– Qu'est-ce que c'est que cette histoire de poulet et d'œuf ? s'exclama Angélique. Personne ne m'en a jamais parlé.
Bécher lui jeta un regard méprisant. Mais, voyant que le comte de Peyrac dissimulait un sourire et que le chevalier de Germontaz bâillait sans retenue, il se contenta faute de mieux de ce modeste auditoire.
– C'est dans l'œuf philosophique que s'accomplit le Grand œuvre, dit-il en vrillant son regard de feu dans les yeux candides de la jeune femme. La conduite du Grand œuvre se fait sur l'or purifié. Soleil, et l'argent fin. Lune, auquel on doit mêler du vif-argent, Mercure. L'hermétiste les soumet dans l'œuf philosophique ou matras scellé aux ardeurs croissantes et décroissantes d'un feu bien réglé, Vulcain. Ce qui a pour effet de développer dans le compost les puissances séminales de Vénus, dont la pierre philosophale, substance régénératrice, est l'espèce visible. Dès lors, les réactions vont se développer dans l'œuf suivant un ordre certain : elles permettent de surveiller la cuisson de la matière. Il importe surtout de prêter attention aux trois couleurs : noir, blanc, rouge qui indiquent respectivement la putréfaction, l'ablation et la rubéfaction de la pierre philosophale. Bref, l'alternance de mort et de résurrection, par où selon l'ancienne philosophie doit passer pour se reproduire toute substance qui végète.
« L'esprit du monde, médiateur obligatoire de lame et du corps universel, est la cause efficiente des générations de tout ordre, celle qui vitalise les quatre éléments.
« Cet esprit est détenu dans l'or, mais, hélas ! il y demeure inactif et prisonnier. C'est au sage de le libérer.
– Et comment procédez-vous, mon père, pour le libérer, cet esprit qui est à la base de tout et qui est prisonnier de l'or ? demanda doucement Peyrac.
Mais l'alchimiste restait insensible à l'ironie. La tête rejetée en arrière, il suivait son vieux rêve.
– Pour le libérer, il faut la pierre philosophale. Mais celle-ci ne suffit pas encore. Il faut pouvoir donner l'impulsion à l'aide de la poudre de projection, amorce du phénomène qui transformera tout en or pur.
*****
Il resta silencieux un moment, plongé dans ses pensées.
– Après des années et des années de recherches, je crois pouvoir dire que je suis arrivé à certains résultats. Ainsi, joignant le mercure de philosophes, principe femelle, avec l'or qui est mâle, mais un or choisi pur et en feuilles, je mis ce mélange dans l'Athanor ou maison du Poulet du Sage, sanctuaire, tabernacle que tout laboratoire d'alchimiste doit posséder. Cet œuf, qui était une cornue en forme d'ovale parfait et scellée hermétiquement afin que rien de la matière ne pût s'exhaler, fut placé par moi sur une écuelle pleine de cendres et mis au four. Dès lors ce mercure, par sa chaleur et son soufre intérieur excité par le feu que j'entretenais continuellement dans un degré et une proportion nécessaires, ce mercure arriva à dissoudre l'or sans violence et le réduisit à l'état d'atomes. Au bout de six mois j'obtins une poudre noire que je nommais ténèbres cimériques. Avec cette poudre, il me fut possible de transformer certaines parties d'objets de métal vif en or pur, mais, hélas, le germe vital de mon purum aurum n'était pas encore assez fort, car je ne pus jamais les transformer en profondeur et complètement !
– Mais vous avez certainement essayé, mon père, de fortifier ce germe moribond ? interrogea Joffrey de Peyrac tandis qu'un éclair amusé brillait dans ses yeux.
– Oui, et à deux reprises je crois avoir été bien près du but. La première fois, voici comment je procédai. Je fis digérer pendant douze jours des sucs de mercuriale, de pourpier et de chélidoine dans du fumier. Ensuite je fis distiller le produit et j'obtins une liqueur rouge. Je la remis dans le fumier. Il en naquit des vers qui se dévorèrent entre eux, hormis un qui demeura seul. Je nourris ce ver unique avec les trois plantes précédentes jusqu'à ce qu'il fût devenu gros. Ensuite je le brûlai, le réduisis en cendres et mêlai sa poudre à de l'huile de vitriol ainsi qu'à la poudre des ténèbres cimériques. Mais celle-ci en fut à peine fortifiée.
– Pouah ! dit le chevalier de Germontaz avec dégoût.
Angélique jeta un regard effaré à son mari, mais celui-ci demeurait impassible.
– Et la seconde fois ? demanda-t-il.
– La seconde fois, j'eus un grand espoir. Ce fut lorsqu'un voyageur qui avait fait naufrage sur des rives inconnues me remit de la terre vierge qu'aucun homme avant lui n'avait foulée, m assura-t-il. En effet, la terre absolument vierge renferme la semence ou le germe des métaux, c'est-à-dire la vraie pierre philosophale. Mais sans doute cette parcelle de terre n'était-elle pas tout à fait vierge, conclut le savant religieux d'un air piteux, car je n'obtins pas les résultats espérés.
Maintenant Angélique aussi avait envie de rire. Un peu précipitamment, afin de dissimuler son hilarité, elle interrogea :
– Mais vous-même, Joffrey, ne m'avez-vous pas raconté que vous aviez fait naufrage dans une île déserte, couverte de brumes et de glaces ?
Le moine Bécher sursauta et, les yeux illuminés, saisit le comte de Peyrac par les épaules.
– Vous avez fait naufrage sur une terre inconnue ? Je le savais, je m'en doutais. Vous êtes donc celui dont parlent nos écrits hermétiques, celui qui revient de « la partie postérieure du monde, là où l'on entend gronder le tonnerre, souffler le vent, tomber la grêle et la pluie. C'est en ce lieu qu'on trouvera la chose si l'on cherche ».
– Il y avait un peu de votre description, fit nonchalamment le gentilhomme. J'ajouterai même une montagne de feu au milieu de glaces qui me paraissaient éternelles. Pas un habitant. Ce sont les parages de la Terre de Feu. Je fus sauvé par un voilier portugais.
– Je donnerais ma vie et même mon âme pour un morceau de cette terre vierge, s'écria Bécher.
– Hélas ! mon père, j'avoue que je n'ai pas songé à en rapporter.
Le moine lui jeta un regard sombre et soupçonneux, et Angélique vit bien qu'il né le croyait pas.
*****
Les yeux clairs de la jeune femme allaient de l'un à l'autre des trois hommes qui se tenaient devant elle dans ce bizarre décor d'éprouvettes, de bocaux. Appuyé au montant de briques d'un de ces fours, Joffrey de Peyrac, le Grand Boiteux du Languedoc, laissait tomber sur ses interlocuteurs un regard hautain et ironique. Il ne se gênait pas pour affirmer en quelle pauvre estime il tenait le vieux Don Quichotte de l'alchimie et le Sancho Pança enrubanné. En face de ces deux grotesques, Angélique le vit si grand, si libre et si extraordinaire qu'un sentiment excessif gonfla son cœur jusqu'à la douleur.
« Je l'aime, pensa-t-elle soudain. Je l'aime et j'ai peur. Ah ! qu'ils ne lui fassent pas de mai. Pas avant... Pas avant... »
Craintive, elle n'osait achever son souhait : pas avant qu'il ne m'ait serrée dans ses bras...
Chapitre 11
– L'amour, dit Joffrey de Peyrac, l'art de l'amour est la très précieuse qualité de notre race. J'ai voyagé à travers bien des pays, et partout j'ai vu la chose admise. Réjouissons-nous, messieurs, et vous, mesdames, rengorgez-vous, mais prenons garde tous. Car rien n'est plus fragile que cette réputation si un cœur subtil et un corps savant ne viennent la soutenir.
Son visage, masqué de velours très noir dans l'encadrement de son abondante chevelure, se pencha et l'on vit étinceler son sourire.
– Voilà pourquoi nous sommes réunis dans ce palais du Gai Savoir. Cependant, je ne vous invite pas à un retour dans le passé. J'évoquerai, certes, notre maître de l'Art d'Aimer qui jadis éveilla les cœurs des hommes au sentiment amoureux, mais nous ne délaisserons pas ce que les siècles suivants ont offert à notre perfectionnement : ainsi de l'art de converser, d'amuser, de faire briller son esprit, ou bien encore, jouissance plus simple mais qui a son importance, du soin de la bonne chère et du bien boire pour mettre en disposition amoureuse.
– Ah ! cela me convient mieux, beugla le chevalier de Germontaz. Le sentiment, peuh ! moi, je mange un demi-sanglier, trois perdreaux, six poulets, j'avale une bouteille de vin de Champagne, et allez, la belle, au lit !
– Et quand cette belle s'appelle Mme de Mont-maure, elle raconte que vous savez fort bien et bruyamment ronfler, mais qu'au lit c'est tout ce que vous savez faire.
– Elle raconte cela ? Oh ! la traîtresse ! Il est vrai qu'un soir, me trouvant alourdi...
Un éclat de rire général interrompit le gros chevalier, qui, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, souleva le couvercle d'argent d'un des plats et se saisit entre deux doigts d'une aile de volaille.
– Moi, quand je mange, je mange. Je ne suis pas comme vous, qui mélangez tout et cherchez à mettre du raffinement là où il n'y a pas besoin d'en mettre.
– Grossier pourceau, dit doucement le comte de Peyrac, avec quel plaisir je vous contemple ! Vous personnifiez si bien tout ce que nous bannissons de nos mœurs, tout ce que nous haïssons. Voyez, messieurs, et vous, mesdames, voici le descendant des barbares, de ces croisés qui vinrent à l'ombre de leurs évêques allumer des milliers de bûchers entre Albi, Toulouse et Pau. Ils étaient si férocement jaloux de ce pays charmant où l'on chantait l'amour des dames, qu'ils le réduisirent en cendres et firent de Toulouse une ville intolérante, méfiante, aux yeux durs de fanatique. N'oublions pas...
« Il ne devrait pas parler ainsi », pensa Angélique.
Car l'on riait, mais elle voyait briller, dans certains yeux noirs, une lueur cruelle. C'était une chose qui la surprenait toujours que la rancune de ces gens du Midi pour un passé vieux de quatre siècles. Mais l'horreur de la croisade des Albigeois avait dû être telle que l'on voyait encore dans les campagnes des mères menacer leurs enfants d'appeler le terrible Montfort.
Joffrey de Peyrac aimait attiser cette rancœur, moins par fanatisme provincial que par horreur pour toute étroitesse d'esprit, grossièreté et stupidité. Assis à l'autre bout de l'immense table, Angélique le voyait dans un habit de velours cramoisi constellé de diamants. Son visage masqué et ses cheveux sombres rehaussaient la blancheur de son haut col de dentelles des Flandres, de ses manchettes et aussi de ses mains longues et vivantes, dont chaque doigt portait une bague.
Elle-même était en blanc, et cela lui rappelait singulièrement le jour de son mariage. Comme ce jour-là, les plus grands seigneurs du Languedoc et de Gascogne étaient présents et garnissaient les deux grandes tables des banquets que l'on avait fait dresser dans la galerie du palais. Mais aujourd'hui ni vieillards ni ecclésiastiques dans cette brillante société. Maintenant qu'Angélique pouvait mettre un nom sur chaque visage, elle reconnaissait que la plupart des couples qui l'entouraient ce soir étaient illégitimes. Andijos avait amené sa maîtresse, une flamboyante Parisienne. Mme de Saujac, dont le mari était magistrat à Montpellier, penchait câlinement sa tête brune sur l'épaule d'un capitaine aux moustaches dorées. Quelques cavaliers, venus seuls, se rapprochaient des dames assez audacieuses et indépendantes pour s'être rendues sans chaperon à la célèbre cour d'amour.
Une impression de jeunesse et de beauté se dégageait de ces hommes et de ces femmes luxueusement vêtus. Les flambeaux et les torchères faisaient briller l'or et les pierres précieuses. Les fenêtres de la salle étaient grandes ouvertes sur la tiède soirée printanière. Pour éloigner les moustiques, on brûlait dans des cassolettes des feuilles de citronnelle et d'encens et l'odeur s'en mêlait, capiteuse, à celle des vins. Angélique se sentait rustique et déplacée comme une fleur des champs dans un parterre de rosés.
Cependant, elle était très en beauté, et son maintien n'avait rien à envier à celui des plus grandes dames.
La main du petit duc de Forba des Ganges effleura son bras nu.
– Quelle douleur, madame, chuchota-t-il, qu'un tel maître vous possède ! Car je n'ai de regards que pour vous ce soir.
Elle lui donna, du bout de son éventail, un petit coup mutin sur les doigts.
– Ne vous empressez pas à mettre en pratique ce qu'on vous enseigne ici. Écoutez plutôt sagement les paroles d'expérience : foin de celui qui se hâte et tourne à tous les vents. N'avez-vous pas remarqué combien votre voisine de droite a le nez mutin et la joue rosé ? Je me suis laissé dire que c'était une petite veuve qui ne demandait qu'à être consolée de la mort d'un très vieux et très grognon mari.
– Merci de vos conseils, madame.
– « Amour nouveau chasse l'ancien », dit maître Le Chapelain.
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