Angélique, qui se tenait appuyée à une tenture, vit de loin son père sortir son grand mouchoir et s'essuyer le front.

« Il n'obtiendra rien, se dit-elle le cœur serré. Qu'est-ce que ça peut leur faire, nos histoires de mules et de plomb argentifère ? »

Une peine insupportable lui montait à la gorge. Derechef, elle s'éloigna, et gagna le parc où le soir bleu s'étendait. On entendait toujours les violons et les guitares se répondre au fond des salons, mais les laquais en files apportaient des chandeliers. D'autres, hissés sur des escabeaux, allumaient les bougies posées en appliques contre les murs, devant des miroirs qui en multipliaient le reflet.

« Quand je pense, se disait Angélique en marchant à petits pas dans les allées, que mon pauvre papa se faisait des scrupules pour quelques mulets que Molines aurait voulu vendre en Espagne en temps de guerre ! La trahison ?... Voilà qui est bien indifférent à tous ces princes, qui pourtant ne vivent que grâce à la monarchie. Est-ce possible qu'ils puissent vraiment penser à combattre le roi ?... »

Elle avait contourné le château et se trouvait maintenant au pied de cette muraille qu'elle avait jadis si souvent escaladée pour aller contempler les trésors de la chambre enchantée. L'endroit était désert, car les couples qui ne fuyaient pas la brume crépusculaire, très fraîche par cette soirée d'automne, se tenaient de préférence sur les pelouses du devant.

Un instinct familier lui fit ôter ses souliers et, avec agilité, malgré sa robe longue, elle se hissa jusqu'à la corniche du premier étage. La nuit était maintenant profonde. Personne, passant par là, n'aurait pu l'apercevoir, blottie au surplus dans l'ombre d'une petite tourelle ornant l'aile droite.

La fenêtre était ouverte. Angélique s'y pencha. Elle devinait que pour la première fois la pièce devait être habitée, car la lueur dorée d'une veilleuse à huile y brillait.

Le mystère des beaux meubles, des tapisseries, s'en accentuait encore. On voyait luire comme des cristaux de neige les nacres d'un petit chiffonnier d'ébène. Tout à coup, en regardant dans la direction du haut lit damassé, Angélique eut l'impression que le tableau du dieu et de la déesse venait de s'animer. Deux corps blancs et nus s'y étreignaient dans le désordre des draps rejetés dont les dentelles traînaient à terre. Ils étaient si étroitement mêlés qu'elle crut d'abord à un combat d'adolescents, à une lutte entre pages batailleurs et impudiques, avant de distinguer qu'il y avait là un homme et une femme.

La chevelure brune et bouclée du partenaire masculin couvrait presque entièrement le visage de la femme que son long corps semblait vouloir écraser entièrement. Cependant, l'homme se mouvait avec douceur, régulièrement, animé d'une sorte de ténacité voluptueuse, et les reflets de la veilleuse révélaient le jeu de ses muscles magnifiques.

De la femme, Angélique n'apercevait que des détails à demi fondus dans la pénombre : une jambe fine, relevée contre le corps viril, un sein jaillissant des bras qui l'encerclaient, une main légère et blanche. Celle-ci, tel un papillon, allait et venait, caressant comme machinalement le flanc de l'homme pour se rejeter soudain, paume ouverte, pendante au bord du lit, tandis qu'un gémissement profond montait des courtines soyeuses.

Durant les instants de silence, Angélique entendait maintenant deux souffles, se mêlant, de plus en plus précipités, pareils au vent d'une tempête brûlante. Puis une brusque détente les apaisait. Alors la plainte de la femme s'étirait de nouveau dans l'ombre, tandis que sa main s'abattait vaincue sur le drap blanc, comme une fleur coupée.

Angélique était à la fois bouleversée jusqu'au malaise et vaguement émerveillée. Pour avoir si souvent contemplé le tableau de l'Olympe, goûté sa fraîcheur et son élan empreints de majesté, c'était finalement une impression de beauté qui se dégageait pour elle de cette scène dont, en petite paysanne avertie, elle comprenait le sens.

« C'est donc cela l'amour ! » se disait-elle tandis qu'un frisson d'effroi et de plaisir la parcourait.

Enfin les deux amants se dénouèrent. Ils reposaient maintenant l'un près de l'autre, comme des gisants pâles dans l'obscurité d'une crypte. Leurs souffles s'alanguissaient dans une béatitude proche du sommeil. Ni l'un ni l'autre ne parlaient. Ce fut la femme qui bougea la première. Allongeant son bras très blanc elle atteignit sur la console, proche du lit, un flacon où brillait le rubis d'un vin sombre. Elle eut un petit rire contrit.

– Oh ! très cher, je suis brisée, murmura-t-elle. Il faut absolument que nous partagions ensemble ce vin du Roussillon que votre prévoyant valet a déposé là. En voulez-vous une coupe ?

L'homme, du fond de l'alcôve, répondit par un grognement qui pouvait être pris pour un assentiment.

La dame, dont les forces semblaient tout à fait revenues, remplit deux verres, en tendit un à son amant, avala l'autre avec une joie gourmande. Tout à coup, Angélique se dit qu'elle aimerait être là, dans ce lit, ainsi entièrement nue et détendue, savourant le vin chaleureux du Midi.

« C'est le chaudaut des princes », songea-t-elle.

Elle ne sentait pas sa posture incommode. Maintenant elle voyait entièrement la femme, admirait ses seins parfaitement ronds, soulignés d'une pointe mauve, son ventre souple, ses jambes longues qu'elle croisait.

Sur le plateau, il y avait des fruits. La femme choisit une pêche et y mordit à pleines dents.

– La peste soit des fâcheux ! s'écria tout à coup l'homme, en bondissant par-dessus sa maîtresse jusqu'au bas du lit.

Angélique, qui n'avait pas entendu les coups frappés à la porte de la chambre, se crut découverte et se rencogna dans sa tourelle, plus morte que vive. Lorsqu'elle regarda de nouveau, elle vit que le dieu s'était drapé dans une ample robe de chambre brune nouée d'une cordelière d'argent. Son visage de jeune homme d'une trentaine d'années était moins beau que son corps, car il avait un long nez et des yeux durs mais pleins de feu qui lui donnaient un peu l'apparence d'un oiseau de proie.

– Je suis en compagnie de la duchesse de Beaufort, cria-t-il tourné vers la porte.

Chapitre 9

Malgré cet avertissement, un valet parut sur le seuil.

– Que Son Altesse me pardonne. Un moine vient de se présenter au château, insistant pour être reçu par M. de Condé. Le marquis du Plessis a cru bien faire en l'envoyant immédiatement à Son Altesse.

– Qu'il entre ! marmonna le prince après un instant de silence.

Il s'approcha du secrétaire d'ébène qui se trouvait près de la fenêtre et ouvrit des tiroirs.

Du fond de la pièce un laquais introduisait un autre personnage, un moine encapuchonné de bure qui s'approcha en s'inclinant à plusieurs reprises avec une souplesse d'échiné remarquable.

En se redressant il révéla son visage brun où brillaient de longs yeux noirs langoureux.

La venue de cet ecclésiastique ne semblait nullement gêner la femme étendue sur le lit. Elle continuait à mordre dans les beaux fruits avec insouciance. C'est à peine si elle s'était voilée d'une écharpe, à la naissance des jambes. L'homme aux cheveux bruns, penché sur le secrétaire, en tirait de grandes enveloppes scellées de rouge.

– Mon père, dit-il sans se retourner, est-ce M. Fouquet qui vous envoie ?

– Lui-même, monseigneur.

Le moine ajouta une phrase en une langue chantante qu'Angélique supposa être de l'italien. Lorsqu'il s'exprimait en français, son accent zézayait légèrement et avait quelque chose d'enfantin qui n'était pas sans charme.

– Il était inutile de répéter le mot de passe, signor Exili, dit le prince de Condé, je vous aurais reconnu à votre signalement et à ce signe bleu que vous possédez au coin de l'œil. C est donc vous l'artiste le plus habile d'Europe en cette science difficile et subtile des poisons ?

– Votre Altesse m'honore. Je n'ai fait que perfectionner quelques recettes léguées par mes ancêtres florentins.

– Les gens d'Italie sont artistes en tout genre, s'écria Condé.

Il éclata d'un grand rire hennissant, puis sa physionomie reprit subitement son expression dure.

– Vous avez la chose ?

– Voici.

De sa large manche le capucin sortit un coffret ciselé. Lui-même l'ouvrit en appuyant sur une des moulures de bois précieux.

– Voyez, monseigneur, il suffit d'introduire l'ongle à la naissance du cou de ce mignon personnage qui porte une colombe sur son poing.

Le couvercle s'était rabattu. Sur un coussinet de satin brillait une ampoule de verre emplie d'un liquide couleur émeraude. Le prince de Condé prit le flacon avec précaution et l'éleva dans la lumière.

– Vitriol romain, dit doucement le père Exili. C'est une composition à effet lent, mais sûr. Je l'ai préféré au sublimé corrosif qui peut provoquer la mort en quelques heures. D'après les indications que j'ai reçues de M. Fouquet, j'ai cru comprendre que vous-même, monseigneur, ainsi que vos amis, ne teniez pas à ce que des soupçons trop certains se fassent jour dans l'entourage de la personne. Celle-ci sera prise de langueur, résistera peut-être une semaine, mais sa mort n'aura que l'apparence naturelle d'un échauffement du ventre causé par du gibier trop frelaté ou quelque nourriture peu fraîche. Il serait même habile de faire servir à la table de cette personne des moules, huîtres ou autres coquillages dont les effets sont parfois dangereux. Leur faire porter la faute d'une mort si soudaine sera jeu d'enfant.

– Je vous remercie de vos excellents conseils, mon père.

Condé fixait toujours l'ampoule vert pâle et ses yeux avaient une lueur haineuse. Angélique en éprouvait une déception aiguë : le dieu d'amour descendu sur la terre était sans beauté et lui faisait peur.

– Prenez garde, monseigneur, reprit le père Exili, ce poison ne doit être manié qu'avec d'infinies précautions. Pour le concentrer, je suis obligé moi-même de porter un masque de verre. Une goutte tombée sur votre peau pourrait y développer un mal rongeur qui n'aurait de cesse d'avoir dévoré l'un de vos membres. S'il ne vous est pas possible de verser vous-même cette médecine dans les mets de la personne, recommandez bien au valet qui en sera chargé de se montrer sûr et adroit.

– Mon valet qui vous a introduit est un homme de toute confiance. Par une manœuvre dont je me félicite, la personne en question ne le connaît point. Je crois qu'il sera facile en effet de le placer à ses côtés.

Le prince jeta un regard moqueur au moine, qu'il dominait de sa haute taille.

– Je suppose qu'une vie consacrée à un tel art ne vous a pas rendu trop scrupuleux, signor Exili. Cependant que penseriez-vous si je vous avouais que ce poison est destiné à l'un de vos compatriotes, un Italien des Abruzzes ?

Un sourire allongea les lèvres souples d'Exili. Derechef, il s'inclina.

– Je n'ai pour compatriotes que ceux qui apprécient mes services à leur juste valeur, monseigneur. Et pour l'instant, M. Fouquet, du Parlement de Paris, se montre plus généreux à mon égard que certain Italien des Abruzzes que je connais aussi.

Le rire chevalin de Condé éclata de nouveau.

– Bravo, bravissimo, signor ! J'aime avoir avec moi des gens de votre espèce.

Doucement il remit le flacon sur son coussin de satin. Il y eut un silence. Les yeux du signor Exili contemplaient son œuvre avec une satisfaction qui n'était pas exempte de vanité.

– J'ajoute, monseigneur, que cette liqueur a le mérite d'être inodore et presque sans saveur. Elle n'altère pas les aliments auxquels elle est mêlée, et c'est à peine si la personne, à supposer qu'elle se montre très attentive à ce qu'elle mange, pourra reprocher à son cuisinier d'avoir été un peu trop généreux pour les épices.

– Vous êtes un homme précieux, répéta le prince, qui semblait devenir rêveur.

Un peu nerveusement il ramassa sur la tablette du chiffonnier les enveloppes cachetées.

– Voici, en revanche, ce que je dois en échange vous remettre pour M. Fouquet. Cette enveloppe-ci contient la déclaration du marquis d'Hocquincourt. Voici celles de M. de Charost, de M. du Plessis, de Mme du Plessis, de Mme de Richeville, de la duchesse de Beaufort, de Mme de Longueville. Comme vous le voyez, les dames sont moins paresseuses... ou moins scrupuleuses que les messieurs. Il me manque encore les lettres de M. de Maupéou, du marquis de Créqui et de quelques autres...

– Et la vôtre, monseigneur.

– C'est juste. La voici d'ailleurs. Je la terminais à l'instant et ne l'ai point encore signée.

– Votre Altesse aurait-elle l'extrême obligeance de m'en lire le texte, afin que je puisse en vérifier point par point l'ordonnance ? M. Fouquet tient essentiellement à ce qu'aucun terme ne soit oublié.