Elle s'éveilla avec une impression d'angoisse affreuse et tous ces êtres étranges qui avaient traversé son sommeil semblaient se tenir encore groupés autour d'elle, peuplant l'ombre épaisse, l'entourant, la guettant.
Elle ne voyait rien. La nuit restait profonde. Elle « les » sentait. Cependant, le silence avait quelque chose d'anormal. Le brouillard devait coller alentour au-dehors, avec la densité d'un mur, la préhension d'un rempart, enveloppant le fort de bois, l'isolant de tout contact, de tout secours.
Les instants obscurs s'égrenèrent avec une lenteur oppressante. Ils passaient comme soutenus par les battements précipités de son cœur sans qu'elle pût parvenir à extraire de ce silence et de cette obscurité les éléments matériels ou immatériels qui inspiraient sa terreur.
Enfin elle prit conscience que ce qui avait dû l'éveiller, c'était un bruit imperceptible et étrange, tout près d'elle, presque contre son oreille. On eût dit un raclement bref suivi comme par l'échappement d'un petit jet de vapeur. Cela s'arrêtait puis reprenait. Impossible de définir par quoi cela pouvait être produit. Du bois, du fer ? Mais c'était tout près, si près que, tout à coup, elle réalisa : une bête !...
Aussitôt, prise de panique, elle allait se jeter hors du lit, puis se ravisait : une bête ?... oui, bien sûr : son chat ! Sans doute avait-il réussi à se faufiler près d'elle pour dormir. Mais pourquoi faisait-il ce drôle de bruit ? S'étranglait-il ? Vomissait-il ? Était-il malade ?
Elle guetta, perçut mieux, le devina soudain dressé sur ses pattes frêles, le dos en arc, hérissé de tous ses poils. Et ce bruit qu'elle entendait !... Mais oui... Obéissant aux réflexes héréditaires de ses congénères lorsqu'un danger les menace, il crachait et soufflait par intermittence. Alors elle comprit.
Le chat voyait dans la nuit quelque chose qu'elle ne voyait pas et qui le remplissait d'horreur et d'effroi. Et elle-même sentit se hérisser d'un long frisson son échine jusqu'à la racine des cheveux.
Un moment qui lui parut interminable, elle resta paralysée, pétrifiée, incapable d'un mouvement. Qu'y avait-il dans la nuit, cette chose dont elle discernait peu à peu la présence tangible. Cette chose présente, effarante, monstrueuse, invisible, mais que le chat voyait.
Enfin elle put tendre la main, la glisser sous son oreiller et trouver son pistolet. La sensation de la crosse de bois poli dans sa paume lui fut bienfaisante. Elle respira plus calmement, retrouva le contrôle de sa pensée.
Donner de la lumière ?... Elle étendit la main dans la direction de la table de chevet. Ses doigts rencontrèrent la fourrure tiède du petit chat et, en effet, il était hérissé comme une pelote d'épingles. Quand elle frôla son pelage des sortes d'étincelles crépitèrent. Le chat poussa un miaulement aigu et bondit hors du lit. Sans doute se réfugia-t-il sous un meuble, où il se tint en boule, terrifié. Angélique tâtonnait, cherchant le briquet et la chandelle. Elle ne les trouvait pas. Son cœur continuait de battre la chamade, accentuant sa maladresse. Il y avait quelqu'un dans la chambre, elle en était sûre, mais qui ? Elle fit tomber un objet se gourmanda. « Même si c'est le Diable », se dit-elle en claquant des dents, « qu'importe ! Je dois le voir... ».
Elle sentait... Elle sentait... C'était quelque chose qui venait à elle, l'enveloppant comme une vague, lui rappelant elle ne savait quoi. Une question qu'elle devait poser... Parce qu'elle avait oublié, la clé serait perdue.
Ses doigts s'énervaient à battre le briquet. Elle devait se hâter avant que la vague la suffoquât. Enfin une étincelle jaillit. Elle ne parvint pas à enflammer l'amadou.
Mais, dans la lueur, elle avait vu, elle avait pu voir ce qu'elle savait être là. Quelqu'un !
Une silhouette humaine. Au fond de la pièce, près de l'angle à gauche de la porte. Une silhouette noire immobile, comme drapée en de longs voiles de deuil.
Pourquoi cette nausée ? Ce parfum insoutenable. En ce parfum résidait toute l'explication, résidait le danger.
Angélique rassembla toute sa volonté, tandis qu'elle sentait une brusque sueur d'angoisse sourdre de tous les pores de sa peau. Lorsque la tige d'amadou commença de brûler, elle s'appliqua à ne pas se retourner, posément l'approcha de la mèche, attendit que la flamme fût bien prise et qu'elle montât haute et claire, dissipant les ombres et les repoussant jusqu'aux limites des murs.
Alors, prenant le bougeoir, elle dirigea la lumière plus sûrement en direction du coin de la pièce où elle avait cru apercevoir une silhouette immobile. Se contraignant au calme, elle scruta la pénombre. Aucun doute ne subsistait. Quelqu'un se tenait là, debout. Une forme obscure, comme celle d'un fantôme drapé de sombre, un être qu'on eût dit enveloppé d'une mante noire, au capuchon tombant et couvrant entièrement le visage-incliné, ressemblant à ces statues de moines « pleurant » que l'on place aux quatre coins des tombeaux des rois.
Un instant, elle essaya de se convaincre que c'était une illusion, l'effet de fantasmagorie d'un meuble recouvert de vêtements et qu'abusait son esprit effrayé.
Mais à ce moment la forme bougea et fit comme un pas en avant.
Le cœur d'Angélique sauta. Elle réussit cependant à maintenir le bougeoir d'une main qui ne tremblait pas.
– Qui est là ? interrogea-t-elle d'une voix aussi ferme que possible.
Rien ne répondit. La colère s'empara soudain d'elle. Elle reposa le bougeoir sur la table et, repoussant les couvertures, s'assit au bord du lit. Du pied elle trouva ses mules de cuir brodé, et se leva. Elle ne quittait pas des yeux l'ombre muette.
Un instant, elle resta ainsi. Puis reprenant la chandelle, elle commença d'avancer en direction du fantôme noir.
Alors, de nouveau la sensation du parfum qui l'avait indisposée l'atteignit et, le reconnaissant soudain, sa terreur fut telle qu'elle crut qu'elle allait défaillir et tomber.
Ambroisine !
Simultanément, son esprit effectua une sorte de rétablissement étrange. Sa panique inconsciente se calma, tandis qu'elle se disait :
« Si c'est elle vraiment, pourquoi s'effrayer ? »
Et elle marcha d'un pas plus sûr. Le parfum recréait la présence devenue presque familière de celle qui avait été quelques jours leur invitée, oiseau au plumage brillant, aux mélancolies insolites, aux incomparables charmes, dévotion, science et naïveté, jeunesse et pouvoir de l'âge mûr de la « bienfaitrice » a la personnalité ambiguë et mystérieuse.
Près d'elle, Angélique la « sentit » sans nul doute et lorsque posant la main sur le front du fantôme elle rabattit le capuchon de drap noir, elle ne s'étonna pas de découvrir les yeux brillants de la duchesse, brûlant d'un feu sombre dans son visage de craie.
– Ambroisine, fit-elle, reprenant son sang-froid avec difficulté, Ambroisine, que faites-vous là ?
Les lèvres de la duchesse de Maudribourg tremblèrent. Aucun son ne sortit de sa gorge.
Comme perdant ses forces, elle glissa à genoux, et, jetant ses bras autour de la taille d'Angélique, elle posa son front sur son sein.
– Je ne pouvais pas, s'écria-t-elle enfin avec désespoir, je ne pouvais pas...
– Que ne pouviez-vous donc pas ?
– M'éloigner de ces lieux... M'éloigner de vous... À mesure que le rivage s'effaçait je croyais mourir de douleur. Il me semblait que l'espoir d'atteindre je ne sais quel rêve de vie sereine et bonne m'était ôté une suprême fois... Que c'était là ! Là ! Que j'aurais dû demeurer... Je ne pouvais pas.
Des soupirs convulsifs la secouaient. À travers sa fine chemise de batiste, Angélique sentait les bras de la duchesse l'enserrer comme une liane souple mais à l'emprise irrésistible et brûlante. Le poids de ce front qui pesait contre elle irradiait en elle une indéfinissable impression de malaise et de douceur.
Elle réussit à déposer son bougeoir sur une console proche, et, prenant les mains d'Ambroisine qui s'incrustaient dans ses reins, elle parvint à en dénouer les doigts crispés et à s'écarter.
À ce moment l'appel de la corne de brume, soufflé d'une conque dans la Baie, s'éleva et flotta longuement à travers l'épaisseur ouatée du brouillard.
Ce long gémissement lugubre fit frissonner Angélique et un instant encore elle se demanda dans un éclair si la forme agenouillée là, devant elle, avait quelque parenté avec celle de la femme qui s'était embarquée naguère pour Port-Royal. Était-ce une apparition, un mirage, un cauchemar qu'elle vivait éveillée, sans pouvoir différencier la veille du songe ?
Les yeux d'Ambroisine de Maudribourg levés vers elle étaient d'une beauté surprenante. La lumière qui en émanait semblait plonger au tréfonds d'elle-même en un appel silencieux et fasciné.
La sirène de brume beugla à nouveau, prévenant les marins des dangers.
– Le brouillard, dit Angélique, comment avez-vous pu franchir le brouillard ? Où sont vos filles ? Quand avez-vous débarqué ?
– Mes filles sont à Port-Royal sans doute à cette heure, expliqua la duchesse. Tout à coup, une barque de pêche nous a croisés. Elle allait vers Gouldsboro. Je n'ai pu y tenir. J'ai dit aux miens de continuer sans moi et j'ai demandé aux pêcheurs de me prendre à leur bord. Ils m'ont fait aborder non loin d'ici. Malgré les brumes je me suis retrouvée sans trop de peine. Je me suis dirigée vers le fort, le fort où je savais que vous reposiez. Les sentinelles m'ont reconnue.
– Les sentinelles auraient dû m'avertir, interrompit Angélique contrariée.
– Qu'importe ! Je savais où était votre chambre. Je suis montée. Votre porte n'était pas fermée.
Angélique se souvint que la veille elle était sortie sur le palier écouter les bruits du fort afin de se rassurer. Elle avait oublié ensuite de pousser à nouveau les verrous. Elle devait à sa nervosité et à sa négligence de s'être offert une belle peur. Elle était trempée de sueur et faible comme après une épuisante chaleur. En même temps, elle avait froid et se retenait de claquer des dents. Cela lui apprendrait à se laisser dominer par des impulsions et des craintes imprécises.
Elle eût volontiers secoué Ambroisine pour lui apprendre à pénétrer ainsi dans l'appartement des personnes endormies et à s'y comporter comme un esprit revenant d'entre les morts. Mais elle se rendait compte que la duchesse de Maudribourg n'était pas dans son état normal. Il semblait qu'elle eût effectué ce retour vers Gouldsboro, sa marche vers le fort à travers les brumes, jusqu'à la chambre d'Angélique, dans une sorte d'état second, sous l'impulsion d'une force désespérée et irraisonnée.
Ses mains que tenait encore Angélique devenaient froides et commençaient de trembler. Elle était toujours agenouillée mais paraissait s'éveiller et prendre conscience de ses folies.
– Pardonnez-moi, murmura-t-elle. Oh ! Pardonnez-moi, qu'ai-je fait ?... Mais je suis parvenue jusqu'à vous !... Vous ne m'abandonnerez pas, n'est-ce pas ?... Sinon je suis perdue.
Elle divaguait.
– Relevez-vous et venez vos étendre, dit Angélique. Vous êtes à bout.
Elle guida les pas chancelants de la duchesse jusqu'au lit.
Comme elle l'aidait à se débarrasser de sa mante noire, une sorte d'éclair rouge jaillit qui parut les envelopper toutes deux. La mante était entièrement doublée de satin cramoisi qui miroita sous l'effet de la lumière. Rejeté sur le lit, c'était comme une grande flaque de sang d'un rouge sombre et somptueux.
« D'où tient-elle ce manteau ? » demanda Angélique.
Mais ce souci la quitta à peine surgi. Elle continuait à ne pas se sentir tout à fait certaine de la réalité.
Elle avait aidé Ambroisine de Maudribourg à s'étendre entre les draps encore tièdes de sa présence.
– J'ai froid, gémit la jeune femme, les yeux clos.
Elle était secouée de tremblements convulsifs.
« D'où tient-elle ce manteau ? » songea-t-elle.
Encore en cet instant, comme elle ramenait sur Ambroisine, rigide et presque inconsciente, la couverture du lit, elle doutait de sa présence réelle. Le petit chat bondit, les yeux dilatés, puis, après avoir marqué un temps d'arrêt, traversa le lit comme un éclair, puis la chambre et courut se tapir à nouveau sous un meuble.
« De quoi a-t-il peur ? »
On eût dit que le brouillard, s'infiltrant par tous les interstices, baignait la chambre d'une humidité glacée. Angélique frissonnait et le malaise qui terrassait la duchesse la gagnait.
Elle fit du feu dans la cheminée puis, rapidement, sur un petit réchaud à braises, elle se prépara un café turc très fort. Après quoi elle se sentit mieux et ses idées s'éclaircirent.
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