On lui raconta qu'ils ne s'étaient pas attardés à Monteloup. Philippe se plaignait des punaises qui l'avaient empêché de dormir.
– Et ma requête au roi, demanda le baron de Sancé au moment où son illustre parent montait en carrosse, avez-vous pu la lui présenter ?
– Mon pauvre ami, je l'ai présentée, mais je ne crois pas que vous soyez en droit d'espérer grand-chose ; le royal enfant est présentement plus pauvre que vous et n'a pour ainsi dire pas un toit où reposer sa tête.
Il ajouta dédaigneusement :
– On m'a raconté que vous vous distrayez à faire de beaux mulets. Vendez-en quelques-uns.
– Je réfléchirai à votre suggestion, dit Armand de Sancé, ironique pour une fois. Il est certes préférable actuellement pour un gentilhomme d'être laborieux que de compter sur la générosité de ses pairs.
– Laborieux ! Pfuit ! quel vilain mot, fit le marquis avec un geste coquet de la main. Alors, adieu, mon cousin. Envoyez donc vos fils aux armées, et pour le régiment du mien, vos croquants les mieux bâtis. Adieu. Je vous baise mille fois.
Le carrosse s'éloigna en cahotant tandis qu'une main raffinée s'agitait à la portière.
*****
Il n'y eut pas d'autres visites des seigneurs du Plessis. On apprit qu'ils donnaient quelques fêtes, puis qu'ils allaient repartir pour l'Île-de-France avec leur armée toute neuve. Des sergents recruteurs étaient passés par Monteloup.
*****
Au château, il y eut Jean la Cuirasse et un valet de ferme qui se laissèrent tenter par l'avenir glorieux réservé aux dragons du roi. La nourrice Fantine pleura beaucoup au départ de son fils.
– Il n'était pas mauvais et voilà qu'il va devenir un reître de votre espèce, dit-elle à Guillaume Lützen.
– C'est une question d'héridité, ma bonne. N'eut-il pas comme père présumé un soudard ?
Pour compter les jours, on prit l'habitude de dire « c'était avant » ou « après la visite du marquis du Plessis ».
Chapitre 7
Puis il y eut l'incident du « visiteur noir ».
De celui-ci, Angélique se rappela plus profondément et plus longuement. Loin de détruire et de meurtrir comme l'avaient fait les hôtes précédents, il apporta avec ses paroles étranges une espérance qui devait suivre la jeune fille au cours de sa vie, une espérance si profondément ancrée que, dans les moments de détresse qu'elle traversa plus tard, il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir cette soirée de printemps, toute murmurante de pluie, par laquelle il était apparu. Angélique se trouvait à la cuisine comme d'habitude. Autour d'elle jouaient Denis, Marie-Agnès et le petit Albert. Le dernier-né était dans son berceau près de l'âtre. De l'avis des enfants, la cuisine était la plus belle pièce de la maison. Le feu y brûlait en permanence et presque sans fumée, car la hotte de l'immense cheminée était très haute. La lueur de ce feu éternel dansait et se mirait dans les fonds rouges de casseroles et de bassines de cuivre lourd qui garnissaient les murs. Le sauvage et rêveur Gontran restait souvent des heures à observer le scintillement de ces reflets où il voyait des visions étranges, et Angélique y reconnaissait les génies tutélaires de Monteloup.
Ce soir-là, Angélique préparait un pâté de lièvre. Elle avait déjà façonné la pâte en forme de tourte et coupait le hachis de viande. Au-dehors, on entendit le galop d'un cheval.
– Voici votre père qui rentre, dit tante Pulchérie. Angélique, je crois qu'il serait décent que nous paraissions au salon.
Mais, après un court silence pendant lequel le cavalier dut sauter à terre, la cloche de la porte d'entrée sonna.
– J'y vais, s'écria Angélique.
Elle se précipita, sans souci de ses manches relevées sur ses bras blanchis de farine. Elle distingua à travers la pluie et la brume du soir un homme grand et sec, dont la cape ruisselait d'eau.
– Avez-vous mis votre cheval à l'abri ? s'écria-t-elle. Ici les bêtes prennent froid facilement. Il y a trop de brouillard à cause des marais.
– Je vous remercie, demoiselle, répondit l'étranger en retirant son large feutre et en s'inclinant. Je me suis autorisé, selon l'usage des voyageurs, à rentrer aussitôt mon cheval et mon bagage dans votre écurie. Me voyant trop loin de mon but ce soir et passant près du château de Monteloup, j'ai pensé solliciter de M. le baron l'hospitalité d'une nuit.
À son costume de grosse étoffe noire à peine garni d'un col blanc, Angélique pensa qu'il s'agissait d'un petit marchand ou d'un paysan endimanché. Cependant son accent, qui n'était pas celui du terroir et semblait un peu étranger, la déconcertait, et aussi la recherche de son langage.
– Mon père n'est pas rentré, mais venez vous mettre au chaud dans la cuisine. On va envoyer un valet bouchonner votre bête.
Lorsqu'elle regagna la cuisine, précédant le visiteur, son frère Josselin venait de pénétrer par la porte des communs. Couvert de boue, le visage rouge et sale, il avait fait traîner sur le dallage un sanglier, tué par lui d'un coup d'épieu.
– Bonne chasse, monsieur ? demanda l'étranger avec beaucoup de politesse.
Josselin lui jeta un coup d'œil sans aménité et répondit d'un grognement. Puis il s'assit sur un tabouret, et tendit ses pieds à la flamme. Plus modestement, le visiteur s'installait aussi au coin de l'âtre, acceptait une assiette de potage de la main de Fantine.
Il expliqua qu'il était originaire du pays, étant né du côté de Secondigny, mais qu'ayant passé de longues années à voyager il avait fini par ne plus parler sa propre langue qu'avec un fort accent.
Cela reviendrait vite, affirma-t-il. Il n'y avait qu'une semaine qu'il avait débarqué à La Rochelle.
À ces derniers mots, Josselin redressa la tête et le regarda d'un œil brillant. Les enfants l'entourèrent et se mirent à le cribler de questions.
– Dans quel pays êtes-vous allé ?
– Est-ce loin ?
– Quel métier faites-vous ?
– Je n'ai pas de métier, répondit l'inconnu. Pour l'instant, je crois qu'il me plairait assez de parcourir la France et de raconter à qui veut les entendre mes aventures et mes voyages.
– Comme les poètes, les troubadours du Moyen Age ? interrogea Angélique, qui avait tout de même retenu quelques-uns des enseignements de tante Pulchérie.
– C'est un peu cela, bien que je ne sache ni chanter ni faire des vers. Mais je pourrais dire des choses très belles sur les pays où la vigne n'a pas besoin d'être plantée. Les grappes pendent aux arbres des forêts, mais les habitants ne savent pas faire le vin. C'est mieux ainsi, car Noé s'enivra, et le Seigneur n'a pas voulu que tous les hommes se transforment en pourceaux. Il y a encore des peuplades innocentes sur terre. Je pourrais aussi vous parler de ces grandes plaines où, pour avoir un cheval, il n'y a qu'à guetter derrière un rocher le passage des troupeaux sauvages qui galopent crinières au vent. On lance une longue corde munie d'un nœud coulant et l'on ramène sa bête.
– Est-ce qu'elle s'apprivoise facilement ?
– Pas toujours, dit en souriant le visiteur.
Et Angélique comprit soudain que cet homme devait rarement sourire. Il semblait avoir une quarantaine d'années, mais il y avait quelque chose de raide et de passionné dans son regard.
– Est-ce que, pour aller dans ces pays, on arrive au moins par la mer ? interrogea avec méfiance le taciturne Josselin.
– On traverse tout l'océan. Là-bas, à l'intérieur des terres, se trouvent des fleuves et des lacs. Les habitants sont d'un rouge de cuivre. Ils se garnissent la tête de plumes d'oiseaux et circulent en canots cousus de peaux de bêtes. J'ai été aussi dans des îles où les hommes sont tout noirs. Ils se nourrissent de roseaux épais comme le bras qu'on nomme canne à sucre, et c'est en effet de là que vient le sucre. On fait aussi de ce sirop une boisson plus forte que l'eau-de-vie de grain, mais qui grise moins et donne de la gaieté et de la force : le rhum.
– Avez-vous rapporté de cette boisson merveilleuse ? demanda Josselin.
– J'en ai un flacon dans les fontes de ma selle. Mais j'en ai laissé aussi plusieurs fûts chez mon cousin, qui habite La Rochelle et se promet d'en tirer de bons bénéfices. C'est son affaire. Moi, je ne suis pas commerçant. Je ne suis qu'un voyageur curieux de terres nouvelles, avide de connaître ces lieux où personne n'a ni faim ni soif, et où l'homme se sent libre. C'est là que j'ai compris que tout le mal venait de l'homme de race blanche, parce qu'il n'a pas écouté la parole du Seigneur, mais l'a travestie. Car le Seigneur n'a pas ordonné de tuer, ni de détruire, mais de s'aimer. Il y eut un silence. Les enfants n'étaient pas accoutumés à un langage aussi insolite.
– La vie aux Amériques est donc plus parfaite qu'en nos pays où Dieu règne depuis si longtemps ? demanda soudain la voix calme de Raymond.
Il s'était rapproché lui aussi, et Angélique trouva dans son regard une expression analogue à celle de l'étranger. Celui-ci le dévisagea avec attention.
– Il est difficile de peser dans une balance les perfections diverses d'un monde ancien et d'un monde nouveau, mon fils. Que vous dire ? Aux Amériques, on vit d'une façon très différente. L'hospitalité entre hommes blancs est large. Il n'est jamais question de payer et, d'ailleurs, en certains endroits la monnaie n'existe pas et l'on vit uniquement de chasse, de pêche et d'échanges de peaux et de verroterie.
– Et la culture ?
Cette fois, c'était Fantine Lozier qui interrogeait, ce qu'elle n'eût jamais fait en présence dé ses maîtres adultes. Mais sa curiosité était aussi dévorante que celle des enfants.
– La culture ? Aux îles des Antilles, les Noirs en font un peu. En Amérique, les Rouges ne la pratiquent guère, mais ils vivent de cueillette de fruits et de pousses. Il y a d'autres coins, où l'on cultive la pomme de terre qu'on appelle truffe en Europe, mais qu'on ne sait pas encore travailler ici.
« Il y a des fruits surtout : des sortes de poires et qui sont en réalité pleines de beurre, et des arbres à pain.
– Des arbres à pain ? Alors il n'y a pas besoin de meunier ! s'exclama Fantine.
– Sûrement non. D'autant plus qu'il y a beaucoup de maïs. Dans d'autres régions les gens mâchonnent quelques écorces ou des noix de cola. Avec cela, on n'a faim ni soif de toute la journée. On peut aussi se nourrir avec une sorte de pâte d'amande, le cacao, qu'on mélange avec la cassonade. Et l'on boit un extrait de fèves appelé café. Dans les pays plus désertiques se trouve du suc de palme ou d'agave. Il y a des animaux...
– Est-ce qu'on peut faire du cabotage marchand dans ces pays ? interrompit Josselin.
– Déjà quelques Dieppois en font, puis quelques gens de par ici. Mon cousin lui-même travaille pour un armateur qui arme parfois pour la Côte Franciscaine, comme on disait au temps de François Ier.
– Je sais, je sais, interrompit de nouveau Josselin, impatient. Je sais aussi que des Olonais vont parfois en Terre-Neuve et des gens du Nord en Nouvelle France1, mais il paraît que ce sont des pays froids, et ça ne me dirait rien.
– En effet, Champlain a été envoyé en Nouvelle France en 1608 déjà, et il y a beaucoup de colons français là-bas. Mais c'est réellement un pays froid et trop dur à vivre.
– Et pourquoi donc ?
– C'est assez difficile à vous expliquer. Peut-être parce qu'il s'y trouve déjà des jésuites français.
– Vous êtes protestant, n'est-ce pas ? hasarda vivement Raymond.
– En effet. Je suis même pasteur, quoique sans paroisse, et surtout voyageur.
– Vous tombez mal, monsieur, ricana Josselin. Je soupçonne mon frère d'être fortement attiré par la discipline et les exercices spirituels de la Compagnie de Jésus, que vous incriminez.
– Loin de moi la pensée de l'en blâmer, fit le huguenot avec un geste de protestation. J'ai rencontré maintes fois là-bas les pères jésuites, qui ont pénétré à l'intérieur des terres avec un courage et une abnégation évangéliques. Pour certaines tribus de la Nouvelle France, il n'y a pas de plus grand héros que le célèbre père Jogues, martyr des Iroquois. Mais chacun est libre de sa conscience et de ses convictions.
– Ma foi, dit Josselin, je ne peux guère discourir avec vous sur ces sujets, car je commence à oublier quelque peu mon latin. Mais mon frère le parle plus élégamment que le français et...
– Voici justement l'un des plus grands malheurs qui frappent notre France, s'écria le pasteur. Qu'on ne puisse plus prier son Dieu, que dis-je le Dieu des Mondes, en sa langue maternelle et avec son cœur, mais qu'il soit indispensable de se servir de ces incantations magiques en latin...
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