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Angélique fut sur le point de refuser cette escorte, mais elle ne voulut pas avoir l'air d'attacher la moindre importance au paysan et, après avoir adressé un joyeux signe d'adieu à son père, elle s'élança au galop. Le valet, qui n'était monté que sur un mulet, se laissa bientôt distancer.
Une demi-heure plus tard, Angélique, passant devant la grille du château du Plessis, se penchait pour essayer de découvrir, au bout de l'allée de marronniers, la blanche apparition.
« Philippe », pensa-t-elle.
Et elle s'étonna que ce nom lui fût revenu en mémoire comme pour ajouter à sa mélancolie.
Mais les du Plessis étaient toujours à Paris. Bien qu'ancien partisan de M. de Condé, le marquis avait su rentrer en grâce près de la reine et du cardinal Mazarin, tandis que Monsieur le Prince, le vainqueur de Rocroi, l'un des plus glorieux généraux de France, s'en allait servir honteusement le roi d'Espagne, dans les Flandres. Angélique se demanda si la disparition du coffret au poison avait joué quelque rôle dans la destinée de M. de Condé. En tout cas, ni le cardinal Mazarin ni le roi et son jeune frère n'avaient été empoisonnés. Et l'on disait que M. Fouquet, l'âme de l'ancien complot contre Sa Majesté, venait d'être nommé surintendant des Finances. C'était amusant de penser qu'une petite campagnarde obscure avait peut-être changé le cours de l'Histoire. Il faudrait qu'elle s'assurât un jour que le coffret était toujours en sa cachette. Et le page qu'elle avait accusé, qu'en avait-on fait ? Bah ! cela n'avait pas d'importance.
Angélique entendit le galop du mulet de Nicolas qui se rapprochait. Elle reprit sa course et arriva bientôt à la maison du régisseur.
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Après le repas, l'intendant Molines fit entrer Angélique dans le petit bureau où quelques années plus tôt il avait reçu son père. C'était là qu'avait pris naissance l'affaire des mulets, et la jeune fille se souvint tout à coup de la réponse ambiguë que le régisseur avait faite à sa question d'enfant pratique :
– Et à moi que me donnera-t-on ?
– On vous donnera un mari.
Pensait-il déjà à une alliance avec ce bizarre comte de Toulouse ? Ce n'était pas impossible, car Molines était un homme dont l'esprit voyait loin et entrelaçait mille projets. En fait, l'intendant du château voisin n'était pas antipathique. Son attitude quelque peu cauteleuse était inhérente à sa condition de subalterne. Un subalterne qui se savait plus intelligent que ses maîtres.
Pour la famille du petit châtelain voisin, son intervention avait été une véritable providence, mais Angélique savait que seul l'intérêt personnel de l'intendant était à l'origine de ses largesses et de son aide. Cela lui plaisait, en lui enlevant le scrupule de se croire son obligée et de lui devoir une reconnaissance humiliante. Elle s'étonnait cependant de la réelle sympathie que lui inspirait ce huguenot roturier et calculateur.
« C'est parce qu'il est en train de créer quelque chose de neuf et peut-être de solide », se dit-elle tout à coup.
Mais, par exemple, elle admettait mal d'être mêlée aux projets du régisseur au même titre qu'une ânesse ou un lingot de plomb.
– Monsieur Molines, dit-elle nettement, mon père m'a parlé avec insistance d'un mariage que vous auriez organisé pour moi avec un certain comte de Peyrac. Étant donné l'influence très grande que vous avez prise sur mon père ces dernières années, je ne puis douter que vous attachiez, vous aussi, une grande importance à ce mariage, c'est-à-dire que je suis appelée à jouer un rôle dans vos combinaisons commerciales. Je voudrais bien savoir lequel ?
Un froid sourire étira les lèvres minces de son interlocuteur.
– Je remercie le Ciel de vous retrouver telle que vous promettiez de devenir lorsqu'on vous appelait dans le pays la petite fée des Marais. En effet, j'ai promis à M. le comte de Peyrac une femme belle et intelligente.
– Vous vous engagiez beaucoup. J'aurais pu devenir laide et idiote, et voilà qui aurait nui à votre métier d'entremetteur !
– Je ne m'engage jamais sur une présomption. À plusieurs reprises, des relations que j'ai à Poitiers m'ont entretenu de vous et, moi-même, je vous ai aperçue l'année dernière au cours d'une procession.
– Ainsi vous me faisiez surveiller, s'écria Angélique furieuse, comme un melon qui mûrit sous cloche !
Simultanément, l'image lui parut si drôle qu'elle pouffa de rire et que sa colère tomba. Au fond, elle préférait savoir à quoi s'en tenir plutôt que de se laisser prendre au piège comme une oie blanche.
– Si j'essayais de parler le langage de votre monde, dit gravement Molines, je pourrais me retrancher derrière des considérations traditionnelles : une jeune fille, très jeune encore, n'a pas besoin de savoir pourquoi ses parents lui choisissent tel ou tel mari. Les affaires de plomb et d'argent, de commerce et de douane, ne sont point du ressort des femmes, surtout des dames nobles... Les affaires d'élevage encore moins. Mais je crois vous connaître, Angélique, et je ne vous parlerai pas ainsi.
Elle ne fut pas choquée du ton plus familier.
– Pourquoi pensez-vous pouvoir me parler autrement qu'à mon père ?
– C'est difficile à exprimer, mademoiselle. Je ne suis pas philosophe et mes études ont surtout consisté en expériences de travail. Pardonnez-moi d'être très franc. Mais je vous dirai une chose. Les gens de votre monde ne pourront jamais comprendre ce qui m'anime : c'est le travail.
– Les paysans travaillent beaucoup plus encore, il me semble.
– Ils triment, ce n'est pas pareil. Ils sont stupides, ignares et inconscients de leur intérêt, de même que les gens de la noblesse qui eux ne produisent rien. Ces derniers sont des êtres inutiles, sauf dans la conduite des guerres destructrices. Votre père, lui, commence à faire quelque chose, mais, excusez-moi, mademoiselle, il ne comprendra jamais le travail !
– Vous pensez qu'il ne réussira pas ? s'effara soudain la jeune fille. Je croyais pourtant que son affaire marchait, et la preuve en était que vous vous y intéressiez.
– La preuve serait surtout que nous sortions plusieurs milliers de mulets par an, et la deuxième et plus importante preuve serait que cela rapporte un revenu considérable et croissant : voilà le signe véritable d'une affaire qui marche.
– Eh bien, n'est-ce pas ce à quoi nous parviendrons un jour ?
– Non, car un élevage, même important et ayant des réserves d'argent derrière lui pour les moments difficiles, maladies ou guerres, reste un élevage quand même. C'est, comme la culture de la terre, une chose très longue et de très petit rapport.
D'ailleurs, jamais les terres, ni les bêtes, n'ont enrichi véritablement les hommes : rappelez-vous l'exemple des immenses troupeaux des pasteurs de la Bible, dont la vie était cependant si frugale.
– Si telle est votre conviction, je ne vous comprends pas, monsieur Molines, de vous être lancé, vous si prudent, dans une telle affaire, longue et de très petit rapport.
– Mais c'est là, mademoiselle, que M. votre père et moi allons avoir besoin de vous.
– Je ne peux pourtant pas vous aider à faire mettre bas vos ânesses deux fois plus rapidement.
– Vous pouvez nous aider à en doubler le rapport.
– Je ne vois absolument pas de quelle façon.
– Vous allez saisir mon idée facilement. Ce qui compte dans une affaire rentable, c'est d'aller vite, mais, comme nous ne pouvons changer les lois de Dieu, force nous est d'exploiter la faiblesse de l'esprit des hommes. Ainsi donc les mulets représentent la façade de l'affaire. Ils couvrent les frais courants, nous mettent au mieux avec l'Intendance militaire, à laquelle nous vendons du cuir et des bêtes. Ils permettent surtout de circuler librement, avec des exemptions de douane et de péages, et de pouvoir mettre sur les routes des caravanes lourdement chargées. Ainsi nous expédions, avec un contingent de mulets, du plomb et de l'argent à destination de l'Angleterre. Au retour les bêtes rapportent des sacs de scories noires que nous baptisons « fondant », produits nécessaires aux travaux de la mine, et qui sont en réalité de l' or et de l'argent, venus de l'Espagne en guerre en passant par Londres.
– Je ne vous suis plus, Molines. Pourquoi envoyez-vous de l'argent à Londres pour en ramener ensuite ?
– J'en ramène double ou triple quantité. Quant à l'or, le comte Joffrey de Peyrac possède en Languedoc un gisement aurifère. Lorsqu'il aura la mine d'Argentières, les opérations de change que je ferai pour lui sur ces deux métaux précieux ne pourront plus paraître en rien suspects, or et argent venant officiellement de ces deux mines lui appartenant. C'est en cela que réside notre véritable affaire. Car, comprenez-moi, l'or et l'argent que l'on peut exploiter en France représentent, une fois encore, peu de chose ; en revanche, sans dérouter le fisc, ni l'octroi ni la douane, nous pouvons faire entrer une grande quantité d'or et d'argent espagnols. Les lingots que je présente aux changeurs ne parlent pas. Ils ne peuvent confesser qu'au lieu de provenir d'Argentières ou du Languedoc, ils arrivent d'Espagne par l'intermédiaire de Londres. Ainsi, tout en donnant un bénéfice légal au Trésor royal, nous pouvons passer, sous couvert de travaux miniers, une quantité importante de métaux précieux, sans payer de main-d'œuvre, de droits de douane, et sans nous voir ruinés par de trop importantes installations, car personne ne peut se douter combien nous produisons ici, et l'on doit se fier aux chiffres que nous déclarons.
– Mais si ce trafic est découvert, ne risque-t-il pas de vous conduire aux galères ?
– Nous ne fabriquons aucune fausse monnaie. Nous n'avons d'ailleurs pas l'intention d'en fabriquer jamais. Au contraire, c'est nous qui alimentons régulièrement le Trésor royal en bon et franc or, et en argent en lingots qu'il vérifie et estampille et dont il frappera monnaie. Seulement, à l'abri de ces minimes extractions nationales, nous pourrons, lorsque la mine d'Argentières et celle du Languedoc seront réunies sous un même nom, connaître un rapide bénéfice des métaux précieux d'Espagne. Ce dernier pays regorge d'or et d'argent venus des Amériques ; il en a perdu le goût de tout travail et ne vit plus que par le troc de ses matières premières avec d'autres nations. Les banques de Londres lui servent d'intermédiaires. L'Espagne est à la rois le plus riche et le plus misérable pays du monde. Quant à la France, ces rapports commerciaux, qu'une mauvaise gestion économique l'empêche d'accomplir au grand jour, l'enrichiront presque malgré elle. Et nous-mêmes auparavant, car les sommes investies seront rendues plus vite et de façon plus importante, qu'avec le marché d'une ânesse qui porte dix mois et ne peut rapporter au plus que 10 % du capital investi.
Angélique ne pouvait s'empêcher d'être très intéressée par ces combinaisons ingénieuses.
– Et le plomb, que comptez-vous en faire ? Sert-il seulement de déguisement ou peut-il être utilisé commercialement ?
– Le plomb est d'un très bon rapport. Il en faut pour la guerre et la chasse. Il a pris encore de la valeur ces dernières années, depuis que la reine mère a fait venir des ingénieurs florentins qui complètent des installations de salles d'eau dans toutes ses demeures, ainsi que l'avait déjà fait sa belle-mère, Catherine de Médicis. Vous avez dû voir le modèle d'une de ces salles au château du Plessis, avec sa baignoire romaine et tous ses tuyaux de plomb.
– Et le marquis votre maître est-il au courant de tant de projets ?
– Non, fit Molines avec un sourire indulgent. Il n'y comprendrait rien et le moins qu'il puisse faire serait de me retirer ma charge d'intendant de ses domaines, que je remplis cependant à sa satisfaction.
– Et mon père, que sait-il de vos trafics d'or et d'argent ?
– J'ai pensé que le seul fait de savoir que des métaux espagnols passeraient sur ses terres lui serait désagréable. N'est-il pas préférable de lui laisser croire que les petits rapports qui lui permettent de vivre sont le fruit d'un labeur honnête et traditionnel ?
Angélique fut froissée par l'ironie un peu dédaigneuse de la voix du régisseur. Elle dit sèchement :
– Et pourquoi ai-je droit, moi, à ce que vous me dévoiliez vos combinaisons, qui sentent la galère à dix lieues ?
– Il n'est pas question de galères, et, y aurait-il des difficultés avec des commis administratifs, que quelques écus arrangeraient les choses : voyez si Mazarin et Fouquet ne sont pas des personnages qui ont plus de crédit que les princes du sang et que le roi même. C'est parce qu'ils sont possesseurs d'une immense fortune. Quant à vous, je sais que vous vous débattrez dans les brancards tant que vous n'aurez pas compris pourquoi on vous y engage. Le problème, au fond, est simple. Le comte de Peyrac a besoin d'Argentières. Et votre père ne lui cédera sa terre qu'en établissant une de ses filles. Vous savez combien il est têtu. Il ne vendra jamais une parcelle de son patrimoine. D'autre part le comte de Peyrac, désirant se marier dans une famille de bonne noblesse, a trouvé la combinaison avantageuse.
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