– Repas délicat ce soir, disait le frère cuisinier. La comtesse de Richeville est dans nos murs. J'ai ordre de descendre aux caves choisir les vins les plus fins, de rôtir six chapons et de me débrouiller de n'importe quelle façon pour présenter un plat de poissons. Le tout dûment corsé d'épices, ajouta-t-il en jetant un clin d'œil entendu à un de ses confrères qui, assis à l'extrémité de la table de bois, buvait un verre de liqueur.

– Les servantes de la dame sont accortes, répondit l'autre, un homme gras et rouge dont le ventre était difficilement maintenu par une corde nouée de nœuds à laquelle pendait un chapelet. J'ai aidé ces trois charmantes demoiselles à monter le lit dans la cellule réservée à leur maîtresse, ainsi que les malles et la garde-robe.

– Ah ! ah ! ah ! s'exclama frère Anselme. Je vous vois fort bien, frère Thomas, portant malle et garde-robe ! Vous qui n'avez pas même le courage de soulever votre bedaine.

– Je les ai aidées de mes conseils, fit dignement le frère Thomas. Ses yeux injectés de sang faisaient le tour de la salle, où brillaient et crépitaient les feux sous les broches et les énormes marmites.

– Qu'est-ce que cette nuée de petits croquants que vous abritez dans vos réserves, frère Anselme ?

– Des enfants de Monteloup qui se sont égarés dans la forêt.

– Vous devriez les faire tremper dans votre court-bouillon, dit le frère Thomas en roulant des yeux terribles.

Deux des petits paysans se mirent à pleurer, effrayés.

– Allons, allons ! dit frère Anselme en ouvrant une porte. Suivez ce couloir. Vous trouverez une grange ; mettez-vous là et dormez. Je n'ai pas le temps de m'occuper de vous ce soir. Heureusement qu'un pêcheur m'a apporté un beau brochet, sinon notre père abbé, dans sa contrariété, aurait pu fort bien m'ordonner trois heures de pénitence les bras en croix. Je me fais vieux pour ce genre d'exercice...

*****

Lorsqu'elle eut constaté que ses petits compagnons s'étaient endormis, Angélique, couchée dans le foin odorant, sentit les larmes lui monter aux yeux.

– Nicolas, chuchota-t-elle, je crois que nous ne pourrons jamais arriver aux Amériques. J'ai réfléchi. Il faudrait avoir une pendule.

– Ne t'inquiète pas, répondit l'adolescent en bâillant. C'est raté pour cette fois, niais on s'est bien amusés.

– Naturellement, dit Angélique furieuse, tu es comme un écureuil. Incapable de mener à bien de grands projets. Et puis tu t'en moques que nous retournions comme des piteux à Monteloup. Ton père ne te rossera pas puisqu'il est mort, mais les autres, qu'est-ce qu'ils vont prendre !

– Ne te fais pas de souci pour eux, répéta Nicolas à demi endormi, ils ont la peau dure.

Trois secondes plus tard, il ronflait bruyamment.

Angélique pensa que tant de préoccupations l'empêcheraient de trouver le sommeil, mais peu à peu la voix lointaine du frère Anselme houspillant ses moinillons s'estompa et elle s'endormit.

Elle se réveilla parce qu'il faisait trop chaud dans le foin. Les enfants dormaient toujours et leurs souffles réguliers emplissaient la grange.

« Je vais aller respirer dehors », se dit-elle.

Elle tâtonna pour retrouver la porte du petit couloir menant à la cuisine. Dès qu'elle l'eut ouverte, un bruit de voix bruyantes et d'éclats de rire paysans lui parvint. La lueur des feux continuait de danser là-bas. Il semblait y avoir maintenant nombreuse compagnie dans le domaine de frère Anselme.

La fillette s'avança jusqu'au seuil.

Elle aperçut une dizaine de moines assis autour de la grande table garnie d'assiettes et de pichets d'étain. Des carcasses de volailles traînaient dans les plats. Une odeur de vin et de friture se mêlait à celle plus délicate d'une bouteille de liqueur ouverte dont chacun des festoyants avait un verre devant lui. Trois femmes, fraîches paysannes déguisées en soubrettes, prenaient part à la fête. Deux d'entre elles riaient fort et paraissaient déjà complètement ivres : La troisième, plus modeste, résistait aux mains gourmandes de frère Thomas qui cherchait à l'attirer.

– Allons, allons, mignonne, disait le gros moine, ne soit pas plus bégueule que ton auguste maîtresse. À cette heure, tu peux être bien sûre qu'elle ne s'entretient plus de philosophie grecque avec notre père abbé. Tu serais la seule à ne pas t'amuser cette nuit, à l'abbaye.

La servante jetait des regards gênés et déçus autour d'elle. Sans doute était-elle moins farouche qu'elle ne voulait le paraître, mais la face rubiconde du frère Thomas ne l'inspirait pas.

L'un des autres moines parut le comprendre, car il se dressa brusquement et saisit la taille de la demoiselle d'un geste engageant.

– Par saint Bernard, patron de notre cloître, s'écria-t-il, cette petite est trop fine pour vous, gros porc. Qu'en penses-tu ? interrogea-t-il en relevant d'un doigt le menton de la récalcitrante. Est-ce que je n'ai pas de beaux yeux à défaut de beaux cheveux ? Et puis, tu sais, j'ai été soldat et je sais amuser les filles.

Il avait en effet des yeux noirs et gais, et un air futé. La soubrette consentit à sourire. Il s'ensuivit une courte bagarre provoquée par le frère Thomas vexé d'être délaissé. Un pot d'étain fut renversé, les femmes protestèrent. Tout à coup, quelqu'un cria :

– Regardez ! Là !... Un ange !...

Tout le monde se tourna vers la porte, où se tenait Angélique. Elle ne recula pas, car elle n'était pas de nature craintive. Elle avait assez souvent assisté à des fêtes paysannes pour ne pas s'effrayer des éclats de voix et de l'agitation que provoquent nécessairement de larges libations. Cependant quelque chose en elle se révoltait. Il lui semblait que ce spectacle jurait avec la vision qu'elle avait eue sous les yeux du haut de la forêt, lorsque l'abbaye leur était apparue dans la lumière dorée du soir, asile et refuge de paix.

– C'est une gamine qui s'est perdue dans le bois, expliqua le frère Anselme.

– La seule fille d'une bande de gars, renchérit le frère Thomas. Ça promet. Peut-être qu'elle aime rire aussi ? Tiens, viens boire ça, dit-il en tendant vers la fillette un verre de liqueur, c'est bon, c'est sucré. C'est nous qui la fabriquons dans nos grandes cornues avec de l'angélique des marais : Angelica sylvestris.

Elle obéit, moins par gourmandise que par curiosité, et goûta à cette médecine dont on disait tant de bien, et qui portait son nom. Le breuvage, d'un vert doré, lui parut délicieux, à la fois fort et velouté, et lorsqu'elle eut bu, une agréable chaleur se répandit en elle.

– Bravo ! braillait frère Thomas. Toi, au moins, tu sais lever le coude !

Il l'attira sur ses genoux. Son haleine avinée, l'odeur de suint de sa robe de bure dégoûtaient Angélique, mais elle était étourdie par l'alcool qu'elle venait d'absorber. La main du frère Thomas tapotait les genoux d'Angélique d'un geste qui se voulait paternel.

– Elle est tout plein mignonne, cette petite.

Une voix venue de la porte s'éleva :

– Mon frère, laissez cette enfant tranquille.

Un moine coiffé de son capuchon, les mains dans ses vastes manches, se tenait sur le seuil comme une apparition.

– Ah ! voilà notre rabat-joie, grogna frère Thomas. On ne vous demande pas de vous joindre à nous, frère Jean, si la bonne chère ne vous tente pas. Mais au moins laissez les autres se réjouir tranquillement. Vous n'êtes pas encore notre prieur.

– Il n'est pas question de cela, répondit l'autre d'une voix altérée. Je vous recommande seulement de laisser cette enfant. C'est la fille du baron de Sancé, et il ne serait pas bon qu'elle eût à se plaindre à lui de vos mœurs plutôt que de se féliciter de votre hospitalité.

Il y eut un silence fait d'étonnement et de gêne.

– Venez, mon enfant, dit le moine d'un ton ferme.

Machinalement Angélique le suivit. Ils traversèrent la cour. Levant les yeux, la fillette aperçut le ciel étoile, d'une pureté indicible, au-dessus du monastère.

– Entrez là, dit frère Jean en ouvrant une porte de bois percée d'un guichet. C'est ma cellule. Vous pourrez vous y reposer en paix en attendant le jour.

C'était une très petite pièce aux murs nus à peine ornés d'un crucifix de bois et d'une image de la Vierge. Dans un coin, il y avait une couchette basse, presque une planche recouverte de draps grossiers et d'une couverture. Un prie-Dieu de bois dont la tablette était chargée de livres de prières se trouvait sous le crucifix. Il régnait là une fraîcheur agréable, mais qui, l'hiver, devait se transformer en froid atroce. La fenêtre en plein cintre se fermait par un seul volet de bois. Ouverte, ce soir, les effluves de la forêt nocturne, faits d'odeurs de mousse et de champignons, pénétraient dans la pièce. À gauche, le seuil d'une marche donnait accès à un réduit où brillait une veilleuse. Un pupitre garni de parchemins et de godets l'encombrait. Le moine désigna sa couchette à Angélique.

– Étendez-vous et dormez sans crainte, mon enfant. Pour moi, je vais poursuivre mes travaux.

Il pénétra dans le réduit, s'assit sur un tabouret et se pencha sur les parchemins. Assise au bord du raide matelas, la fillette ne se sentait aucune envie de dormir. Elle n'avait jamais imaginé des lieux aussi étranges. Elle se leva et alla regarder à la fenêtre. En dessous d'elle elle devina des rangées de petits jardins très étroits, séparés les uns des autres par de hauts murs. Chaque moine avait le sien, où il allait chaque jour cultiver quelques légumes et creuser sa tombe.

À pas de loup, la fillette se rapprocha de la chambrette où travaillait frère Jean. La veilleuse éclairait un profil de jeune homme à demi enseveli sous le capuchon. D'une main attentive, il copiait une enluminure ancienne. Ses pinceaux, enduits de rouge, de poudre d'or ou de bleu puisés dans des godets, reproduisaient habilement les entrelacs de fleurs et de monstres dont l'art du Moyen Age s'était plu à enrichir les missels.

Devinant la présence de la fillette, il redressa la tête et sourit.

– Vous ne dormez pas ?

– Non.

– Comment vous appelez-vous ?

– Angélique.

Une émotion soudaine bouleversa le visage creusé par les privations et l'ascétisme.

– Angélique ! Fille des Anges. C'est bien cela, murmura-t-il.

– Je suis bien contente que vous soyez venu, mon père. Ce gros moine ne me plaisait pas.

– Tout à coup, dit frère Jean dont les yeux brillèrent étrangement, une voix a dit en moi : « Lève-toi, laisse là ton travail paisible. Veille sur mes brebis perdues... » J'ai quitté ma cellule, porté par je ne sais quel élan. Mon enfant, pourquoi ne vous trouvez-vous pas sagement sous le toit de vos parents, comme il se devrait pour une fille de votre âge et de votre condition ?

– Je ne sais pas, murmura Angélique en baissant la tête avec confusion.

Le moine avait posé ses pinceaux. Il se leva, et les mains dans ses larges manches, il s'approcha de la fenêtre et regarda longuement le ciel étoile.

– Voyez, fit-il à mi-voix, la nuit règne encore sur la terre. Les paysans dorment dans leurs masures et les seigneurs dans leurs châteaux. Ils oublient leurs peines d'hommes dans le sommeil. Mais l'abbaye ne dort jamais... Il y a des lieux où souffle l'esprit. Ici même, dans un combat qui ne finit point, soufflent l'Esprit de Dieu et l'Esprit du Mal...

« J'ai quitté le monde très jeune et suis venu m'ensevelir entre ces murs pour y servir Dieu dans la prière et le jeûne. J'y ai trouvé, mêlées à la plus haute culture, à la plus grande mystique, des mœurs infâmes, corrompues. Des soldats déserteurs ou invalides, des paysans paresseux recherchent dans le cloître sous la bure monacale une vie négligente et protégée2 ; ils y introduisent leurs habitudes dépravées.

« L'abbaye est comme un grand navire ballotté par les tempêtes et qui craque de toutes parts. Mais elle ne sombrera pas, tant qu'il restera entre ses murs des âmes priantes. Nous sommes ainsi quelques-uns à vouloir, coûte que coûte, mener ici la vie de pénitence et de sanctification à laquelle nous nous étions destinés.

« Ah ! ce n'est pas chose facile. Que n'invente le démon pour nous détourner de notre voie... Celui qui n'a pas vécu dans les cloîtres n'a jamais vu en face le visage de Satan.

« Il voudrait tant régner en maître dans la demeure de Dieu !... Et comme s'il jugeait insuffisantes les tentations de désespoir ou celles qu'il nous envoie par les femmes qui ont droit de cité dans notre enceinte, il vient lui-même la nuit, frappe à nos portes, nous réveille, nous roue de coups...

Il releva sa manche, montrant un bras meurtri d'ecchymoses.