– Pour le Mal peut-être. Lorsqu'un démon a trouvé son expression pour frapper, il ne s'en lasse point.

– Non ! Nous nous égarons. Quel lien avec ce que je te racontais tout à l'heure ? Une drogue dans le café, le porc empoisonné... Tu contrôles tout, les navires ou barques qui se présentent, et des inconnus n'entreraient pas dans nos maisons sans se faire remarquer. Et pourtant... Imagine, Colin, cette chose horrible si j'avais fait boire à Abigaël une drogue mortelle et qu'elle eût succombé devant moi, j'en serais devenue folle.

– C'est peut-être ce qu'on veut, dit Colin.

Angélique regarda fixement le rude visage de l'ancien Barbe d'Or. Il avait toujours eu le sens des buts cachés de ses ennemis. Le Roi, Ismaël le Rusé, l'accusait du don de double vue.

– Si c'est cela, dit-elle, ne crains rien. Quoi qu'il arrive je ne deviendrai pas folle.

Colin poussa un profond soupir.

– Je voudrais pouvoir te protéger, comme je le faisais jadis.

– Tu le fais déjà en étant là, en veillant sur Gouldsboro. Quelle sécurité de te savoir ici ! C'est inexprimable. Joffrey peut pourchasser l'ennemi et moi... me préparer à l'affronter.

Elle secoua ses cheveux avec défi.

– Ne crains rien, répéta-t-elle. S'« ils » veulent me dévorer, ils se casseront les dents, je suis coriace...

– Tu n'as pas changé, dit-il.

– Le principal, c'est que je sois prévenue. Cela m'a fait du bien de parler avec toi, vois-tu. De savoir que tu es là. Après tout s' « ils » sont forts, nous aussi nous le sommes.

Il inclina la tête et prit congé d'elle. Elle savait que toute la nuit il veillerait dans l'établissement avec vigilance, visitant tous les postes de garde, interrogeant, vérifiant les identités des matelots sur la grève, se rendant même une fois encore à bord des navires à l'ancre dans la rade, plaçant ses hommes les plus sûrs aux endroits à protéger. Elle ne doutait pas qu'elle en trouverait non loin de la maison des Berne.

Pourtant, quand Angélique posa la main sur la poignée de la porte de sa chambre et commença à l'entrouvrir, elle sut d'un instinct sûr qu'il y avait comme l'autre nuit quelqu'un qui l'attendait.

Cette fois, elle n'eut pas le courage d'affronter seule le danger et elle appela un des hommes du poste de garde, en bas.

Il pénétra devant elle, dans la pièce, la lanterne haut levée.

Ils découvrirent un enfant apeuré qui serrait contre lui un sac. La lumière fit miroiter ses cheveux blonds. C'était Abbal Neals, l'orphelin que le père de Vernon avait recueilli sur les quais de la Nouvelle-York.

Elle éprouva un sursaut de joie, de soulagement et aussi, sans savoir pourquoi, d'appréhension.

– Vous pouvez me laisser, dit Angélique à l'homme qui l'avait accompagnée. Merci.

La porte refermée elle s'adressa en anglais au mousse du White Bird. Il ne répondit pas, se contentant de lui tendre d'un geste impulsif le sac qu'il tenait. C'était un havresac de peau de cerf non tanné. En l'ouvrant, elle vit qu'il contenait tout le bagage du Jésuite mort. Un bréviaire, une étole, un rosaire de buis, un surplis et, dans une enveloppe de velours finement brodée d'argent et d'or et capitonnée, les objets du culte indispensables au sacrifice de la Messe : la patène, un petit calice, un ciboire, deux burettes, le tout de vermeil, plus un crucifix à pied d'argent et le corporal de satin contenant quelques hosties. Ne sachant si elles étaient consacrées, Angélique s'arrêtait, frappée de respect, n'osant toucher à ces reliques saintes.

L'enfant, d'un geste impatient, prenait le bréviaire et le lui tendait.

Il s'ouvrit de lui-même sur un pli de parchemin. En le déployant elle vit que c'était une missive inachevée.

Mon très cher frère en Jésus-Christ...

Dès les premiers mots elle comprit.

« La lettre pour le père d'Orgeval... »

C'était cette lettre qu'elle tenait entre ses mains, la lettre que le coadjuteur du père d'Orgevai avait commencé de rédiger pour son supérieur quelques heures avant de mourir.

La peur la prit. Qu'allait-elle apprendre de terrible ?... Cette lettre ! Avait-elle le droit de la lire ?... Avait-elle le droit de violer la pensée d'un mort... de contraindre en quelque sorte cet homme secret et fermé à lui avouer ce qu'il avait voulu lui cacher de son vivant ?

Malgré tout, si urgente lui apparaissait la nécessité de voir clair dans cette situation tendue et menaçante que presque machinalement elle dépliait la missive et v jetait les yeux.

Elle lut.

Mon très cher frère en Jésus-Christ. Je vous écris de Gouldsboro où je me suis rendu pour achever l'enquête dont vous m'aviez chargé. Et puisque, nonobstant la confiance que vous accordez à mes jugements, vous m'avez assuré que mes opinions seraient reçues par vous comme l'expression de la vérité, avec autant de créance en mes paroles que si vous aviez pu vous-même juger sur place, je parlerai sans équivoque, sans craindre ou de vous flatter ou de vous déplaire.

Un but sacré, plus important que nos propres susceptibilités qu'en tant qu'homme pécheur nous sommes souvent portés à éprouver, nous oblige tous deux à faire fi de nos passions ou de nos désirs pour ne rechercher que la vérité, afin de protéger les âmes si nombreuses et si menacées qui dépendent de notre ministère.

Aussi je vous dirai sans ambages dès l'abord que vous aviez raison, mon très cher père, et que les visions que Dieu dans sa bonté a eu la grâce de vous accorder, corroborant celle de la très sainte religieuse de Québec, ne vous ont pas trompé. Oui, vous aviez raison : la Démone est à Gouldsboro...

Angélique s'arrêta, stupéfaite. Elle ne pouvait en croire ses yeux. Était-ce le père de Vernon qui portait une telle accusation ? Alors il ne l'avait pas crue ! Il n'avait rien compris... Il avait continué, malgré sa franchise à elle, à la considérer à travers le faux aspect de cette légende stupide. Les lettres se mirent à danser devant ses yeux.

... Oui, vous aviez raison : la Démone est à Gouldsboro et ce n'est pas sans frémir que j'écris de tels mots. Si préparés que nous soyons à affronter au cours de notre vie ecclésiastique des êtres sataniques, l'épreuve n'en est pas moins rude à traverser, lorsqu'elle se présente réellement. Et c'est avec l'humilité d'un homme qui, par instants, s'est senti bien faible devant une aussi terrible rencontre que je viens vous en conter les détails. Le Grand Albert11nous enseigne que l'esprit de Lucifer a ceci de redoutable qu'il allie la beauté de l'ange à la séduction du caractère féminin, devant lequel tout homme de chair se sent particulièrement vulnérable, non seulement à cause des charmes de son corps, mais je le crois aussi par cette tentation de tendresse et d'abandon, que laisse en nous le souvenir ineffaçable de nos mères et des bonheurs que nous en avons reçus. Mais fort de vos conseils et de nos enseignements, il m'a été relativement facile de démasquer la nature réelle de celle que je n'hésite pas désormais à appeler la Démone, esprit du mal à corps de femme, à l'intelligence vive, luxurieuse, criminelle, sacrilège, n'hésitant pas à me séduire ou à user du sacrement de pénitence pour mieux me circonvenir et obtenir de moi une alliance dans ses infâmes projets...

« Oh ! Non, non ! s'écria Angélique, presque à voix haute, non, père, ce n'est pas vrai. Je n'ai pas essayé de vous séduire, ce n'est pas vrai. Oh ! Jack Merwin, est-ce possible ! Je croyais que vous étiez mon ami... »

Son cœur battait à se rompre. Un sentiment de désastre l'envahit jusqu'au vertige. Elle dut poser la lettre sur la table, afin d'y prendre appui pour ne pas tomber.

L'enfant blond la regardait. Son expression de frayeur reflétait sans doute celle qu'elle avait sur le visage. Il se mit à répéter d'une voix faible :

– Misstress. They pursue me. For God's sakel Do help me !12

Mais elle ne l'entendait pas.

Quelqu'un frappa à la porte, puis, ne recevant pas de réponse :

– Que se passe-t-il ? Que veut cet enfant ? Est-ce que je vous dérange ?

La douce voix d'Ambroisine.

Angélique retrouvait son sang-froid.

– Ce n'est rien. Bonsoir, Ambroisine. Que désirez-vous ?

– Mais vous voir, s'exclama la duchesse d'un ton tragique.

« De tout le jour, je ne vous ai même pas entr'aperçue, et vous vous étonnez qu'à la nuitée je vienne m'informer de vous ?

– C'est vrai, je vous ai négligée... Pardonnez-moi. Nous avons eu mille soucis.

– Vous semblez tourmentée encore.

– En effet. Je viens d'éprouver une terrible déception à l'égard de quelqu'un en qui j'avais placé ma confiance.

– C'est une épreuve bien amère. On croit au cours de la vie se résigner à l'imperfection des êtres qui nous entourent mais l'on s'aperçoit que le cœur reste toujours vulnérable.

Elle posa la main sur le bras d'Angélique et dit avec gravité :

– Je crois que l'absence de M. de Peyrac vous est intolérable. J'ai réfléchi à quelque chose : accompagnez-moi à Port-Royal ! Avec vous j'aurais le courage de repartir et de reprendre ma charge, tout au moins de l'envisager et de chercher la meilleure solution pour mes protégées et, pour cela, j'ai aussi un besoin pressant de vos conseils. Ce voyage vous permettra de retrouver M. de Peyrac deux ou trois jours plus tôt que si vous l'attendiez à Gouldsboro.

Et comme Angélique hésitait, surprise.

– Ne savez-vous pas qu'il doit passer par Port-Royal avant de revenir ici ?

– Non, pas que je sache.

– En tout cas, il me l'a dit à moi, affirma Ambroisine d'un air contrarié, c'est-à-dire...

Elle parut se rappeler quelque chose et se raviser avec l'expression confuse de quelqu'un qui a commis un impair.

– Il l'a dit aussi à M. le gouverneur. J'étais présente lorsqu'il lui communiquait cet avis... Venez, insista-t-elle. Partons demain pour Port-Royal, c'est préférable que d'attendre ici en s'impatientant, et moi, cela m'aidera infiniment à reprendre courage.

– Je vais réfléchir, dit Angélique.

Elle continuait à se sentir comme sous l'effet d'un choc violent. La découverte de la trahison – oui, c'était une trahison – du père Maraicher de Vernon la laissait dans un état de stupeur effrayée. Ambroisine avait raison. Elle avait besoin de bouger, de faire quelque chose, et surtout de revoir Joffrey le plus tôt possible.

Elle pensait qu'elle devait continuer à lire cette lettre jusqu'au bout. Elle ouvrit la bouche pour demander à Ambroisine, avec le plus de tact possible, de la laisser seule, mais comme elle jetait un coup d'œil sur la table, elle s'aperçut que la lettre qu'elle y avait posée avait disparu.

Ses yeux firent le tour de la pièce. L'enfant aussi n'était plus là.

– Où est l'enfant ? s'écria-t-elle.

– Il s'en est allé, dit Ambroisine. Je l'ai vu prendre son sac, mettre dedans un papier qui était sur la table et courir vers la porte avec légèreté, sans bruit. Il est étrange, cet enfant. On dirait un farfadet.

– Mais il faut le rattraper.

Elle voulut s'élancer vers la porte, mais Ambroisine la retint avec force, se cramponnant à elle avec un visage soudain pâli d'effroi.

– N'y allez pas, Angélique ! N'y allez pas ! Cela sent le démon par ici. Il anime peut-être l'esprit de cet enfant...

– Trêve de ces sornettes ! s'écria Angélique. Je dois le rattraper.

– Non, pas ce soir. Quand il fera jour, supplia Ambroisine. Angélique, je vous en prie, laissez-moi faire quelque chose pour vous, partez avec moi pour Port-Royal. Je sens qu'il rôde ici un esprit funeste. J'en ai parlé au père de Vernon. Je lui ai dit que Gouldsboro était une place qu'il fallait exorciser. Il n'a pas ri de moi. Je crois qu'il partageait mon opinion.

– Les opinions des gens de sa sorte cherchent surtout à faire cadrer les faits avec des idées préconçues, dit Angélique avec amertume.

Elle se sentait soudain très lasse.

Faire chercher l'enfant ! À quoi bon ? Pour se donner le plaisir de déchiffrer encore quelques insanités ui ne pourraient que la convaincre, une fois de plus, e l'impossibilité de communiquer, de se faire comprendre.

– Angélique, répéta Ambroisine, partez avec moi, je vous en prie. Ne sentez-vous pas combien l'atmosphère est lourde ici ? Comme un danger suspendu sur nos têtes. C'est un peu pour cela que je suis revenue. Je ne pouvais supporter l'idée que vous étiez seule ici, entourée peut-être de gens préparant votre perte... Je ne peux pas grand-chose pour vous mais au moins je me trouverai à vos côtés.