Son bras, comme une tenaille, saisit aux épaules Anglais dont la face était presque noire sous l'effet de la congestion, tandis que son autre main levée s'abattait du tranchant, comme une faux, à la naissance de la nuque.

Angélique criait de toutes ses forces pour essayer de dominer le bruit infernal des oiseaux.

– Allez chercher Colin Paturel ! Lui seul peut les séparer ! Vite ! Vite ! Ils s'entretuent !

Elle se jeta au-devant de Colin Paturel qui arrivait à grands pas.

– Vite, Colin, je t'en supplie ! Ils se battent à mort !

– Qui cela ?

– Le pasteur et le Jésuite !

Colin s'élança et un peu rudement fendit le cercle des badauds. Mais un silence brutal régnait tout à coup.

Un peu plus loin la troupe bruyante des mouettes et des cormorans venait de s'abattre sur les rochers, marchant à pas comptés. Et dans ce silence, une vague languide se déploya avec un bruit de soie.

Horrifiés, les hommes contemplaient sans pouvoir souffler mot les deux corps affalés, comme des pantins brisés, sur le sable.

– Il lui a cassé la nuque, dit quelqu'un.

– Il lui a fait éclater l'intérieur, dit un autre.

Les yeux fixes et exorbités, le pasteur était mort. Son ennemi bougeait encore. Angélique se laissa tomber à genoux près du père de Vernon. Elle souleva les paupières cireuses. La voyait-il encore ? Les prunelles devenaient pâles, elles avaient un reflet métallique et aveugle.

– Père ! Mon père ! dit-elle, me voyez-vous ? M'entendez-vous ?

Il la fixa aveuglément, puis dit d'une voix éteinte :

– La lettre... pour Orgeval... Il ne faut pas qu'elle...

Un hoquet l'interrompit. Un râle s'échappa quelques instants de sa gorge et il succomba.

Un long moment s'écoula avant que Colin ne se penchât à nouveau vers les deux corps terrassés.

Angélique essayait d'expliquer d'une voix tremblante et hachée.

– Je n'ai rien compris à ce qui est arrivé. Tout à coup le pasteur était là, hors de lui, et il a frappé le père... Certes, ils ont toujours été ennemis... Sans cesse, quand nous voyagions du côté de Casco, ils étaient sur le point d'en venir aux mains...

– C'est un affreux malheur ! dit Colin.

Il sépara les deux corps, les étendit l'un près de l'autre, tous deux grands et puissants dans leurs noirs vêtements ecclésiastiques. Il leur ferma les yeux et réclama deux mouchoirs. Des femmes dénouèrent leurs foulards et il en voila les faces tuméfiées.

– Qui peut dire les prières des morts pour celui-là ? interrogea-t-il en désignant le révérend.

Le pasteur Beaucaire, très pâle, s'avança. Il récita les quelques paroles importantes de l'office des morts auxquelles les protestants présents répondirent à mi-voix.

– Et pour celui-ci ?

– Moi, balbutia le jeune père capucin, le frère Marc, qui se trouvait encore à Gouldsboro.

Fort ému, il s'embrouilla dans son latin, ses formules et ses signes de croix. Le grand Jésuite Merwin eût souri de pitié.

– Des hommes pour les porter !

Quatre hommes s'avancèrent, mais il insista.

– Plus

– Plus, ils sont lourds !...

Il fallut huit hommes aux épaules robustes pour les mener vers leur dernière demeure, au sommet de la falaise.

– Vous les mettrez dans la même tombe, dit Colin.

Elle est toujours là cette tombe, sous les pins, parmi les épilobes. On ne le sait pas. On ne le sait plus. Mais si l'on écartait la mousse on trouverait la dalle grise, à demi –brisée, où peuvent se lire encore, usés, les mots qu'y fit graver le gouverneur du lieu, en cette lointaine époque :

Ci-gisent deux hommes de Dieu qui se sont entre-tués au cri de : « Meurs Satan ! » Qu'ils reposent en paix10.

Chapitre 10

– Où est l'enfant ? réclamait Angélique. Ce petit « donné » du père de Vernon ?... Abbal Neals !

Elle avait couru au campement abandonné du Jésuite, puis, n'ayant pas trouvé l'enfant, avait cherché partout. Le bagage du père de Vernon devait être avec lui. Les dernières paroles de Jack Merwin la hantaient. « La lettre pour d'Orgeval... Il ne faut pas qu'elle... » Cette lettre était d'une extrême importance, elle le sentait. Dans l'état de surexcitation où elle se trouvait elle éprouvait même la certitude que tout était expliqué dans cette lettre.

Oui, maintenant elle en était certaine, le Jésuite avait tout compris, il avait levé le voile sur tous les mystères. Si elle pouvait trouver cette lettre, elle connaîtrait le visage de ses ennemis, elle pourrait se garer, elle et les siens, de leurs pièges.

Il avait voulu lui dire quelque chose de ce genre lorsqu'il avait rassemblé ses dernières paroles transcendantes pour lui souffler :

« La lettre pour le père d'Orgeval... Il ne faut qu'elle... »

Qu'avait-il voulu dire exactement : Il ne faut pas qu'elle lui parvienne... ou au contraire il ne faut pas qu'elle s'égare...

Elle demanda à Colin de faire une battue afin de retrouver l'enfant.

Mais, à la nuit tombante, il fallut y renoncer.

Il était vain d'épiloguer sur ce drame brutal. Par deux réfugiés anglais venus du camp Champlain, on avait démêlé vaguement la genèse de l'affaire. Le bruit avait couru parmi eux que le Jésuite, en accord avec les papistes du lieu, Mme de Peyrac, Colin Paturel, allait les emmener prisonniers à Québec. L'impulsivité native du pasteur puritain avait fait le reste.

Dans le crépuscule, Gouldsboro accablé faisait silence. Les grillons et les cigales, maîtres du terrain, s'en donnaient à cœur joie, avec une exubérance innocente qui semblait insulter à la tristesse des hommes.

Portée par cette stridence de l'été, la nuit venait, hargée de maléfices et d'angoisses.

Finalement, Angélique regagna le fort. Elle appréhendait de se retrouver seule. Quand Joffrey reviendrait-il ?

Un souci mineur ajoutait à sa peine et à ses appréhensions. De tout le jour elle n'avait pas vu son petit chat. Elle ne le trouva pas non plus dans son appartement. Vide de cette présence folâtre, la chambre avait quelque chose de lugubre, de glacé. La disparition du petit animal parut à Angélique aussi définitive que celle de Merwin, le Jésuite, à jamais rayé en ce jour du nombre des vivants. Et cette absence lui fut intolérable, s'ajoutant au deuil qui accablait son cœur.

Elle redescendit, décidée à le trouver coûte que coute. Elle n'osa pas demander aux hommes de garde s'ils avaient vu l'animal. Après ce qui s'était passé aujourd'hui, sa préoccupation au sujet d'un chat eût pu paraître futile. Pourtant, pour elle, cela prenait des proportions déraisonnables. Si elle ne le retrouvait pas, s'il était perdu, disparu, mort, elle y verrait le signe que le malheur les avait tous saisis à la gorge et ne les lâcherait pas. Il fallait qu'elle le retrouvât. Comme elle avait cherché l'enfant plus tôt.

Elle alla à sa recherche, par les rues du hameau, l'appelant à mi-voix. « Où es-tu, mon petit ? disait : elle, viens ! viens ! » Elle s'arrêtait près des barrières des jardinets, fouillant l'ombre des haies et des feuillages. Elle redescendit vers la grève, chercha parmi les barques échouées, les paniers des pêcheurs, les rochers que la marée basse découvrait. « Où es-tu, mon petit ? Viens, je t'en prie... »

La lune irisée, élargie d'un halo de brume dorée, éclairait suffisamment le paysage pour guider ses pas.

Aux rares passants qu'elle rencontra, Angélique ne pouvait confier son tourment. Mais elle pensait que, si Honorine avait été là, elle l'aurait comprise. Tenant dans sa main la main de l'enfant, elles auraient marché ensemble, habitées du même sentiment primitif et ardent de retrouver l'ami perdu, l'être innocent qui partageait leur vie et qui, les ayant choisies, les aimait sans condition. Il fallait absolument qu'il revînt. Ce n'était pas possible qu'il eût disparu à jamais, lui aussi, et particulièrement ce soir-là.

En désespoir de cause, elle regagna le port et le contourna une fois de plus, fouillant la lisière d'ombre au pied de la muraille. Tout à coup, elle s'arrêta. Était-ce des lucioles ?... Il lui avait semblé voir briller là, tout contre la palissade, dans un fouillis d'herbes, comme deux prunelles dorées.

– Est-ce toi, mon petit ? chuchota-t-elle.

Rien ne parut bouger. Mais elle eut la prescience d'un mouvement imperceptible et son cœur bondit d'espoir et de joie. C'était lui, elle en était certaine. Mais pourquoi ne bougeait-il pas ? Elle s'approcha plus près et se pencha. Cette fois, il n'y avait aucun doute. Deux prunelles dilatées la dévisageaient fixement.

– C'est toi, fit-elle. Mais qu'as-tu ? Tu ne me reconnais pas ?

Elle avança la main et, comme elle effleurait le corps de l'animal, il poussa un cri sauvage. Elle retira vivement sa main.

– Qu'as-tu ? Qu'as-tu ? Que t'est-il arrivé ?

Elle se précipita jusqu'au poste de garde.

– S'il vous plaît, donnez-moi de la lumière !

Un homme décrocha une lanterne et proposa de l'accompagner. Mais elle refusa. Elle revint à l'emplacement, priant le ciel que dans un sursaut la bête ne se fût pas enfuie. Par chance, elle était encore là, recroquevillée dans les fourrés. Et c'était bien lui. Il se tenait immobile, roulé en boule, baissant la tête, comme contrit, mais à la lueur de la lampe elle vit son petit museau maculé de sang.

— Qu'as-tu ? Que t'est-il arrivé ? Que t'a-t-on fait ?

Elle essayait de le saisir mais chaque fois qu'elle le touchait il poussait un miaulement déchirant. Elle réussit enfin à l'envelopper dans son châle et à le maintenir contre elle. Il tremblait et gémissait sourdement.

Elle le ramena dans ses appartements. Lorsqu'elle le posa sur la table pour l'examiner, d'un bond fou, il lui échappa, cherchant à se terrer en quelque coin, dans le suprême instinct des bêtes qui se cachent pour mourir. Cependant il ne put aller loin. De nouveau, il se recroquevilla sur le sol, sa petite tête penchée, comme rassemblant ses forces. Elle s'agenouilla près de lui.

– C'est moi, lui disait-elle avec douceur, c'est moi, ne crains rien, je te guérirai.

Évitant de le toucher, elle essaya de discerner ses blessures. Le sang coulait de ses narines. Il avait comme des plaques de poils arrachés par endroits et le sang aussi suintait là. Une chute, des coups...

Elle prit délicatement une petite patte qu'il ne pouvait replier sous lui et il lui sembla qu'elle portait des traces de brûlures.

– Aurait-il marché dans le feu ? Mais les chats peuvent effleurer les braises sans dommage...

Un soupçon affreux montait en elle, gonflait comme une houle, comme une vague noirâtre prête à éclater.

– On l'a frappé !... On l'a frappé volontairement, on l'a torturé...

Son cœur se dérobait sous l'effet de l'angoisse et de l'horreur.

– Qui a fait cela ?... Qui ?

Et elle regarda autour d'elle avec terreur, cherchant à deviner dans la pénombre une présence, à discerner la face du monstre qui rôdait, invisible, semant parmi eux la panique, le désespoir et la mort.

Chapitre 11

Alors, presque furtivement, Angélique ressortit du fort. Serrant contre son sein la misérable petite créature mourante, elle se dirigea vers la maison des Berne. Elle marchait vite, dans la nuit, craignant jusqu'à la clarté de la lune qui eût pu la dénoncer. Par chance, la porte de la demeure des Berne était ouverte. La famille soupait à la lueur des chandelles.

Angélique parut sur le seuil. Elle devait être décomposée et avoir une expression inhabituelle car Gabriel Berne se dressa d'un bond et s'écria, comme il l'eût fait à La Rochelle lorsqu'il lui parlait de maître à servante.

– Mon enfant, qu'avez-vous ? Êtes-vous souffrante ?

– « Ils » ont voulu tuer mon chat, fit Angélique d'une voix qui chevrota malgré elle. « Ils » l'ont frappé et torturé. Il va mourir.

– Mais qui « ils » ?...

– Les Démons !... Les Démons qui veulent notre perte.

Ils la considérèrent atterrés.

– Angélique, appela la voix d'Abigaël, venez près de moi.

De son lit, elle pouvait voir ce qui se passait dans la pièce voisine.

– Angélique, venez, insista-t-elle, impérative et douce, posez ce chat sur le lit. Les enfants vont le soigner... Et venez vous asseoir ici. Vous êtes à bout.

Elle tendait la main, persuasive, amicale. Angélique obéit à cette injonction maternelle. Elle posa le chat, s'assit près du lit et s'abandonna sans force contre l'épaule d'Abigaël.

– Nous ne survivrons pas, gémit-elle. Cette fois, je le sens. Le Mal sera le plus fort. « Ils » vaincront à la fin. Il ne reviendra pas et j'en mourrai...