– Elle n'était pas transformée en or, elle était recouverte d'or. Pour peu que ce brave homme eût pris la peine de gratter cette première pellicule avec un poinçon, il trouvait immédiatement l'étain en dessous.
– C'est exact, mais Bécher affirme que c'était là un début de transmutation, l'amorce du phénomène lui-même.
Il y eut un silence. La main de Joffrey de Peyrac glissa sur l'accoudoir du fauteuil d'Angélique et frôla le poignet de la jeune femme.
Le comte dit avec nonchalance :
– Si vous êtes persuadé que votre moine a trouvé la formule magique, qu'êtes-vous donc venu me demander ce matin ?
L'archevêque ne cilla pas.
– Bécher est persuadé que vous connaissez le secret suprême qui permet l'achèvement de la transmutation.
Le comte de Peyrac éclata d'un rire sonore.
– Jamais je n'ai entendu une affirmation plus comique. Moi, me lancer dans ces recherches puériles ? Pauvre Bécher, je lui laisse bien volontiers toutes les émotions et tous les espoirs de la fausse science qu'il pratique et...
*****
Un bruit terrible semblable à un coup de tonnerre ou de canon l'interrompit. Joffrey se dressa et blêmit.
– C'est... c'est au laboratoire. Mon Dieu, pourvu que Kouassi-Ba n'ait pas été tué !
En se hâtant, il se dirigea vers la porte.
L'archevêque s'était dressé tel un justicier. Silencieux il regarda Angélique.
– Je pars, madame, dit-il enfin. Il me semble que, dans cette maison, Satan semble déjà manifester sa fureur du fait de ma présence. Souffrez que je me retire.
Et il s'éloigna à grands pas. On entendit le claquement des fouets et les cris du cocher, tandis que le carrosse épiscopal franchissait le grand porche. Restée seule, Angélique, ahurie, passa son petit mouchoir sur son front en sueur. Cette conversation, qu'elle avait écoutée cependant avec beaucoup de passion, la laissait déconcertée. Elle se dit qu'elle en avait par-dessus la tête de ces histoires de Dieu, de Salomon, d'hérésie et de magie. Puis, se reprochant aussitôt des pensées irrévérencieuses, elle fit un acte de contrition. Enfin elle décida que les hommes étaient insupportables avec leurs arguties, et qu'au fond Dieu lui-même devait en être excédé.
Chapitre 9
Indécise, Angélique ne savait que faire. Elle mourait d'envie de gagner l'aile du château d'où était venu ce bruit de tonnerre. Joffrey avait paru sérieusement ému. Y avait-il des blessés ?... Pourtant elle ne bougeait pas. Le mystère dont le comte entourait ses travaux lui avait fait comprendre plus d'une fois que c'était le seul domaine où il n'admettait pas la curiosité des profanes. Les explications qu'il avait consenties à l'évêque, il ne les avait données que du bout des lèvres et eu égard à la personnalité de son visiteur. Encore était-ce insuffisant pour calmer les soupçons du prélat.
Angélique frissonna. « Sorcellerie ! » Elle jeta un regard autour d'elle. Dans ce décor enchanteur, ce mot paraissait une sinistre plaisanterie. Mais il y avait encore trop de choses qu'Angélique ignorait.
« Je vais aller voir là-bas, décida-t-elle. Tant pis s'il se fâche. »
Mais elle entendit le pas de son mari, et peu après il entra dans le salon. Il avait les mains noires de suie. Cependant il souriait.
– Dieu merci, rien de grave. Kouassi-Ba n'a que quelques écorchures, mais il s'était si bien caché sous une table que j'ai pensé un moment que l'explosion l'avait volatilisé. En revanche, les dégâts matériels sont sérieux. Mes plus précieuses cornues en verre spécial de Bohême sont en miettes ; il n'en reste pas une !
Sur un signe de lui, deux pages s'avancèrent portant un bassin et une aiguière d'or. Il se lava les mains, puis défroissa dune chiquenaude ses manchettes de dentelles. Angélique rassembla son courage.
– Est-il nécessaire, Joffrey, que vous consacriez tant d'heures à ces travaux dangereux ?
– Il est nécessaire d'avoir de l'or pour vivre, dit le comte en désignant d'un geste circulaire le magnifique salon dont il avait fait repeindre dernièrement le plafond de bois doré. Mais la question n'est pas là. Je trouve dans ces travaux un plaisir que rien d'autre ne peut me donner. C'est le but de ma vie.
Angélique ressentit un pincement au cœur comme si de telles paroles la frustraient d'un bien précieux. Mais, s'apercevant que son mari l'observait avec attention, elle s'efforça de prendre un air indifférent. Il eut un sourire.
– C'est le seul but de ma vie, hormis celui de vous conquérir, acheva-t-il avec un grand salut de cour.
– Je ne me pose pas en rivale de vos fioles et de vos cornues, dit Angélique un peu trop vivement. Cependant, les paroles de monseigneur ont éveillé en moi une inquiétude, je vous l'avoue.
– Vraiment ?
– N'y avez-vous pas senti une menace cachée ?
Il ne répondit pas aussitôt. Appuyé à la fenêtre, il regardait pensivement les toits plats de la ville pressés les uns contre les autres jusqu'à ne former avec leurs tuiles rondes qu'un immense tapis aux nuances mêlées du trèfle et du coquelicot. Sur la droite, la haute tour d'Assézat avec sa lanterne disait la gloire des trafiquants du pastel, dont les champs s'étendaient encore aux alentours. Le pastel, plante cultivée en abondance, avait été pendant des siècles la seule matière colorante naturelle, et avait fait la fortune des bourgeois et des commerçants de Toulouse. Voyant que son mari ne parlait pas, Angélique revint s'asseoir dans son fauteuil et un petit négrillon posa près d'elle la boîte de vannerie où s'entremêlaient les fils de soie brillants de sa tapisserie.
Le palais était calme en ce lendemain de fête. Angélique songea qu'elle se trouverait seule en face du comte de Peyrac pour le repas de midi, à moins que l'inévitable Bernard d'Andijos ne s'invitât...
– Avez-vous remarqué, dit soudain le comte, l'art de M. le grand inquisiteur ? Il parle tout d'abord de la morale, souligne en passant les « orgies » du Gai Savoir, fait allusion à mes voyages, et de là nous amène vers Salomon. Bref, on découvre tout à coup ceci : que M. le baron Benoît de Fontenac, archevêque de Toulouse, me demande de partager avec lui mon secret de la fabrication de l'or, sinon il me fera brûler comme sorcier sur la place des Salins.
– C'est bien la menace que j'ai cru deviner, fit Angélique effarée. Croyez-vous qu'il s'imagine vraiment que vous avez commerce avec le diable ?
– Lui ? Non. Il laisse cela à son naïf Bécher. L'archevêque a une intelligence trop positive et me connaît trop bien. Seulement il est persuadé que je possède le secret de multiplier scientifiquement l'or et l'argent. Il veut le connaître afin de pouvoir l'utiliser lui-même.
– C'est un être abject ! s'écria la jeune femme. Il semble pourtant si digne, si plein de foi, si généreux.
– Il l'est. Sa fortune passe dans les œuvres. Il a table ouverte chaque jour pour les officiers pauvres. Il prend à charge le bureau des incendies, l'asile des enfants trouvés, que sais-je ? Il est pénétré du bien des âmes et de la grandeur de Dieu. Seulement, son démon à lui, c'est celui de la domination. Il regrette le temps où le seul maître d'une ville et même d'une province était l'évêque, crosse en main, qui rendait la justice, punissait, récompensait. Aussi, lorsqu'il voit grandir en face de sa cathédrale l'influence du Gai Savoir, il se révolte. Si les choses continuent ainsi, dans quelques années ce sera le comte de Peyrac, votre époux, ma chère Angélique, qui dominera Toulouse. L'or et l'argent donnent le pouvoir, et voici que le pouvoir tombe entre les mains d'un suppôt de Satan ! Alors monseigneur n'hésite pas. Ou nous partagerons le pouvoir, ou bien...
– Que se passera-t-il ?
– Ne vous effrayez pas, ma mie. Encore que les intrigues d'un archevêque de Toulouse puissent nous être néfastes, je ne vois pas pourquoi il nous faudrait en arriver là. Il a dévoilé son jeu. Il veut avoir le secret de la fabrication de l'or. Je le lui livrerai bien volontiers.
– Vous le possédez donc ? murmura Angélique en ouvrant de grands yeux.
– Ne confondons pas. Je ne possède aucune formule magique pour créer de l'or. Mon but n'est pas tellement de fabriquer des richesses que de faire travailler les forces de la nature.
– Mais n'est-ce pas déjà une idée un peu hérétique, comme dirait monseigneur ?
Joffrey éclata de rire.
– Je vois que vous avez été bien catéchisée. Vous commencez à vous débattre dans tous les fils d'araignée de ces argumentations spécieuses. Hélas ! Je reconnais qu'il est difficile d'y voir clair. L'Église du Moyen-Age n'excommuniait pourtant pas les meuniers dont le vent ou l'eau faisait tourner les aubes des moulins. Mais celle d'aujourd'hui partirait en guerre si j'essayais de construire sur une hauteur, aux environs de Toulouse, le même modèle de pompe à vapeur d'eau condensée que j'ai fait installer dans votre mine d'Argentières ! Cependant ce n'est pas parce que je mets un récipient de verre ou de grès sur un feu de forge que Lucifer va se glisser subitement dedans...
– Il faut reconnaître que l'explosion de tout à l'heure était très impressionnante. Monseigneur en a paru vivement ému, et là je crois qu'il se montrait sincère. L'avez-vous fait exprès, pour le mettre hors de lui ?
– Non ! J'ai commis une négligence. J'ai laissé trop se dessécher une préparation d'or fulminant obtenu par de l'or laminé et de l'eau régale, et précipité ensuite par de l'ammoniaque. Il n'y avait dans cette opération aucune génération spontanée.
– Qu'est-ce donc que ce produit que vous appelez ammoniaque ?
– Un produit que les Arabes fabriquaient déjà il y a des siècles, en l'appelant alcalivolatil. Un moine savant espagnol, qui est de mes amis, m'en a envoyé dernièrement une bonbonne. À la rigueur, je pourrais en fabriquer moi-même ici ; mais c'est long et, pour avancer mes recherches, je préfère acheter mes produits chaque fois qu'il m'est possible de les trouver tout préparés. Cette fabrication d'ingrédients purs retarde beaucoup les progrès d'une science que des imbéciles, comme ce moine Bécher, désignent sous le nom de chimie par opposition à l'alchimie, qui. est pour eux la science des sciences, c'est-à-dire un obscur mélange de fluide vital, de formules religieuses et de je ne sais quoi encore. Mais je vous ennuie...
– Non, je vous assure, dit Angélique, les yeux brillants. Je vous écouterais pendant des heures.
Il eut ce sourire dont les cicatrices de sa joue gauche accentuaient l'ironie.
– Quelle drôle de petite cervelle ! Jamais je n'ai pensé à entretenir une femme de ces choses. Moi aussi, j'aime à vous parler. J'ai l'impression que vous pouvez tout comprendre. Pourtant... n'étiez-vous pas sur le point de me prêter de ténébreux pouvoirs, lorsque vous êtes arrivée en Languedoc ? Est-ce que je vous fais toujours grand-peur ?
Angélique se sentit rougir, mais lui rendit bravement son regard.
– Non ! Vous êtes encore un inconnu pour moi et c'est, je crois, parce que vous ne ressemblez à personne, mais vous ne me faites plus peur.
Il boitilla pour aller reprendre derrière elle le siège qu'il avait occupé pendant la visite de l'archevêque. Alors qu'à certains moments, avec une provocation insolente, il ne craignait pas de lever en pleine lumière son visage ravagé, à d'autres il recherchait l'ombre et la nuit. Sa voix y prenait des intonations nouvelles comme si l'âme de Joffrey de Peyrac, délivrée de son enveloppe de chair, pouvait enfin s'exprimer librement.
Ainsi Angélique sentait près d'elle l'invisible présence de l'« homme rouge » qui l'avait tant effrayée. C'était certes le même homme, mais son regard à elle avait changé. Elle fut sur le point de poser l'anxieuse interrogation féminine : « M'aimez-vous ? »
Soudain son orgueil se cabra, car elle se souvenait de la voix qui lui avait dit : « Vous viendrez... Elles viennent toutes. »
Afin de dissiper son trouble, elle remit la conversation sur ce terrain scientifique où curieusement leurs esprits s'étaient rencontrés et leur amitié s'était affirmée.
– Puisque vous ne voyez aucun inconvénient à céder votre secret, pourquoi refuser de recevoir ce moine Bécher auquel monseigneur semble tellement tenir.
– Bah ! Il est vrai que je peux déjà essayer de lui donner satisfaction sur ce point. Ce qui me préoccupe, ce n'est pas de dévoiler mon secret, c'est de le faire comprendre. En vain m'épuiserai-je à prouver qu'on peut transformer la matière, mais non la transmuter. Les esprits qui nous entourent ne sont pas mûrs pour ces révélations. Et l'orgueil de ces faux savants est si grand qu'ils crieront au scandale si je leur affirme que mes deux plus précieux auxiliaires dans mes recherches ont été un Maure à la peau noire et un rustique mineur saxon.
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