaient aux bras d'Angélique, voulant la retenir, et ses yeux cherchaient les siens.

Ses prunelles d'or sombre parurent s'illuminer d'une joie indicible lorsque le regard vert, assombri comme une mer violente et tempétueuse sous la colère, d'Angélique croisa enfin le sien.

– Voyez mon repentir..., murmura-t-elle. Pardonnez-moi... je suis... un peu à votre image, une femme habituée à être obéie et, sinon à être comprise... du moins à être entendue. Je sais que j'ai beaucoup à me corriger sur ce point précis : l'orgueil, mais je ne voudrais point qu'il y ait d'ombre entre nous, malgré tout ce qui nous sépare... car je ne sais par quel truchement, en ces quelques jours, vous avez pris un grand pouvoir sur mon cœur qui pourtant ne se laisse pas facilement séduire...

On eût dit qu'au fond de ces yeux très beaux un être apeuré appelait au secours. C'est l'impression fugitive qu'en ressentit Angélique et qui fit tomber son irritation. Elle ne pouvait en vouloir à Ambroisine de Maudribourg d'avoir une conception de l'existence calquée sur l'étroite éthique religieuse qu'on lui avait inculquée depuis l'enfance. À savoir que tout ce qui n'est pas avec Dieu et son Église est contre Dieu.

Cependant – elle le devinait —, les connaissances scientifiques de la duchesse, si rares chez une femme de ce temps, la rendaient apte à évoluer vers un sens plus large de la vie. Les mains de la duchesse glissèrent le long des bras d'Angélique et serrèrent ses doigts avec chaleur.

– Faisons la paix, voulez-vous ? Et puis essayons désormais de nous exposer nos différents points de vue sans nous impatienter. Je crois que nous sommes toutes deux un peu « soupe au lait » comme tous les Français en général et comme les Poitevines en particulier, n'est-ce pas ?...

Son sourire quêtait un amendement. Elle était à peu près de la même taille qu'Angélique, mais son apparente fragilité qui, par instants, s'accentuait au point de faire craindre qu'elle ne s'évanouît, la faisait paraître plus petite. En ces instants, il émanait d'elle une séduction à laquelle Angélique aurait eu mauvaise grâce de résister.

– Soit, fit-elle consentant à sourire aussi, je reconnais qu'avec l'édit de Nantes nous nous sommes égarées sur un terrain brûlant et qui, après tout, ne nous concerne plus guère. Puisque vous comme moi, nous vivrons désormais en Amérique.

– Oui, cela contraint à envisager d'autres formes d'existence, et peut-être d'assouplir nos conceptions de vie. J'essaierai !...

Elles s'assirent à nouveau. Et Mme de Maudri bourg demanda des détails à propos de ces mariages.

Angélique s'efforça, avec mesure, de situer Gouldsboro et ses ramifications, dans le délicat « pas de deux » auquel la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angleterre se livraient dans cette partie septentrionale du continent américain. Encore heureux que depuis quelques décennies les Espagnols ne s'en mêlassent plus. L'Anglais Drake les avait mis au pas. Trop sûrs qu'ils étaient de pouvoir partager le continent américain tout entier avec les Portugais selon les seules décisions du Pape.

Elle décrivit la position de la Baie Française, plus proche voisine des Anglais que des Français, soumise à eux par le traité de Bréda, mais demeurant sous l'influence française par ses habitants, par les postes et établissements qu'elle y gardait, en fait une région trop isolée et abandonnée des uns et des autres pour être régie par ces gouvernements lointains. De plus, couverte sur une mer d'une richesse exceptionnelle, qui ne gelait jamais, son indépendance naturelle la promettait à un avenir commercial exceptionnel, pour peu qu'elle pût s'organiser sous ses propres lois.

Dés qu'on parlait affaires, la duchesse de Maudribourg devenait très attentive et cessait de régler sa conduite sur des données mystiques élevées mais hasardeuses.

C'était un point commun entre elles deux. Elles pouvaient se comprendre à demi-mot et mettre cartes sur table.

La jeune veuve était très capable, et très au point sur les arcanes ou vicissitudes du commerce colonial, aussi bien français qu'anglais. Elle savait ce que les chiffres voulaient dire, avait le sens de ce qu'il fallait exiger au départ pour qu'une entreprise ne devînt pas déficitaire.

Comme tous les Français, qui tournaient leurs regards vers la colonie, elle s'intéressait fort aux pelleterines Angélique lui confirma ce qu'elle semblait savoir déjà : les sauvages des rivières Pentagoët et Saint-Jean étaient ceux avec qui on en traitait le plus. Les premiers fournissaient des peaux d'élans et d'ours, les seconds plus de castors et de loutres. Les peaux d'originals de la rivière Saint-Jean s'élevaient, une année ordinaire, à trois mille, celles de la rivière Pentagoët au double.

Voilà pourquoi ce baron de Saint-Castine est si riche, dit la duchesse d'un ton rêveur. En somme Gouldsboro pourrait devenir un port franc ?

Angélique ne confirma pas qu'il l'était déjà. Il fallait laisser à la duchesse le temps de peser entre sa fidélité au roi de France qui entraînait automatiquement le salut de son âme et ses intérêts financiers. Il semblait qu'elle eût toujours su mener sa barque sur ce point, mais elle se trouvait devant un dilemme.

– Je me rends compte à la lumière de vos paroles et de ce que j'ai vu ici, que l'avenir de l'Amérique est sans doute dans l'indépendance de ceux qui veulent la faire prospérer et non pas d'être lié à des obligations lointaines. Mes filles auraient certainement grand avantage matériel à s'établir ici. Mais la richesse n'est pas tout sur la terre...

Elle poussa un profond soupir.

– Ah ! Que j'aurais aimé pouvoir m'entretenir avec un de ces messieurs de la Compagnie de Jésus, afin de recevoir leur direction. Ils ont des grâces spéciales pour éclairer les âmes, et sont beaucoup plus larges d'esprit que vous ne semblez le croire. Ainsi pour eux, seul un but sacré compte, mais s'il peut se concilier avec une bonne assise matérielle, ils n'en sont que plus partisans. Un Jésuite verrait peut-être en cette affaire \a possibilité de compenser l'influence huguenote et anglaise dans vos parages. La foi de mes filles est solide. Elles sauront la communiquer à leurs époux et maintenir sur ces rivages la présence de la vraie religion. Qu'en pensez-vous ?