– Bertille ne veut pas venir. Elle dit qu'elle a peur de l'orage. Et puis aussi qu'elle n'a jamais vu d'accouchement... Et puis aussi qu'elle ne peut pas laisser Charles-Henri tout seul. Son mari est à la garde.
– Alors va chercher Rébecca, Mme Manigault, n'importe qui, il faut pourtant que quelqu'un m'aide.
– Moi, je puis vous aider, dame Angélique.
– Oui, c'est vrai après tout, aide-moi. Nous n'avons plus de temps maintenant. Allume le feu, mets de l'eau à bouillir. Ensuite tu changeras tes vêtements, ma pauvre petite.
– C'est une bonne enfant, dit doucement Abigaël en regardant dans la direction de la fillette.
Son calme maintenant était surprenant. Séverine fit une flambée, accrocha un chaudron, et alla passer une robe sèche, avant de revenir porter à Angélique un escabeau afin qu'elle pût s'asseoir. Elle apporta un autre escabeau pour disposer les instruments dont Angélique eût pu avoir besoin. Angélique lui donna un sachet de simples à faire infuser.
« Pourvu que Vatiré arrive à temps », songeait-elle.
On voyait maintenant que l'enfant était très descendu.
– Je sens une grande force qui m'envahit, dit Abigaël en se redressant soudain et en prenant appui sur ses coudes.
– C'est le moment. Courage ! ne vous arrêtez pas...
Angélique se retrouvait tout à coup sans savoir comment tenant par les pieds un petit paquet rougeaud et luisant, et dans son élan, l'élevant comme une offrande.
– Oh ! Abigaël, fit-elle, oh ! Ma chérie ! oh ! Votre enfant ! ...Regardez ! Regardez-le...
Le cri du nouveau-né éclata en fanfare. Angélique, saisie d'un tremblement, ne s'apercevait même pas, dans son émoi, que des larmes coulaient sur ses joues.
– C'est une fille, dit Abigaël d'un ton d'indicible joie.
– Qu'elle est belle ! s'exclama Séverine, qui se tenait toute droite, les bras levés, les doigts écarquillés comme un « ravi » de crèche de Noël. Et elle se mit à rire d'un grand rire émerveillé.
« Quelle idiote je fais ! pensa Angélique. Elles sont la toutes deux, naturelles et heureuses, et c'est moi qui pleure »...
Vivement, elle coupa le cordon et enveloppa le bébé dans un châle.
– Tiens-la, dit-elle à Séverine. Prends-la dans tes bras. ,
– Quelle belle chose que la naissance d'un enfant ! dit Séverine en extase. Pourquoi ne veut-on pas qu'on regarde ?...
Elle s'assit sur un escabeau, serrant contre elle le précieux fardeau.
– Qu'elle est belle, cet amour ! Elle s'est calmée des que je l'ai prise.
La délivrance vint sans difficultés. Le bébé était menu. La mère n'avait même pas été déchirée.
La promptitude avec laquelle s'achevait heureusement cette parturition, qu'elles avaient beaucoup appréhendée, les laissait bouleversées.
– Je tremble toute, dit Abigaël, je ne peux pas me retenir de claquer des dents.
– Ce n'est rien. Je vais vous mettre des galets chauds aux pieds et vous vous sentirez mieux.
Elle courut à l'âtre.
– Et maintenant à vous d'admirer votre fille, dit Angélique lorsqu'elle vit son amie réchauffée, bien bordée, appuyée paisiblement à ses oreillers. Elle prit l'enfant des bras de Séverine et la posa dans ceux d'Abigaël. Elle semble sage et belle comme sa mère. Comment la nommerez-vous ?
– Élisabeth ! En hébreu, cela veut dire Maison de la joie.
– Est-ce que je peux voir ? interrogea la petite voix de Laurier du haut de son grenier.
– Oui, mon garçon, et viens nous aider à installer le berceau.
La pluie continuait à crépiter sur le toit, mais dans la petite maison de bois son bruit fracassant ne parvenait pas aux oreilles de ceux qui s'empressaient éblouis autour du nouveau-né.
– Je meurs de faim, s'écria tout à coup Séverine.
– Moi aussi, convint Angélique. Je vais vous faire une chaudrée, et nous la mangerons ensemble avant de retourner au lit.
Maître Berne rentra pour trouver la table mise avec la plus belle nappe, les bougeoirs d'argent et les chandelles blanches de cire d'abeilles, et la vaisselle des grands jours autour d'une soupière fumante. Toute la maison était éclairée, le feu pétilla dans l'âtre.
– Que se passe-t-il ? interrogea-t-il en posant son mousquet contre la porte. On se dirait à un repas d'Épiphanie !...
– L'Enfant Jésus est là, cria Laurier. Viens voir, père !
Le pauvre homme n'en revenait pas. Il n'arrivait pas à se persuader que tout s'était accompli sans dommage, que l'enfant était là, qu'Abigaël était saine et sauve. Son bonheur était tel qu'il ne pouvait parler.
– Et les Iroquois ? interrogea Abigaël.
– Pas traces d'Iroquois, ni même de parti de guerre quelconque, abénakis ou autre. Je voudrais bien savoir qui s'est amusé à nous faire courir ainsi par cette nuit d'enfer !...
Un peu plus tard Angélique quitta la famille heureuse et reprit le chemin du fort. L'aube n'était pas loin, mais la nuit demeurait encore profonde à cause des énormes nuages qui s'amoncelaient dans le ciel. Cependant l'averse avait cessé. Un calme surprenant succédait au charivari du vent et du tonnerre. La nature, épuisée, semblait haleter, et sur le bruit de mille ruissellements, le chant des grillons s'éleva soudain, comme un orchestre célébrant la fin de la tempête avec une stridence triomphante.
À mi-chemin, Angélique croisa un jeune garçon trempé qui balançait une lanterne. C'était le fils aîné de Mme Carrère.
– Je viens du village indien, dit-il.
– Tu ne ramènes pas la vieille Vatiré.
– Même sur mon dos je n'aurais pu vous la ramener. Elle avait troqué de l'alcool avec les marins ces temps derniers et je l'ai trouvée saoule à mort...
Chapitre 5
Que serait-il arrivé si...
L'esprit d'Angélique se heurtait à ce si... et ce qu'elle entrevoyait alors lui communiquait un vertige terrifié au point que la joie et le soulagement éprouvés par le facile accouchement d'Abigaël n'arrivaient pas à l'apaiser. Elle n'eût voulu retenir de ces dernières heures que l'intense bonheur, l'heureuse issue d'une épreuve qu'elle avait redoutée, mais l'ombre demeurait qui l'en empêchait d'en jouir pleinement.
Que serait-il arrivé si l'accouchement d'Abigaël n'avait pas été, précisément, facile ? L'absence de maître Berne, juste ce soir-là, lui avait déjà causé grand dommage. Abigaël s'affolait dans la solitude. Angélique était arrivée in extrémis pour la défendre d'une dangereuse panique. Et ensuite l'indisposition de Mme Carrère, l'absence de la vieille Indienne guérisseuse, l'orage... !...
Maître Berne avait dit : « Qui a pu s'amuser à nous faire courir aux Iroquois par cette nuit d'enfer ! »
Et cela rejoignait étrangement dans l'esprit d'Angélique le souvenir de renseignements erronés qui leur avaient été donnés à elle et à Joffrey afin de les tromper, les séparer, les empêcher de se rejoindre ou de se secourir. Or, comme l'avait dit le comte de Peyrac, les fausses nouvelles comme les fausses alertes étaient rares. De telles forfaitures, trahissant toutes les lois de la mer et du Nouveau Monde, ne pouvaient venir que d'intentions ennemies, décidées et préméditées. Il faudrait qu'elle interroge Berne ; qui leur avait porté la nouvelle de l'approche d'un parti iroquois, les obligeant à s'armer et à s'éloigner du village, lui particulièrement, Berne, cette nuit-là contraint de s'éloigner de sa maison, où Abigaël était sur le point d'accoucher...
Et la vieille Vatiré ? C'était plausible. L'alcool pouvait avoir tenté la vieille Indienne, pourtant généralement sobre, mais peut-être par manque d'occasion. Elle ne courait plus guère aux navires, pour troquer quelques fourrures pour une ou deux pintes d'eau-de-feu. Il avait fallu qu'on lui en portât... Mais qui ?... Et pourquoi, précisément, criminellement, ce soir-là, cette nuit-là...
Et l'orage ! L'orage s ajoutant à tout cela.
« Mais qui peut provoquer un orage rien que pour nous nuire ?... Ah ! Je deviens folle ! Tout cela n'est qu'une série de mauvaises coïncidences que nous avons failli payer fort cher ! Il est stupide d'y voir le plan d'une main malintentionnée. Qui voudrait la mort d'Abigaël !... Cela ne tient pas debout... »
Elle regardait le ciel lavé de rose qui émergeait de la nuit sombre et tempétueuse, comme un nénuphar éclatant d'un étang boueux.
Les nuages d'étoupe grise fuyaient à l'horizon laissant la place à une aurore nacrée. Seul un vent acide et coupant rappelait les violences de la nuit.
Angélique n'avait pu fermer l'œil. Elle était restée accoudée à sa fenêtre, guettant les premières lueurs, soliloquant et dialoguant avec le petit chat qui l'écoutait, la tête penchée, assis sur sa queue, se tenant coi, comme s'il eût partagé son inquiétude.
Dès qu'elle vit Gouldsboro s'animer, elle n'y tint plus et se rendit à l'Auberge sous le port, son petit compagnon sur les talons, celui-ci sautant avec entrain les ruisselets qui dévalaient la pente de la plage.
– Quelle est cette histoire que vous n'avez pas pu réveiller votre mère cette nuit ? demanda-t-elle à l'une des filles de Mme Carrère qui, seule dans la cuisine, accrochait les marmites à la crémaillère, dans l'âtre monumental.
– C'est la vérité vraie. Et elle dort toujours, affirma l'adolescente avec souci. Elle ne paraît pas malade, mais tout de même ce n'est pas normal de dormir comme ça surtout après le charivari qu'on lui a mené cette nuit.
– Vous l'avez secouée ! Vous l'avez appelée très fort !
– Mais oui ! Un charivari, on vous dit !
– Alors en effet, c'est inquiétant. Même une personne très fatiguée se réveille quand on la secoue d'importance. Il lui est arrivé quelque chose. Menez-moi vite à elle !...
Mme Carrère ronflait bruyamment, couchée sur le dos,le drap au menton, la bouche entrouverte, le nez dresse vers le plafond. Elle paraissait décidée à dormir ainsi, paisiblement, régulièrement, jusqu'à la fin des temps.
À part cela, son teint était normal, les battements de son cœur bien frappés.
Angélique la secoua derechef, l'appela sans obtenir d'autres résultats que quelques grognements. En désespoir de cause elle lui prépara une tisane très forte pour soutenir le cœur. La bonne femme eut de bons réflexes pour avaler le breuvage qu'on lui ingurgitait mais ne s'en réveilla pas pour autant. Cependant, une heure après elle parut mieux et plongée dan un sommeil plus léger. Angélique après avoir été visiter Abigaël revint à son chevet, surveillant avec inquiétude ce sommeil bizarre dont la pauvre Rochelaise ne sortit que vers une heure de l'après-midi.
Elle paraissait étourdie, et mit un certain temps à comprendre pourquoi sa famille, le voisinage et Angélique étaient rassemblés anxieusement à son chevet.
– C'est votre café aussi, fit-elle avec humeur à cette dernière, je me suis sentie mal presque aussitôt après l'avoir bu chez vous. Je me souviens, mes jambes ne me tenaient plus. J'ai cru que je ne pourrais parvenir jusqu'à l'Auberge et j'ai eu bien du mal à me dévêtir et à passer mes vêtements de nuit. J'avais comme un goût de fer dans la bouche.
– Mon café ? Mais j'en ai bu, protesta Angélique. Non, se ravisa-t-elle, je me souviens, je m'en suis préparé après vous avoir offert ma tasse, mais je ne l'ai pas bu ! Cependant Mme de Maudribourg en a bu elle aussi et...
Elle s'interrompit, chercha à se rappeler. Avait-on rencontré Ambroisine ce matin ? Non... Quelqu'un avait-il vu la duchesse de Maudribourg dans la journée ? On secoua la tête. Normalement, elle aurait dû venir prendre ses repas à l'Auberge ou chercher à joindre Angélique. À moins que tante Anna ne l'eût retenue à dîner et à deviser...
Angélique courut jusqu'à la demeure de la vieille demoiselle. Le petit chat, très excité, bondissait sur ses talons.
Elle trouva tante Anna sur le seuil, devisant avec un voisin sur l'heureuse naissance de la petite Élisabeth.
– Avez-vous vu Mme de Maudribourg ? lui jeta-t-elle tout essoufflée.
Tante Anna secoua la tête.
– Non, je ne l'ai point entendue bouger, je la pensais même absente, peut-être s'étant levée avant mon réveil pour aller écouter la messe du Jésuite.
Angélique contourna le bâtiment et alla frapper à la porte du hangar où l'on avait dressé un lit pour la duchesse.
Rien ne répondit. Elle souleva le loquet mais la porte était bloquée de l'intérieur.
– Il faut défoncer cette porte, dit-elle au voisin.
– Mais pourquoi ? s'étonna-t-il.
– Frappez encore, proposa tant Anna, elle dort sans doute.
– Mais justement, c'est cela qui n'est pas normal, se désespéra Angélique.
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