Mais par-dessus tout, Angélique lui enviait sa petite râpe à tabac, d'écaille et de marqueterie, qu'il appelait sa grivoise selon la coutume des militaires allemands au service de la France qu'on appelait eux-mêmes « grivois ».
*****
Dans la vaste cuisine du château, tout au long de la soirée, des portes s'ouvraient et se fermaient. Portes sur la nuit d'où venaient, dans une Forte odeur de fumier, des valets, des servantes, et le charretier. Jean de la Cuirasse, aussi noir que sa mère. Les chiens aussi se faufilaient, les deux longs lévriers Mars et Marjolaine, les bassets crottés jusqu'aux yeux.
De l'intérieur du château les portes livraient passage à l'accorte Nanette qui s'exerçait au métier de chambrière en espérant qu'elle apprendrait assez de bonnes manières pour quitter ses maîtres pauvres et aller servir chez M. le marquis du Plessis de Bellière, à quelques kilomètres de Monteloup. Allaient et venaient également les deux chambrillons, la tignasse dans les yeux, portant le bois pour la grande salle et l'eau pour les chambres. Puis Mme la baronne apparaissait. Elle avait un doux visage flétri par l'air des champs et par ses nombreuses maternités. Elle portait une robe de serge grise et un capulet de laine noire, car l'atmosphère de la grande salle où elle se tenait entre le grand-père et les vieilles tantes était plus humide que celle de la cuisine.
Elle demandait si la tisane de M. le baron était bientôt prête et si le bébé avait tété sans se faire prier. Elle caressait au passage la joue d'Angélique à demi endormie et dont les longs cheveux d'or bruni s'étalaient sur la table et brillaient à la lueur du feu.
– Voici l'heure d'aller au lit, fillettes. Pulchérie va vous conduire. Et Pulchérie, l'une des vieilles tantes, se présentait, toujours docile. Elle avait voulu assumer le rôle de gouvernante près de ses nièces, n'ayant trouvé ni mari ni couvent pour la recevoir, faute de dot, et parce qu'elle se rendait utile, au lieu de geindre et de piquer de la tapisserie à longueur de journée, on la traitait avec un peu de mépris et moins d'attentions que l'autre tante, la grosse Jeanne.
Pulchérie rassemblait ses nièces. Les nourrices coucheraient les plus jeunes, et Gontran, le garçon sans précepteur, irait quand il le voudrait rejoindre sa paillasse sous les combles.
À la suite de la maigre demoiselle, Hortense, Angélique et Madelon gagnaient la salle du château où le feu et trois chandelles dissipaient à peine des amas d'ombre, accumulés par les siècles sous les hautes voûtes moyenâgeuses. Étendues sur les murs, quelques tapisseries essayaient de les protéger de l'humidité, mais elles étaient si vieilles et si mangées des vers qu'on ne distinguait rien des scènes qu'elles représentaient, à part les yeux hagards de livides personnages qui vous surveillaient avec reproche.
Les petites filles faisaient leur révérence à M. leur grand-père. Il était assis devant le feu, dans sa houppelande noire garnie de fourrure pelée. Mais ses mains si blanches, posées sur le pommeau de sa canne, étaient royales. Il portait un vaste feutre noir, et sa barbe coupée carrée, comme celle de feu notre roi Henri IV, reposait sur une petite collerette godronnée, qu'Hortense jugeait, en cachette, absolument démodée. Une seconde révérence à la tante Jeanne, dont la lèvre boudeuse ne daignait pas sourire, et c'était le grand escalier de pierre humide comme une grotte. Les chambres étaient glaciales l'hiver, mais fraîches l'été. On n'y pénétrait que pour se mettre au lit. Celui où dormaient les trois fillettes régnait comme un monument dans le coin d'une pièce dévastée, dont tous les meubles avaient été vendus au cours des dernières générations. Le dallage, couvert de paille l'hiver, était cassé en maints endroits. On montait jusqu'au lit par un escabeau de trois marches. Ayant revêtu leurs camisoles et leurs bonnets de nuit, et après avoir à genoux remercié Dieu de ses bienfaits, les trois demoiselles de Sancé de Monteloup grimpaient jusqu'à leur couche de bonne plume et se glissaient sous leurs couvertures percées. Angélique cherchait aussitôt le trou du drap correspondant à celui de la couverture par lequel elle passerait son pied rosé et remuerait les orteils pour faire rire Madelon. La petite était plus tremblante qu'un lapin à cause des histoires que racontait Nounou. Hortense aussi, mais elle n'en disait rien, car c'était l'aînée. Seule Angélique goûtait cette crainte avec une joie exaltée. La vie était faite de mystères et de découvertes. On entendait les souris grignoter dans les boiseries, les chouettes et les roussettes voleter dans les combles des deux tours en poussant des cris pointus. On entendait les lévriers se plaindre dans les cours, un mulet de la prairie venir frotter sa teigne au pied des murailles.
Et parfois, les nuits de neige, on entendait les hurlements des loups descendant de la sauvage forêt de Monteloup vers les lieux habités. Ou encore, à partir des premiers soirs du printemps, parvenaient jusqu'au château les chants des paysans du village qui donnaient quelque rigodon au clair de lune...
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L'une des murailles du château de Monteloup regardait du côté des marais. C'était la partie la plus ancienne, construite par un lointain seigneur de Ridoué de Sancé, compagnon de du Guesclin au XIIe siècle. Elle était flanquée de deux grosses tours, aux chemins de ronde en tuiles de bois, et quand Angélique en faisait l'escalade avec Gontran ou Denis, ils s'amusaient à cracher dans les mâchicoulis par lesquels les soldats du Moyen Age avaient jeté des seaux d'huile bouillante sur leurs assaillants. Les murailles prenaient racine dans un petit promontoire de calcaire au delà duquel commençaient les marais. Jadis, au temps des premiers hommes, la mer s'était avancée jusque-là. En se retirant elle avait laissé un réseau de rivières, de chenaux, d'étangs, maintenant encombrés de verdure et de saules, royaume de l'anguille et de la grenouille où les paysans ne circulaient qu'en barques. Les hameaux et les huttes étaient construits sur les îles de l'ancien golfe. Pour avoir parcouru cette province des eaux, M. le duc de la Trémoille, qui fut l'hôte un été du marquis du Plessis et qui se piquait d'exotisme, l'appela : Venise verte.
La vaste prairie liquide, le marais doux, s'étendait de Niort et Fontenay-le-Comte jusqu'à l'océan. Elle rejoignait un peu avant Marans, Chaillé et même Luçon, les marais amers, c'est-à-dire les terres encore salées. Enfin c'était le rivage avec sa barrière blanche de sel précieux, disputé âprement par les douaniers et les contrebandiers.
Si la nourrice ne contait guère des histoires de gabelous et de faux-sauniers, qui passionnaient tout le marais, c'est qu'elle était du côté de la terre et se montrait fort méprisante pour ces gens qui vivent les pieds dans l'eau et sont d'ailleurs tous protestants.
Du côté de la terre le château de Monteloup ouvrait une façade plus récente, percée de nombreuses fenêtres. À peine si un vieux pont-levis aux chaînes rouillées garnies de poules et de dindons séparait l'entrée principale des prairies où paissaient les mulets. Sur la droite il y avait le pigeonnier seigneurial avec son toit de tuiles rondes et une métairie. Les autres métairies se trouvaient au delà du fossé. Plus loin on apercevait le clocher du village de Monteloup.
Et puis la Forêt commençait dans un moutonnement serré de chênes et de châtaigniers. Cette forêt pouvait vous mener sans un trou de clairière jusqu'au nord de la Gâtine et du Bocage vendéen ; presque jusqu'à la Loire et l'Anjou, pour peu que vous eussiez le goût de la traverser de part en part sans peur des loups ou des bandits.
Celle de Nieul, la plus proche, appartenait au seigneur du Plessis. Les gens de Monteloup y envoyaient paître leurs troupeaux de porcs et c'étaient des procès sans fin avec le régisseur du marquis, le sieur Molines, aux mains rapaces. Il s'y trouvait aussi quelques sabotiers et charbonniers, et une sorcière, la vieille Mélusine. Celle-ci, l'hiver, en sortait parfois et venait boire une écuelle de lait au seuil des portes en échange de quelques plantes médicinales.
À son exemple, Angélique cueillait des fleurs et des racines, les faisait sécher, bouillir, les écrasait, les enfermait en sachets dans le secret d'une retraite que seul connaissait le vieux Guillaume. Pulchérie pouvait l'appeler des heures sans qu'elle reparût.
Pulchérie pleurait parfois lorsqu'elle songeait à Angélique. Elle voyait en elle l'échec non seulement de ce qu'elle pensait être une éducation traditionnelle mais aussi de sa race et de sa noblesse perdant toute dignité pour cause de pauvreté et de misère. Dès l'aube, la petite s'enfuyait, cheveux au vent, à peine plus vêtue qu'une paysanne d'une chemise, d'un corselet et d'une jupe déteinte, et ses petits pieds aussi fins que ceux d'une princesse étaient durs comme de la corne, car elle expédiait sans façon ses chaussures dans le premier buisson venu, afin de trotter plus légèrement. Si on la rappelait, elle tournait à peine son visage rond et doré par le soleil où brillaient deux yeux. d'un bleu-vert, de la couleur de cette plante qui pousse dans les marais et qui porte son nom.
– Il faudrait la mettre au couvent, gémissait Pulchérie.
Mais le baron de Sancé, taciturne et rongé de soucis, haussait les épaules. Comment aurait-il pu mettre sa seconde fille au couvent alors que déjà il ne pouvait y envoyer l'aînée, qu'il avait à peine quatre mille livres de revenus annuels et qu'il lui fallait donner cinq cents livres pour l'éducation de ses deux fils aînés chez les augustins de Poitiers ?
*****
Du côté des marais, Angélique avait pour ami Valentin, le fils du meunier. Du côté des forêts, c'était Nicolas, l'un des sept enfants d'un laboureur et qui déjà était berger chez M. de Sancé.
Avec Valentin elle allait en barque, en « niole », au long des chemins d'eau bordés de myosotis, de menthe et d'angélique. Valentin cueillait à pleins rameaux cette plante haute et drue à l'odeur exquise. Il allait ensuite la vendre aux moines de l'abbaye de Nieul qui en faisaient, avec la racine et les fleurs, une liqueur de médecine, et avec les tiges de la confiserie. Il recevait en échange des scapulaires et des chapelets dont il se servait pour les lancer à la tête des enfants des villages protestants qui s'enfuyaient alors en hurlant comme si le diable lui-même leur eût craché au visage. Son père le meunier déplorait ces étranges manières. Bien. qu'il fût catholique, il affichait la tolérance. Et qu'avait donc besoin son fils d'entretenir un commerce de bottées d'angélique alors qu'il recevait en héritage la charge de meunier, et qu'il n'aurait qu'à s'installer dans le confortable moulin, bâti sur pilotis au bord de l'eau ? Mais Valentin était un garçon difficile à comprendre : Haut en couleur et déjà taillé en Hercule pour ses douze ans, plus muet qu'une carpe, il avait un regard vague et les gens qui étaient jaloux du meunier le disaient presque idiot. Nicolas, le berger bavard et hâbleur, entraînait Angélique à la cueillette des champignons, des mûres et des myrtilles. Avec lui elle allait ramasser les châtaignes. Il lui creusait dans le bois de noisetier des pipeaux.
Ces deux garçons étaient jaloux à s'entretuer des faveurs d'Angélique. Elle était si jolie déjà que les paysans la regardaient comme la vivante incarnation des fées qui habitaient le gros dolmen du Champ sorcier.
Elle avait des idées de grandeur.
– Je suis marquise, déclarait-elle à qui voulait l'entendre.
– Ah ! oui ? Et pourquoi donc ?
– Parce que j'ai épousé un marquis, répondait-elle.
Le « marquis », c'était tour à tour Valentin ou Nicolas, ou l'un des quelques garnements, pas plus méchants que des oiseaux, qu'elle traînait derrière elle à travers prés et bois.
Elle disait encore si drôlement :
– Je suis Angélique, je mène en guerre mes petits anges.
D'où lui vint son surnom : la petite marquise des anges.
*****
Au début de l'été 1648, alors qu'Angélique atteignait onze ans, la nourrice Fantine commença d'attendre les brigands et les armées. Le pays pourtant paraissait paisible, mais la nourrice, qui devinait tant de choses, « sentait » les brigands dans la chaleur de ce lourd été. On la voyait le visage tourné vers le nord, du côté de la route, comme si le vent poussiéreux eût apporté leur odeur. Il lui suffisait de très peu d'indices pour savoir ce qui se passait au loin, non seulement dans le pays, mais encore dans la province et jusqu'à Paris.
Après avoir acheté, au colporteur auvergnat, un peu de cire et quelques rubans, elle était capable d'informer M. le baron des nouvelles les plus importantes concernant la marche du royaume de France.
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