– Allez-vous vous taire, vieille folle ?... Vous tenez donc à ce qu'un scandale éclate, que le marquis d'Andijos plie bagage avec cadeaux et promesses ? Finies vos roches des Pyrénées et vos petites douceurs. Taisez-vous ou je vous enfonce mon poing dans votre vieille bouche édentée.

*****

Des granges voisines, paysans et domestiques se rapprochaient, curieux. Angélique vit venir la nourrice, puis son père, qui, malgré de copieuses libations et une démarche incertaine continuait à veiller, en bon maître de maison, à l'ordonnance du festin.

– Est-ce vous, Jeanne, qui poussez ces cris de dame chatouillée par le diable ?

– Chatouillée ! clama la vieille demoiselle en perdant le souffle. Ah ! Armand, je me meurs.

– Et pourquoi, ma bonne ?

– Je suis venue ici chercher un peu de vin. Et, dans cette grange, j'ai vu... j'ai vu...

– Tante Jeanne a vu une bête, interrompit Angélique, elle ne sait pas s'il s'agit d'un serpent ou d'une fouine, mais vraiment, ma tante, il n'y a pas de quoi vous émouvoir ainsi. Vous feriez mieux de retourner à table, on va vous apporter votre vin.

– C'est ça, c'est ça, approuva le baron d'une voix pâteuse. Pour une fois, Jeanne, que vous essayez de rendre service, cela dérange bien du monde.

*****

« Elle n'a pas essayé de rendre service, pensait Angélique. Elle m'a guettée, elle m'a suivie. Depuis le temps qu'elle vit au château, assise devant sa tapisserie comme une araignée au milieu de sa toile, elle nous connaît tous mieux que nous-mêmes, elle nous sent, elle nous devine. Elle m'a suivie. Et elle a demandé au vieux Guillaume de lui tenir sa lanterne. »

Ses doigts s'enfonçaient toujours dans les avant-bras gélatineux de la grosse femme.

– Vous m'avez bien comprise ? chuchota-t-elle, pas un mot à quiconque avant mon départ, sans cela, je vous le jure, je vous empoisonnerai avec des herbes spéciales que je connais.

Tante Jeanne poussa un dernier gloussement et ses yeux chavirèrent. Mais l'allusion à son collier plus encore que la menace, l'avait matée. Pinçant les lèvres, mais silencieuse, elle suivit son frère.

Une main rude retint Angélique en arrière. Sans douceur, le vieux Guillaume lui enleva de ses cheveux et de sa robe les brins de paille qui y restaient accrochés. Elle leva les yeux vers lui, essaya de deviner l'expression de son visage barbu.

– Guillaume, murmura-t-elle, je voudrais que tu comprennes...

– Je n'ai point besoin de comprendre, madame, répondit-il en allemand avec une hauteur qui la souffleta. Ce que j'ai vu me suffit.

Il tendit le poing vers l'ombre en grommelant une injure. Elle redressa la tête et rejoignit l'endroit du festin. En s'asseyant elle chercha des yeux le marquis d'Andijos, et le découvrit écroulé sous son escabeau et dormant de bon cœur. La table ressemblait à un plateau de cierges d'église lorsque les dernières cires achèvent de s'effondrer. Une partie des invités étaient partis ou endormis. Mais on dansait encore dans les prés.

Raidie, Angélique continuait à présider sans sourire son repas de noces. L'irritation de cet acte inachevé, de cette vengeance qu'elle s'était promise et qu'elle n'avait pu accomplir, la faisait souffrir jusqu'au bout des ongles. La colère et la honte se disputaient son cœur. Elle avait perdu le vieux Guillaume. Monteloup la rejetait. Elle n'avait plus qu'à rejoindre son époux boiteux.

Chapitre 3

Le lendemain, quatre carrosses et deux lourdes voitures prenaient la route de Niort. Angélique avait peine à croire que ce déploiement de chevaux et de postillons, de cris et de grincements d'essieux, avait lieu en son honneur. Tant de poussière remuée pour Mlle de Sancé, qui n'avait jamais connu d'autre escorte qu'un vieux mercenaire armé d'une pique, était inimaginable.

Les valets, servantes et musiciens s'entassaient dans les grosses voitures avec les bagages. Au soleil du chemin, parmi les vergers fleuris, on voyait passer ce cortège de faces brunes. Rires, chansons et grattement de guitares laissaient derrière eux, dans l'odeur du crottin, un goût d'insouciance. Les enfants du Sud retournaient vers leur Midi brasillant, parfumé d'ail et de vin.

Seul dans la joyeuse société, maître Clément Tonnel affectait un air gourmé. Engagé

comme extra pour la semaine des noces, il avait demandé qu'on voulût bien le ramener à Niort, ce qui évitait de lui payer une escorte. Mais dès le soir de cette première étape, le maître d'hôtel vint trouver Angélique. Il s'offrait de demeurer à son service, soit comme maître d'hôtel, soit comme valet de chambre. Il expliqua qu'il avait servi à Paris chez quelques seigneurs, dont il donna les noms. Cependant, étant venu à Niort, dont il était originaire, pour régler la succession de son boucher de père, il avait vu sa dernière place occupée par un valet intrigant. Depuis, il recherchait une maison honnête et de quelque rang, pour y exercer de nouveau ses fonctions.

D'apparence discrète et entendue, Clément avait conquis les bonnes grâces de la servante Marguerite. Celle-ci affirma qu'un nouveau valet, aussi bien stylé, serait accueilli de fort grand cœur au palais de Toulouse. M. le comte s'entourait de gens trop divers et de toutes couleurs, ne faisant pas un service convenable. Chacun baguenaudait au soleil, et le plus paresseux de tous était certainement l'intendant chargé de les diriger, Alphonso.

Angélique engagea donc maître Clément. Il l'intimidait sans qu'elle sût pourquoi, mais elle lui savait gré de parler comme tout le monde, c'est-à-dire sans cet insupportable accent qui commençait à l'exaspérer. Finalement ce serait cet homme froid, souple, presque trop servile dans son respect et ses attentions, ce domestique inconnu hier encore, qui représenterait pour elle sa province. Dès que Niort, la capitale des marais., eut été abandonnée avec son lourd donjon noir comme la fonte, l'équipage de Mme de Peyrac dégringola d'un trait vers la lumière. Sans presque s'en apercevoir, Angélique se trouva aux prises avec un paysage inusité, sans ombrages, rayé en tous sens par les vignobles. On passa non loin de Bordeaux. Puis le maïs vert alterna avec la vigne. Aux abords du Béarn, les voyageurs furent reçus dans le château de M. Antonin de Caumont, marquis de Péguilin, duc de Lauzun. Angélique regarda avec un étonnement mêlé d'amusement ce petit homme dont la grâce et l'esprit en faisaient affirmait Andijos « le plus adulé garçon de la cour ». Le roi lui-même, qui se voulait grave dans son adolescence, ne pouvait résister aux saillies de Péguilin qui le faisaient pouffer en plein conseil. Précisément, Péguilin se trouvait pour l'heure dans ses terres où il purgeait quelque insolence dépassant les bornes envers M. Mazarin. Il n'en semblait pas plus marri et racontait mille histoires.

Angélique, mal habituée au jargon de la galanterie alors en honneur dans les cours, ne comprenait pas la moitié de ces récits, mais l'étape fut joyeuse et vive, et la détendit. Le duc de Lauzun s'extasia sur sa beauté, la complimenta en vers qu'il improvisa sur-le-champ.

– Ah ! mes amis, s'écria-t-il, je me demande si la Voix d'or du royaume ne va pas en perdre sa note la plus haute.

Ce fut ainsi qu'Angélique entendit parler pour la première fois de la Voix d'or du royaume.

– C'est le plus grand des chanteurs de Toulouse, lui expliqua-t-on. Depuis les grands troubadours du Moyen Age, le Languedoc n'en a pas connu de tel ! Vous l'entendrez, madame, vous ne pourrez pas ne point succomber à son charme.

Avec application, Angélique essayait de ne pas décevoir ses hôtes par un visage fermé. Tous ces gens étaient sympathiques, parfois avec trivialité, mais aussi avec gentillesse. L'air surchauffé, les toits de tuiles, les feuilles des platanes avaient la couleur du vin blanc, l'esprit en avait la légèreté.

Mais, à mesure qu'on se rapprochait du but, Angélique avait l'impression que son cœur devenait plus lourd.

*****

La veille de l'entrée à Toulouse, on logea dans l'une des demeures du comte de Peyrac, un château de pierres claires de style Renaissance. Angélique savoura le confort d'une des salles, celle où se trouvait la piscine de mosaïque. La grande Margot s'affairait près d'elle. Elle craignait que la poussière et la chaleur de la route n'eussent assombri encore le teint de sa maîtresse dont elle désapprouvait en secret la matité chaleureuse.

Elle l'oignit d'onguents divers et lui ordonna de rester étendue sur un lit de repos tandis qu'elle la massait avec beaucoup d'énergie, puis l'épi lait entièrement. Angélique n'était pas choquée de cette coutume qui, jadis, alors qu'il y avait des étuves romaines dans toutes les villes, était pratiquée même par le peuple. Maintenant, seules les jeunes filles de la société y étaient soumises. Il était fort malséant qu'une grande dame conservât sur elle le moindre duvet superflu. Cependant Angélique, alors qu'on s'empressait ainsi à lui faire un corps parfait, ne pouvait s'empêcher d'éprouver une sorte d'horreur.

« Il ne me touchera pas, se répétait-elle. Je me jetterai plutôt par la fenêtre. »

Mais rien n'arrêtait la course folle, le tourbillon dans lequel elle était entraînée.

*****

Le matin suivant, malade d'appréhension, elle monta une dernière fois dans le carrosse qui allait l'amener en quelques heures à Toulouse. Le marquis d'Andijos prit place à son côté. Il jubilait, chantonnait, bavardait. Mais elle ne l'écoutait pas. Depuis quelques minutes, elle voyait le postillon retenir son attelage. Un peu en avant de la voiture, une foule de gens et de cavaliers barrait la route. Lorsque le carrosse se fut immobilisé, on entendit mieux des chants et des cris que scandait le battement rythmé des tambourins.

– Par saint Séverin, s'écria le marquis en bondissant, je crois bien que voici votre époux qui vient vers nous.

– Déjà !

Angélique se sentait pâlir. Les pages ouvraient les portières. Il lui fallut descendre dans le sable de la route, sous le soleil implacable. Le ciel était d'azur foncé. Une haleine brûlante s'élevait des champs de maïs jaunis, de chaque côté du chemin. Une farandole chatoyante s'avançait. Habillés de costumes étranges à grands losanges rouges et verts, une nuée d'enfants bondissaient, faisaient des culbutes étourdissantes et venaient trébucher dans les chevaux des cavaliers, déguisés eux-mêmes de livrées extravagantes de satin rosé et de plumes blanches.

– Les princes des amours ! Les comédiens d'Italie ! exulta le marquis en ouvrant les bras en un geste d'enthousiasme, dangereux pour ses voisins. Ah ! Toulouse !

Toulouse !...

La foule venait de s'entrouvrir. Une grande silhouette dégingandée et bringuebalante apparut vêtue de velours pourpre et s'appuyant sur une canne d'ébène. À mesure que ce personnage progressait en boitant on distinguait, dans l'encadrement d'une ample perruque noire, un visage aussi déplaisant à regarder que l'ensemble de sa démarche. Deux profondes cicatrices barraient sa tempe et sa joue gauche, et fermaient à demi la paupière. Les lèvres étaient fortes, entièrement rasées, ce qui n'était pas la mode et ajoutait à l'aspect insolite de ce curieux épouvantail.

« Ce n'est pas lui, pria Angélique. Mon Dieu, faites que ce ne soit pas lui ! »

– Votre époux, le comte de Peyrac, madame, disait près d'elle le marquis d'Andijos.

Elle plongea dans la révérence apprise. Son esprit aux abois enregistrait des détails ridicules : le nœud de diamants des souliers du comte, et aussi que l'un d'eux avait un talon un peu plus haut que l'autre pour atténuer sa boiterie ; les bas plissés aux baguettes de soie ouvragées, le costume somptueux, l'épée, l'énorme col de dentelles blanches.

On lui parla ; elle répondit n'importe quoi. Le battement des tambourins mêlé à de grands déchirements de trompettes l'étourdissait.

Comme elle reprenait place dans son carrosse, une gerbe de rosés et des bouquets de violettes atterrirent sur ses genoux.

– Les fleurs ou « joies principales », dit une voix. Elles règnent sur Toulouse.

Angélique s'aperçut que ce n'était plus le marquis d'Andijos, mais l'autre, qui était à son côté. Afin de ne plus voir l'affreux visage, elle se pencha vers les fleurs. Peu après, la ville apparut, hérissée de tours et de clochers rouges. Le cortège s'engagea à travers les ruelles étroites, de profonds couloirs d'ombre où stagnait une lumière pourpre.

Au palais du comte de Peyrac, Angélique fut revêtue rapidement d'une magnifique robe de velours blanc, incrusté de satin blanc. Les attaches et les nœuds étaient soulignés de diamants. Tout en l'habillant, ses filles lui passaient des boissons glacées, car elle mourait de soif. À midi, dans un carillonnement de cloches, le cortège s'en fut à la cathédrale, où l'archevêque attendait les mariés sur le parvis. La bénédiction donnée, Angélique, selon la coutume des princes, descendit seule la nef. Le claudicant seigneur la précédait, et cette longue forme rouge et remuante lui parut soudain aussi extraordinaire sous ces voûtes embrumées d'encens que celle du diable lui-même. Dehors on eût dit que la ville entière était en fête. Angélique n'arrivait pas à concilier tant de tapage avec cet événement personnel que représentait son mariage avec le comte de Peyrac. Inconsciemment, elle cherchait ailleurs le spectacle qui donnait à la foule ces sourires bien fendus et le goût des cabrioles. Mais les yeux étaient tournés vers elle. C'est devant elle que s'inclinaient des seigneurs aux regards de feu, des dames somptueusement parées. Pour retourner de la cathédrale au palais, les nouveaux époux montèrent sur deux chevaux magnifiquement caparaçonnés. Le chemin, suivant les rives de la Garonne, était jonché de fleurs et les cavaliers aux habits rosés que le marquis d'Andijos avait appelés les « princes des amours », continuaient à y déverser de pleines panerées de pétales.