– Eh bien ! Buvez cette tasse prête pendant que ce café est encore chaud. J'en prépare une autre pour moi.

Mme Carrère s'assit volontiers et but jusqu'à la dernière goutte. Elle regarda dans le fond de la tasse la boue noirâtre et la versa dans la soucoupe.

– Il y avait parfois une Égyptienne qui lisait l'avenir dans ce marc de café. J'ai un peu appris. On apprend de tout dans les ports. Voulez-vous que je vous dise la bonne aventure ? s'enquit-elle.

– Oh ! Non, je vous en prie ! Toutes ces sorcelleries sont des péchés ! s'écria la duchesse en lui arrachant la soucoupe.

Angélique fit signe à Mme Carrère de ne pas insister.

– Bon ! Je vous quitte, dit la Rochelaise en se levant.

– Fera-t-il beau demain ? interrogea Angélique qui pensait au linge d'Abigaël.

Mme Carrère alla à la fenêtre et huma l'air.

– Non, dit-elle, le vent a encore sauté. On dirait qu'il nous amène là-bas de beaux nuages, de la pluie et même de l'orage.

Les prédictions en la matière se révélèrent justes.

Peu après, on entendit rouler le tonnerre lointain. La mer devint noire et se gaufra de blanc.

– Je vais vous accompagner chez vous avant que la pluie ne tombe, proposa Angélique. Mettez votre manteau.

Elle aida Ambroisine à poser sur ses épaules la mante noire doublée d'écarlate dans laquelle elle était revenue la veille au soir.

– D'où sortez-vous ce manteau ? interrogea-t-elle. Est-ce encore Armand Dacaux qui le cachait dans une de ses basques ?

Ambroisine parut s'éveiller d'un songe.

– Oh ! C'est encore une histoire à dormir debout, une sorte de miracle comme il en arrive sans cesse dans ce pays. Figurez-vous... C'est le capitaine du bateau qui me l'a donné.

– Quel capitaine ? et quel bateau ?

– La chaloupe qui m'a amenée hier soir à Gouldsboro. Ils disaient qu'ils avaient pillé récemment un navire espagnol, qu'ils avaient avec eux à bord un coffre rempli de vêtements féminins dont ils ne savaient trouver l'emploi.

– Ne m'avez-vous pas dit que c'étaient des Acadiens ?

– Ils se sont présentés ainsi. Pourquoi pas ? Les Acadiens français ne sont-ils pas tous un peu pillards et naufrageurs parce que trop pauvres et abandonnés par leurs compagnies et gouvernement, quand le besoin se fait sentir...

Comme Angélique demeurait perplexe, la duchesse ajouta :

– Il me pressait d'accepter son présent. Je ne sais ce qu'il voulait de moi, il me faisait un peu peur. Il est vrai que je grelottais, le brouillard venant de tomber, et ce manteau était bienvenu.

– Comment était-il ce capitaine ? Le teint blanc, les yeux froids ?...

– Je ne sais exactement... Je n'osais pas le regarder. J'étais troublée, vous dis-je, après mon coup d'audace, de me retrouver seule, sans bagages, parmi ces matelots inconnus. (Elle eut un pâle sourire.) Voyez à quelles extrémités m'avait poussée mon désir impérieux de retourner à Gouldsboro pour vous y retrouver.

– Et l'embarcation. N'avait-elle pas une flamme orange en proue ?

– Pas que je me souvienne. Ce n'était qu'une grosse barque, vous dis-je... Mais maintenant que j'y songe... Oui, attendez.

« Au moment où je descendais dans ladite chaloupe, j'ai remarqué un navire qui croisait à quelques encablures. Et lui... lui avait une flamme orange en proue !

Chapitre 4

– Dame Angélique ! Dame Angélique !

Reconnaissant la voix de Séverine, Angélique comprit tout de suite. Elle sauta hors de son lit, accompagnée d'un même bond par le petit chat éveillé. Un fracas indéterminé ébranlait l'alentour. La tempête ...

Séverine était sur le seuil, sa première jupe de droguet relevée en capote sur ses cheveux ruisselants.

– Dame Angélique, venez vite !... Abigaël...

– Je viens...

Elle rentra dans la chambre pour se vêtir et prendre son sac, d'ailleurs déjà prêt.

– Entre un instant. Essuie-toi un peu. Il pleut donc si fort...

La porte claqua derrière Séverine, avec violence.

– C'est l'orage, dit Séverine. J'ai cru que je n'arriverais pas à descendre jusqu'ici, il y a de véritables torrents qui dévalent la colline.

– Pourquoi n'a-t-on pas envoyé Martial ?

– Il n'est toujours pas là. Père non plus. On est venu le chercher hier soir pour une garde au nouveau fort et le long de la rivière. On avait signalé un parti d'Iroquois.

– C'est complet !

Et Joffrey qui était en mer. Et Martial qui devait bivouaquer sur quelque îlot avec Cantor et les autres. La tempête pourrait les retenir plusieurs jours et en attendant les mères auraient le temps de gagner quelques cheveux blancs. Enfin, pour conclure, on annonçait les Iroquois...

Abigaël, en proie aux premières douleurs, était seule avec le petit Laurier.

– Hâtons-nous... La pluie s'apaise, on dirait...

Le petit chat, queue dressée et tête penchée, avait suivi avec intérêt cet échange de répliques.

– Sois sage, lui dit Angélique en refermant la porte, et surtout ne cherche pas à me rejoindre, tu te ferais noyer dans la tornade.

Il n'y avait qu'une sentinelle au fort. Les autres hommes de garde avaient été requis pour la défense contre les Iroquois, encore qu'une attaque de nuit ne fût pas à prévoir. Mais il valait mieux attendre l'aube sur pied de guerre.

Heureusement, la pluie se calmait.

– Va réveiller Mme Carrère, enjoignit Angélique à Séverine. Et aussi, qu'un de ses garçons, s'il y en a un de disponible, coure au village indien pour ramener la vieille Vatiré.

Elle s'élança dans la nuit vers la demeure d'Abigaël.

Un vent humide et froid faisait courir des nuages énormes, grondants, boursouflés, d'un noir de suie, sur la grise texture d'un firmament lunaire. De temps à autre, des lueurs fuligineuses les traversaient et le bruit du tonnerre se mêlait au fracas de la mer en furie.

Angélique courant, le cœur oppressé d'une angoisse insoutenable, leva les yeux vers ce ciel inhumain. Elle ne savait pas pourquoi la nuit de Gouldsboro, cet été-là, lui semblait tellement effrayante.

– Mon Dieu, dit-elle dans un élan, mon Dieu, je vous en prie... Ayez pitié d'Abigaël.

Comme elle arriva à la cabane, le ciel creva de nouveau, en des trombes diluviennes.

Elle se jeta à l'intérieur.

– Me voici, cria-t-elle dès le seuil afin de rassurer la pauvre esseulée, dans la pièce voisine.

L'âtre était éteint. Le petit Laurier, assis, en chemise sur son lit, paraissait effrayé et grelottait.

– Monte dans le grenier de Séverine et va te mettre au chaud dans son lit, lui dit-elle. Dors de bon cœur. Demain tu auras du travail à courir dans toutes les maisons porter la bonne nouvelle.

Elle entra chez Abigaël et, tout de suite, la vit désemparée, fixant désespérément la porte par laquelle elle apparaissait.

– Ah ! Vous voici, vous voici, dit la jeune femme d'une voix hachée. Que vais-je devenir ?... Gabriel n'est pas là !... Et déjà je souffre tant qu'il me semble que je ne pourrai pas en supporter davantage.

– Mais non, mais non, ne vous mettez pas sitôt martel en tête.

Elle posait son sac et prenait la main d'Abigaël. Celle-ci s'y cramponna comme à une bouée, qu'elle était décidée à ne plus lâcher de peur de se noyer.

Sentant la douleur revenir, elle se crispa toute.

– Ce n'est rien, affirma Angélique de son ton le plus persuasif. Ce n'est qu'une douleur qui va et passe. Gardez votre courage, quelques secondes. Je ne vous demande que quelques secondes, Abigaël... Là, c'est bien. Voyez, cela s'éloigne déjà... comme l'orage...

Abigaël sourit faiblement. Elle se détendit et sa physionomie redevint plus calme.

– J'ai moins souffert cette fois, fit-elle, sans doute a cause de votre présence et de votre main guérisseuse.

– Non. C'est surtout parce que vous vous êtes moins effrayée et débattue. Vous voyez, tout est simple. Il suffit de ne pas avoir peur.

Elle voulut s'éloigner pour allumer le feu, car il faisait froid. Mais Abigaël la retint avec force.

– Non, non, je vous en prie, ne me quittez pas !

Elle paraissait prête à s'affoler de nouveau. Angélique comprit que la jeune femme avait besoin de sa présence pour garder le sang-froid nécessaire. Elle assura qu'elle ne la quitterait pas un seul instant.

– Est-ce bien vous, ma vaillante Abigaël, que je vois en cet état ? la gronda-t-elle doucement, je ne vous reconnais pas. Vous avez des épreuves plus grandes à traverser. Quel est ce sentiment d'effroi qui vous terrasse tout à coup ?

– Je suis coupable, dit la pauvre Rochelaise en frissonnant, j'ai trop reçu... des joies trop grandes. J'ai été trop heureuse dans les bras de Gabriel. Maintenant, l'heure est venue, je le sens, de payer ces jouissances coupables. Dieu va me punir...

– Mais non ! Mais non ! Ma chérie ! Dieu n'est pas si mauvais bougre...

La boutade tira Abigaël de son anxiété. Quoique saisie à nouveau d'une nouvelle contraction, elle ne put s'empêcher de rire.

– Oh ! Angélique, il n'y a que vous pour trouver des réponses pareilles.

– Quoi ? Qu'ai-je dit ? demanda Angélique, qui, dans son souci, n'avait pas pris garde à ses paroles. Oh ! Abigaël, voyez comme tout va à loisir désormais. Vous venez d'avoir une douleur et pourtant vous riez presque...

– Il est vrai que je me sens beaucoup mieux... Mais n'est-ce pas le signe que le travail se fait mal et s'arrête ?... interrogea-t-elle, de nouveau effrayée.

– Non, au contraire, vos contractions sont plus amples et plus profondes parce que vous ne vous y opposez plus. Ce sont nos peurs qui grossissent nos difficultés. Pourquoi essayer d'interpréter la justice de Dieu, notre créateur ? Dites-moi, mon amie chérie ? Si je me fie simplement aux conseils que nous avons reçus à ce sujet de l'Ancien et du Nouveau Testament, « Croissez et multipliez... Aimez-vous les uns les autres, », je ne vois pas en quoi réside votre culpabilité. Je me souviendrai plutôt que le roi David dansait devant l'Arche et que les choses sacrées doivent se faire dans la joie. Concevoir la vie c'est aussi quelque chose de sacré et aussi la naissance d'un enfant. Alors, écoutez-moi et croyez ce que je vous dis. Vous avez bien servi Dieu en concevant cet enfant dans la joie. Maintenant servez-LE encore en accomplissant avec courage et bonheur ce qu'Il vous demande aujourd'hui : amener à la vie un nouvel être pour le glorifier...

Abigaël l'avait écoutée avec avidité.

Ses yeux maintenant brillaient doucement et sa physionomie était transformée, retrouvant sa sérénité habituelle.

– Vous êtes merveilleuse, chuchota-t-elle. Vous me dites exactement ce que j'avais envie d'entendre. Mais ne me quittez pas, ajouta-t-elle puérilement et retenant encore la main d'Angélique.

– Il faudrait pourtant que j'allume ce feu...

« Mais que fait donc Mme Carrère, songeait-elle. Elle n'est pourtant pas femme à craindre de mettre le nez dehors quand il pleut. Que se passe-t-il ? Ce n'est pas normal... »

Les minutes comptaient double. Le temps paraissait interminable. Elle n'osait quitter le chevet d'Abigaël. Bien qu'apaisée et désormais pleine de courage, l'accouchée entrait dans une phase plus critique. Les douleurs se faisaient plus longues et rapprochées.

Enfin Angélique perçut avec soulagement un bruit à la porte. Mais Séverine surgit seule transformée en noyée.

– Où est Mme Carrère ? jeta Angélique. Elle ne vient pas. Pourquoi ?

– On n'arrive pas à la réveiller.

Séverine paraissait complètement désemparée.

– Comment, on ne peut pas la réveiller ? Qu'est-ce que cela signifie ?

– Elle dort ! Elle dort ! dit Séverine, effarée. On l'a secouée, on a tout essayé. Elle dort, elle ronfle, il n'y a rien à faire.

– Et la vieille Vatiré ?

– Un des garçons est parti pour le village.

– Qu'arrive-t-il ? interrogea Abigaël, en ouvrant les yeux et en s'agitant de nouveau. Est-ce qu'il y a quelque chose qui ne va pas ? Est-ce que l'accouchement se déroule normalement ?

– Mais oui. Réellement, ma chérie, je n'ai jamais vu un accouchement se présenter aussi facilement.

– Pourtant l'enfant est en siège.

– Une facilité de plus si vous êtes courageuse. Quand le moment sera venu donnez tout votre effort et ne vous arrêtez pas.

À voix basse elle glissa à Séverine.

– Va chercher la plus proche voisine. Bertille...

La pauvre Séverine se replongea dans l'obscurité, renonçant à ramener sa jupe sur sa tête pour se protéger des trombes d'eau qui déferlaient. Elle revint peu après.