Elle le laissait divaguer, caresser. Elle rejetait un peu la tête en arrière, contre la pierre moussue, et ses yeux regardaient machinalement le ciel bleu au bord d'un toit festonné.

Maintenant le page se taisait ; son souffle se précipitait. Il s'agita et regarda plusieurs fois autour de lui avec agacement. La rue était assez calme. Cependant, des gens allaient et venaient. Il y eut même une cavalcade d'étudiants qui poussèrent des Hou ! Hou ! en découvrant le jeune couple dans l'ombre de la muraille. Le garçon recula, tapa du pied.

– Oh ! J'enrage ! Les maisons sont pleines à craquer dans cette sacrée ville de province. Les grands seigneurs eux-mêmes doivent recevoir leurs maîtresses dans des antichambres. Alors, je te le demande, où pourrons-nous être un peu tranquilles ?

– Nous sommes bien ici, murmura-t-elle. Mais il n'était pas satisfait.

Il jeta un regard dans la petite aumônière qu'il portait à la ceinture, et son visage s'éclaira.

– Viens ! J'ai une idée ! Nous allons trouver salon à notre taille.

Il la prit par la main et l'entraîna en courant par les rues, jusqu'à la place de Notre-Dame-la-Grande. Depuis plus de deux ans qu'elle était à Poitiers, Angélique ne connaissait rien de la ville. Elle regarda avec admiration la façade de l'église, ouvragée comme un coffret hindou, et flanquée de clochetons en pommes de pin. On aurait dit que la pierre même avait fleuri sous le ciseau magique des sculpteurs. Le jeune Henri dit alors à sa compagne de rester sous le porche et de l'attendre. Il revint peu après tout content, une clef à la main.

– Le sacristain de l'église m'a loué la chaire pour un moment.

– La chaire ? répéta Angélique stupéfaite.

– Bah ! Ce n'est pas la première fois qu'il rend ce service aux pauvres amoureux.

Il l'avait reprise par la taille et descendait les marches conduisant au sanctuaire dont le parvis était un peu affaissé.

Angélique fut saisie par les ténèbres et la fraîcheur des voûtes. Les églises du Poitou sont les plus sombres de France. Solides édifices, posées sur d'énormes piliers, elles dissimulent dans leur ombre d'anciennes décorations murales dont les teintes vives apparaissent peu à peu aux yeux surpris. Les deux adolescents s'avançaient en silence.

– J'ai froid, murmura Angélique en serrant sa cape contre elle.

Il lui mit un bras protecteur autour des épaules, mais son exaltation était tombée et il paraissait intimidé.

Il ouvrit la première porte de la chaire monumentale, puis, gravissant les degrés, pénétra dans la rotonde réservée au prêche. On peu machinalement, Angélique le suivit.

Ils s'assirent tous deux sur le plancher recouvert d'un tapis de velours. Cette église, cette nuit profonde à l'odeur d'encens paraissait avoir calmé l'humeur entreprenante du garçon. Il mit encore son bras autour des épaules d'Angélique et l'embrassa doucement à la tempe.

– Comme tu es une belle petite amie, soupira-t-il, comme je te préfère à toutes ces grandes dames qui me taquinent et qui se jouent de moi. Cela ne m'amuse pas toujours, mais je dois leur complaire. Si tu savais...

Il soupira encore. Son visage avait retrouvé toute sa puérilité.

– Je vais te montrer quelque chose de très beau, d'exceptionnel, dit-il en fouillant dans son aumônière.

Il en sortit un carré de toile blanche bordé d'une petite dentelle et légèrement sali.

– Un mouchoir ? dit Angélique.

– Oui. Le mouchoir du roi. Il l'a laissé tomber ce matin. Je l'ai ramassé et l'ai gardé en talisman.

Il la fixa longuement, songeur.

– Vais-je te le donner en gage d'amour ?

– Oh ! oui, dit Angélique en avançant vivement la main.

Son bras heurta la balustrade de bois plein et cela fit un écho énorme sous les voûtes.

Ils s'immobilisèrent interdits, un peu anxieux.

– Je crois que quelqu'un vient, murmura Angélique.

Le garçon avoua d'un air piteux :

– J'ai oublié de fermer la porte de la chaire au bas de l'escalier.

Puis ils se turent, écoutant le pas qui s'approchait. Quelqu'un gravit les degrés de leur refuge, et la tête d'un vieil abbé coiffé d'une calotte noire apparut au-dessus d'eux.

– Que faites-vous là, mes enfants ? demanda-t-il.

Le page à la langue bien pendue avait déjà son histoire prête.

– J'ai voulu voir ma sœur qui est pensionnaire à Poitiers, mais je ne savais où la rencontrer. Nos parents...

– Ne parle pas si fort dans la maison de Dieu, dit le prêtre. Lève-toi et ta sœur aussi, et suivez-moi.

Il les emmena dans la sacristie et s'assit sur un tabouret. Puis, les mains appuyées sur ses genoux, il les regarda successivement l'un et l'autre. Les cheveux blancs débordant de sa calotte ecclésiastique auréolaient un visage qui, malgré la vieillesse, conservait de fortes couleurs paysannes. Il avait un gros nez, de petits yeux vifs et précis, une courte barbe blanche. Henri de Roguier, tout à coup, paraissait effaré et se taisait avec une confusion qui n'était pas feinte.

– Est-il ton amant ? demanda soudain le prêtre à Angélique, en désignant le jeune garçon du menton.

La rougeur envahit le visage de l'adolescente, et le page s'écria vivement et franchement :

– Monsieur, je l'aurais souhaité, mais elle n'est pas de cette sorte-là.

– Tant mieux, ma fille. Si tu avais un beau collier de perles, t'amuserais-tu à le jeter dans ta cour pleine de fumier où les pourceaux viendraient les rafler de leurs groins morveux ? Hein ? Réponds-moi, petite ? Ferais-tu cela ?

– Non. Je ne le ferais pas.

– Il ne faut pas donner de perles aux pourceaux. Il ne faut pas gaspiller ce trésor de ta virginité qui ne doit être réservé qu'au mariage. Et toi, grossier personnage, continua-t-il doucement en se tournant vers le garçon, où as-tu été chercher l'idée sacrilège d'amener ton amie dans la chaire de l'église pour lui conter fleurette ?

– Où pouvais-je l'amener ? protesta le page, maussade. On ne peut pas causer tranquillement dans les rues de cette ville qui sont plus étroites que des placards. Je savais que le sacristain de Notre-Dame-la-Grande loue parfois la chaire et les confessionnaux pour qu'on puisse s'y chuchoter quelque secret loin des oreilles indiscrètes. Dans ces villes de province, vous savez, Monsieur Vincent, il y a beaucoup de demoiselles trop sévèrement gardées par un père bougon et une mère acariâtre, et qui n'auraient jamais l'occasion d'entendre un mot doux si...

– Comme tu m'instruis bien, mon petit !

– La chaire c'est trente livres, et les confessionnaux vingt livres. C'est beaucoup pour ma bourse, croyez-moi, Monsieur Vincent.

– Je te crois sans peine, dit Monsieur Vincent, mais c'est plus cher encore dans la balance où le diable et l'ange pèsent les péchés sur le parvis de Notre-Dame-la-Grande.

Son visage qui, jusque-là, avait gardé une expression sereine, s'était durci. Il tendit la main.

– Donne-moi la clef qu'on t'a confiée.

Et lorsque le jeune garçon la lui eut remise :

– Tu iras te confesser, n'est-ce pas ? Je t'attendrai demain soir dans cette même église. Je t'absoudrai. Je sais trop bien dans quel milieu tu vis, pauvre petit page ! Et il vaut mieux pour toi essayer de jouer à l'homme avec une enfant de ton âge que de servir de jouet aux dames mûres qui t'entraînent dans leurs alcôves pour te dévoyer... Oui, je te vois rougir. Tu as honte devant elle, si fraîche, si neuve, de tes amours frelatées.

Le jeune garçon baissa la tête, son aplomb avait disparu. Il balbutia enfin :

– Monsieur Vincent de Paul, de grâce, ne racontez pas cette affaire à S. M. la reine. Si elle me renvoie à mon père, celui-ci ne saura plus comment m'établir. J'ai sept sœurs qu'il faudra doter et je suis le troisième cadet de la famille. Je n'ai pu obtenir cette faveur insigne d'entrer au service du roi que grâce à M. de Lorraine qui me... à qui je plaisais, acheva-t-il avec embarras. Il a acheté la charge pour moi. Si je suis chassé, il exigera sans doute que mon père la lui rembourse, et cela est impossible.

Le vieil ecclésiastique le regardait avec gravité.

– Je ne te nommerai pas. Mais il est bon qu'une fois de plus je rappelle à la reine les turpitudes dont elle est entourée. Hélas ! Cette femme est pieuse et dévouée aux œuvres, mais que peut-elle contre tant de pourriture ? On ne peut changer les âmes avec des décrets...

La porte de la sacristie, en s'ouvrant, l'interrompit. Un jeune homme aux longs cheveux bouclés, vêtu d'un habit noir assez recherché, entra. Monsieur Vincent se redressa et lui jeta un regard sévère.

– Monsieur le vicaire, je veux croire que vous ignorez les trafics auxquels se livre votre sacristain. Il vient de toucher trente livres de ce jeune seigneur pour lui donner liberté de rencontrer son amie dans la chaire de votre église. Il serait temps que vous surveilliez vos clercs avec un peu plus de soin.

Pour se donner une contenance, le vicaire mit beaucoup de temps à refermer la porte. Quand il se retourna, la pénombre de la pièce dissimulait mal son embarras. Comme il se taisait, Monsieur Vincent reprit :

– Je constate, de plus, que vous portez perruque et habit civil. Cela est interdit aux prêtres. Je vais me voir contraint de signaler de tels manquements et de tels commerces au bénéficiaire de votre paroisse.

L'abbé eut de la peine à dissimuler un haussement d'épaules.

– Voilà qui lui sera bien indifférent, Monsieur Vincent. Mon bénéficiaire est un chanoine parisien. Il a acheté la charge il y a trois ans au précédent curé qui se retirait dans ses terres. Il n'est jamais venu ici et, comme il a maison canoniale sur l'abside de Notre-Dame de Paris, je parie que Notre-Dame-la-Grande de Poitiers doit lui paraître fort petite.

– Ah ! je tremble, s'écria brusquement Monsieur Vincent, que ce damnable trafic de cures et de paroisses, vendues comme ânes et chevaux sur le marché, n'entraîne l'Église à sa perte. Et qui nomme-t-on maintenant évêques dans ce royaume ? De grands seigneurs guerriers et libertins, qui parfois même n'ont pas reçu les ordres, mais qui, ayant assez de fortune pour acquérir un évêché, se permettent de revêtir la robe et les ornements des ministres de Dieu !... Ah ! que le Seigneur nous aide à renverser de telles institutions3 !

Heureux de voir que les foudres se détournaient de lui, le vicaire hasarda :

– Ma paroisse n'est pas négligée. Je m'en occupe et y donne tous mes soins. Faites-nous le grand honneur, Monsieur Vincent, d'assister ce soir à notre office du Très Saint Sacrement. Vous verrez la nef bondée de fidèles. Poitiers a été préservée de l'hérésie par le zèle de ses prêtres. Ce n'est pas comme Niort, Châtellerault, et...

Le vieillard lui jeta un regard noir.

– Ce sont les vices des prêtres qui ont été la première cause des hérésies4, cria-t-il rudement.

Il se leva et, prenant les deux adolescents aux épaules, il les entraîna dehors. Malgré son grand âge et son dos voûté, il semblait plein de vigueur et de promptitude. Le soir tombait sur la place, devant l'église poitevine où la pâle lumière d'hiver animait les fleurs de pierre.

– Mes agneaux, dit M. Vincent, mes petits enfants du Bon Dieu, vous avez essayé de goûter au fruit vert de l'amour. Voilà pourquoi vos dents sont agacées et vos cœurs pleins de tristesse. Laissez donc mûrir au soleil de la vie ce qui est destiné de tout temps à s'épanouir. Il ne faut pas s'égarer lorsqu'on recherche l'amour, car il se peut alors qu'on ne le retrouve jamais. Quel plus cruel châtiment de l'impatience et de la faiblesse que d'être condamné pour la vie à ne mordre que dans des fruits amers et sans saveur !

« Vous allez vous en aller chacun de votre côté. Toi, garçon, à ton service, que tu dois accomplir avec conscience. Toi, fille, à tes religieuses et à tes travaux. Et, quand le jour se lèvera, n'oubliez pas de prier Dieu qui est. notre père à tous. Il les laissa. Son regard suivit leurs silhouettes gracieuses jusqu'à ce qu'elles se séparassent à angle de la place.

*****

Angélique ne détourna la tête que lorsqu'elle eut atteint la porte du couvent. Une grande paix était descendue en elle. Mais son épaule gardait le souvenir d'une vieille main chaleureuse.

« M. Vincent, pensa-t-elle, est-ce là le grand Monsieur Vincent ? Celui que le marquis du Plessis appelle la Conscience du Royaume ? Celui qui oblige les nobles à servir les pauvres ? Celui qui voit chaque jour en particulier la reine et le roi ? Comme il a l'air simple et doux ! »

Avant de soulever le heurtoir, elle jeta encore un coup d'œil sur la ville, qui s'enveloppait de nuit.