– Ho, madame la duchesse, réveillez-vous, cria le voisin en tambourinant de son gros poing contre le vantail.

– C'est inutile, vous dis-je, il faut faire sauter la serrure.

– Attendez, on dirait qu'on bouge à l'intérieur.

Un léger mouvement se faisait entendre, puis un pas hésitant glissant vers la porte.

En tâtonnant, les loquets furent tirés, et dans l'entrebâillement apparut Ambroisine en chemise, titubante, ensommeillée.

– Que faites-vous là ? s'étonna-t-elle. Je viens juste de me réveiller.

Elle regarda vers le soleil et questionna.

– Quelle heure est-il ?

– Très tard, dit Angélique. Ambroisine, comment vous sentez-vous ?

– Mais... très bien... J'ai seulement la tête lourde et comme un goût de fer dans la bouche.

Les mêmes paroles que Mme Carrère.

Aucun doute ne subsistait. C'était le café. Sans doute, contenait-il une drogue et les deux personnes qui en avaient bu avaient été plongées dans un sommeil pesant pour plusieurs heures.

Et tout à coup elle comprit. Et une sueur froide coulait le long de son échine.

Elle revoyait Mme Carrère entrant et lui disant : « Oh ! Votre café sent bon ! » « Prenez ma tasse », avait-elle répondu.

Si Mme Carrère n'était pas venue, c'était donc elle qui aurait dû boire ce café, et c'est elle qui aurait dormi, à l'heure où Abigaël avait eu besoin de secours. En vain, l'aurait-on secouée, appelée... Abigaël aurait dû faire face seule à l'épreuve et, dans l'état de culpabilité et de tension où elle se trouvait, elle aurait succombé à l'angoisse. Tenaillée de douleurs inhumaines, vainement, elle aurait souffert des heures, parmi l'effarement d'un voisinage incompétent et les fracas de l'orage. Pour le moins, l'enfant serait morte. La mère aussi, peut-être !...

Ainsi c'était donc vrai ! « On » avait voulu la mort d'Abigaël ! Mais pourquoi ? Pour atteindre qui, à travers elle ?

– Qu'avez-vous ? balbutia Ambroisine, qui continuait à se tenir debout, en chemise devant eux, vous semblez malade ? Mais qu'arrive-t-il ? Y a-t-il eu un malheur ?

– Non ! Non ! Grâce au ciel. Recouchez-vous, Ambroisine, vous ne tenez pas sur vos jambes.

– J'ai très faim, se plaignait enfantinement la duchesse, en portant la main à son estomac.

– Tante Anna, avez-vous quelque bouillon à lui donner, quelque chose de chaud ?

– J'ai de la soupe d'oseille !

Angélique avait besoin de se persuader que la petite Élisabeth, ronde et rose comme un bébé en sucre de Noël, reposait paisiblement dans les bras de sa mère, pour ne pas défaillir. Tout s'était bien passé. Elle avait été au chevet d'Abigaël, elle lui avait procuré toute l'aide dont elle avait besoin, l'enfant et la mère étaient sauves, elle avait, ce tantôt, rendu visite à toute la maisonnée et la joie qui régnait là-bas était paradisiaque. Tout visiteur qui franchissait le seuil se sentait pénétré de bonheur.

Mais songeant à ce qui aurait pu être si... Angélique ne se remettait pas. Jusqu'à cet orage qui avait éclaté pour parachever la catastrophe...

« Mais qui peut provoquer un orage pour nous nuire ? » se répéta-t-elle.

Alors lui revint une parole du père de Vernon : « Quand les choses diaboliques se mettent en route, le sort, le destin, la nature elle-même semblent être du côté de celui qui veut le mal. »

L'orage ! L'orage c'était en plus ! Le coup de pouce du Malin.

– Mais qu'avez-vous ? insistait Ambroisine. Vous êtes livide... Je vous en prie, dites-moi... Pourquoi me suis-je réveillée si tard ? Il est arrivé un malheur, n'est-ce pas ?

– Non ! Non ! Au contraire !... Un grand bonheur. La petite Élisabeth est née... L'enfant d'Abigaël.

Elle ajouta, en regardant, malgré elle avec une sorte de défi, la frêle jeune femme qui se tenait devant elle.

– Elle n'est pas morte ! Vous voyez ?

– Dieu soit loué !

Ambroisine de Maudribourg joignit les mains inclinant la tête, murmura avec ferveur un acte de reconnaissance. Dans sa chemise fine, soudain, elle parut une sorte d'ange au charme ambigu.

– Mais pourquoi, alors, paraissez-vous si troublée ?

– Ce n'est rien ! L'émotion, la fatigue de la nuit.

Et puis vous m'avez effrayée avec ce sommeil prolongé...

« Je vais aller jeter ce café », songea-t-elle.

Elle se retourna et elle vit le petit chat derrière elle. Il était hérissé, le dos arqué, il soufflait et crachait, fixant alentour on ne savait quoi.

Elle l'attrapa, l'élevant à hauteur de son visage. Elle aurait voulu percer le secret et, plongeant son regard dans les prunelles d'agate dilatées :

– Que vois-tu ? lui chuchota-t-elle, que vois-tu ? Dis-moi ? Qui vois-tu ?...

Chapitre 6

Un prêtre... Une robe noire pour demander conseil.

Angélique en ressentait le besoin tandis qu'elle montait la colline à la recherche du père Maraicher de Vernon. Il lui semblait que l'homme revêtu d'un caractère sacré, oint de l'huile sainte, marqué du sceau de la séparation qui différencie les serviteurs d'un dieu, du commun des mortels, serait plus apte qu'elle à démêler ce qui lui arrivait. Elle avait envie de tout lui raconter mais elle ne savait si elle le ferait.

Tout au fond, quel sentiment la poussait à cette démarche ? Le père de Vernon était venu, puis il était reparti, mais elle n'avait cessé de le sentir présent à Gouldsboro. En fait, il ne s'était guère éloigné. Et s'il s'enfonçait parfois dans la forêt pour baptiser de village en village, son port d'attache semblait demeurer au rivage.

On disait qu'il s'était édifié sur la falaise, entre le port et la crique des anémones, un confessionnal, une cabane d'écorces et un autel de rondins où il célébrait chaque matin la Sainte Messe.

En fait, il n'était guère vraisemblable qu'il fût là à cette heure du jour. Et que voulait-elle savoir ou obtenir de lui ?...

En vérité, elle s'aperçut qu'elle avait seulement envie de le voir. Un prêtre ! Qui était un homme dont elle avait partagé l'existence familière. Elle ne lui dirait peut-être rien, mais le vieux réflexe, né de l'enfance religieuse, entremêlée de prières et de processions, jouait et la portait vers lui. Il était « Le » prêtre. Il avait acquis chèrement, par le prix de son ascétisme, de sa chasteté, de son éloignement du monde, le droit d'entrevoir les mystères obscurs qui régissent les actions humaines.

Pourquoi le père de Vernon avait-il planté la croix en ce lieu, comme s'il comptait y résider longtemps ? Voulait-il, par ce signe, se l'approprier ? Comme le doigt entre l'écorce et le tronc, son petit campement était là coincé de guingois entre le Gouldsboro catholique, le Gouldsboro protestant, avec échappée sur le camp Champlain et sur le village indien. Et la haute croix de bois se dressait sur fond d'arbres et de ciel. De grands cèdres et quelques ormes et chênes lui faisaient un décor vert sombre, frangé d'épilobes pourpres, un décor pour drame shakespearien, l'enfermant étroitement entre mer et forêt. L'esplanade où se dressaient la croix, la cabane, le confessionnal et l'autel, était parsemée de genévriers, de quelques plantes a l'encens amer.

En débouchant d'entre les arbres on entendait tout de suite le fracas des vagues, et, par instants, lorsqu'elles s'engouffraient plus profondément en contrebas, un panache neigeux dépassait le bord de la falaise. On aurait dit une grosse bête curieuse, cherchant à jeter un coup d'œil furtif sur un monde inconnu d'elle.

Le petit garçon suédois se tenait assis devant la cabane à creuser un pipeau.

Angélique aperçut alors le père de Vernon à l'extrémité d'un promontoire d'énormes roches.

Sa soutane noire se détachait sur l'horizon redevenu d'un bleu dur moucheté de blanc. Il se tenait solidement arc-bouté sur ses pieds nus, insoucieux des éclaboussures, que les vagues faisaient pleuvoir par intermittence, alentour.

Il avait le visage tourné dans une direction déterminée. Comme Angélique s'approchait de lui, elle sut qu'il regardait vers Gouldsboro. De là, Gouldsboro se découvrait avec sa rade, sa plage, son port sur la gauche, et ses « maisons de bois clair ».

Une attention soutenue figeait le Jésuite. On eût dit qu'il voulait intensément percer le secret de cette image, inscrite là, dans la courbe du rivage.

Il n'entendit pas approcher Angélique et elle sut d'une communication certaine qu'il évoquait la vision de la religieuse de Québec et comparait en lui-même.

Lorsqu'il se tourna vers elle, elle lui dit avec un sourire, un peu désenchanté.

– C'est Gouldsboro, n'est-ce pas ? Vous pensez que c'est bien Gouldsboro que la sœur Madeleine a vu dans sa vision !... Gouldsboro qu'elle n'a jamais pu voir autrement qu'en songe ?

Il la fixa de son regard volontairement froid et vide. Et parce qu'elle savait – qu'elle avait appris durement à ses « dépens – que le siècle qu'ils vivaient était le siècle des sublimités religieuses, de la mortification extérieure et d'une morale sévère, elle se sentait impuissante à lui communiquer la vérité de Gouldsboro, qui était, malgré ses Huguenots, comme une entité de tout cela, avec sa volonté de survivre hors de conflits mystiques et de faire sa part au bonheur, à la richesse, à l'amour.

– Pourquoi Gouldsboro ? soupira-t-elle.

– Et pourquoi pas Gouldsboro ? rétorqua-t-il, sarcastique.

– Et pourquoi pas Gouldsboro ?

Il venait à elle et la rencontra à mi-chemin du promontoire. Et devant sa figure altière, son allure hautaine et la froideur de son expression, un doute lui vint. Elle avait pensé naguère : « Toute cette trame qui nous piège, c'est tellement habile ! Tellement intelligent !... Quelque chose à l'image de cet homme, de ces hommes en soutane noire, dressés à servir Dieu avec toutes les ressources de leur savoir, de leur pouvoir sur l'esprit humain, jouant de ces désirs et de ces terreurs, pour mener les hommes à leur salut coûte que coûte, ne reculant devant rien pour parvenir à ce but sacré : sauver, préserver l'Église catholique apostolique et romaine, et si possible en implanter par le monde entier la doctrine. »

Et si c'était lui, l'ennemi caché ou plutôt, derrière lui la figure fanatique du père d'Orgevai ! Elle ne pouvait oublier que c'était le père de Vernon qui était venu la chercher sur le bateau de Barbe d'Or. Instruit par qui ? Sur les ordres de qui ?

Mais à cette évocation, elle revit Jack Merwin, chiquant son tabac et manœuvrant la voile et son appréhension tomba.

Cet homme qui l'avait sauvée de la noyade et l'avait portée dans ses bras, et lui avait servi une soupe chaude pour la réconforter, ne pouvait être entièrement son ennemi.

Même s'il avait reçu des ordres sévères à son sujet, elle le sentait assez indépendant pour les interpréter a sa façon. Il fallait avoir le courage de l'affronter et de mieux connaître ses intentions.

Elle leva les yeux vers lui.

– Alors quel est votre pressentiment ? demanda-t-elle avec bravade. La Démone peut-elle surgir de Gouldsboro ?

– Oui ! Je le crois, en effet, répondit-il en la regardant dans les yeux.

Angélique se sentit pâlir sous le coup.

– Alors, vous aussi, vous êtes donc notre ennemi ?

– Qui a dit cela ?

– Vous êtes aux ordres du père d'Orgeval, n'est-ce pas ? Il a juré notre perte. Il vous a envoyé pour nous espionner, pour nous confondre, pour nous détruire, peut-être pour nous achever, pour causer notre mort si l'occasion s'en présentait... Je me souviens...

Elle se recula et lui cria avec une sorte de désespoir.

– ... Vous me regardiez mourir là-bas ! oui ! lorsque je me noyais à la pointe de Monégan, vous me regardiez mourir... Je l'ai su. Je l'ai lu dans vos yeux lorsque vous refusiez de me tendre la main pour m'aider... Vous attendiez en croisant les bras que la mer accomplisse son forfait. Mais c'est une chose de décider en soi-même sur ordre : « Cet être doit mourir... » C'en est une autre que de le regarder se débattre et agoniser. Vous n'avez pas pu.

Il l'écoutait en l'examinant avec acuité, mais demeurait impassible. Lorsqu'elle se tut, haletante, il interrogea d'un ton calme :

– Puis-je vous demander, madame, quel est l'objet de votre visite à mon campement, aujourd'hui.

– J'ai peur, dit-elle dans un élan.

Et comme elle avait tendu ses deux mains devant elle en jetant ces mots, elle fut surprise de le voir – lui un jésuite – les saisir et les maintenir un instant avec fermeté dans les deux siennes.

– C'est bien ! dit-il. Je suis heureux que vous soyez venue à moi malgré les noirs desseins que vous m'avez prêtés naguère. Je suis à votre disposition pour essayer de vous rendre courage. Que se passe-t-il ?