– Vous êtes incorrigible. Il n'a pas tort de vous regarder avec soupçon, car, lorsqu'il y a deux manières de faire quelque chose, vous en imaginez une troisième. Ainsi vous pourriez ou commettre un adultère, ou accomplir bien sagement votre devoir conjugal. Non ! Il faut que vous entouriez votre nuit de noces de telles circonstances que j'éprouve dans vos bras une impression de culpabilité.

– Très agréable impression, n'est-ce pas ?

– Taisez-vous ! Vous êtes le diable ! Avouez, Joffrey, que si vous vous en tirez par une pirouette, la plupart de vos hôtes, ce soir, ne sont pas dans ce cas ! Avec quelle habileté vous les avez précipités dans ce que monseigneur appelle le désordre... Je ne suis pas très sûre que vous ne soyez pas un être... dangereux !...

– Et vous, Angélique, vous êtes une adorable petite chanoinesse toute nue ! Et je ne doute pas qu'entre vos mains mon âme n'obtienne merci ! Mais ne boudons pas les douceurs de la vie. Tant d'autres peuples vivent d'autres mœurs et n'en sont pas moins généreux, ni heureux. En face de la grossièreté du cœur et des sens que nous cachons sous nos beaux habits, j'ai rêvé, pour mon plaisir, voir des femmes et des hommes s'affiner et donner au nom de France plus de grâce. Je m'en réjouis, car j'aime les femmes, comme tout objet de beauté. Non, Angélique, mon bijou, je suis sans remords et je n'irai pas à confesse !...

*****

Angélique ne pouvait être elle-même que devenue femme. Avant, elle n'était que rosé en bouton, à l'étroit dans. sa chair qu'une goutte de sang maure pimentait d'un penchant pour l'ardeur charnelle.

Les jours qui suivirent et pendant lesquels se déroulèrent les festivités de la cour d'amour, il lui parut qu'elle avait été transplantée dans un monde nouveau où tout était plénitude et découvertes enchantées. Il lui semblait que le reste de l'existence s'était effacé, que la vie s'était suspendue.

Elle devenait de plus en plus amoureuse. Son teint rosissait, son rire avait une hardiesse nouvelle. Chaque nuit, Joffrey de Peyrac la trouvait plus avide, plus empressée, et ses brusques refus de jeune Diane lorsqu'il voulait la plier à de nouvelles fantaisies, cédaient vite à un abandon plein d'entrain. Leurs hôtes paraissaient vivre dans le même climat de détente et de légèreté. Ils le devaient en partie à un miracle d'organisation, car le génie du comte de Peyrac n'oubliait aucun détail pour le confort et l'agrément de ses invités. Il était partout présent, désinvolte en apparence, et pourtant Angélique avait l'impression qu'il ne pensait qu'à elle, qu'il ne chantait que pour elle. Parfois un soupçon de jalousie la poignait lorsqu'elle le voyait plongeant son noir regard dans les yeux hardis d'une coquette qui lui demandait conseil sur une subtilité de la carte du Tendre. Elle tendait l'oreille, mais elle devait reconnaître que son mari s'en tirait loyalement par une de ces pointes habiles voilées de compliment dont il avait le secret.

Ce fut avec un mélange de soulagement et de déception qu'au bout d'une huitaine de jours, elle vit les lourds carrosses armoriés tourner dans la cour du palais et reprendre le chemin de lointaines gentilhommières, tandis que de belles mains chargées de dentelles s'agitaient aux portières. Les cavaliers saluaient de leurs feutres à plumes. Angélique, au balcon, faisait des signes d'adieu enjoués. Elle n'était pas fâchée de retrouver un peu de calme, et d'avoir désormais son mari tout à elle. Mais, secrètement, elle était attristée de voir finir ces journées délicieuses. On ne peut vivre deux fois dans une vie de tels moments de bonheur. Jamais – Angélique en avait soudain le pressentiment – jamais ne reviendraient ces semaines éblouissantes...

*****

Dès le premier soir, Joffrey de Peyrac s'enferma dans son laboratoire, où il n'avait pas pénétré depuis le début de la cour d'amour.

Cet empressement rendit Angélique furieuse et elle se tourna et se retourna de rage dans son grand lit, où elle l'attendit en vain.

« Voilà bien les hommes ! se dit-elle avec amertume. Ils daignent vous accorder un peu de temps en passant, mais rien ne les retient lorsque leurs petites manies personnelles sont en jeu. Pour les uns c'est le duel, pour certains c'est la guerre. Pour Joffrey ce sont ses cornues. Autrefois, cela m'intéressait qu'il m'en parlât, parce qu'il semblait alors avoir de l'amitié pour moi, mais maintenant je déteste ce laboratoire ! »

Boudeuse, elle finit cependant par s'endormir.

Elle se réveilla à la clarté soudaine d'une chandelle et aperçut à son chevet Joffrey, qui achevait de se dévêtir. Elle s'assit brusquement et croisa ses bras autour des genoux.

– Est-ce bien nécessaire ? interrogea-t-elle. J'entends déjà les oiseaux du jardin s'éveiller. Ne pensez-vous pas que vous feriez mieux d'achever cette nuit si bien commencée dans votre appartement, en serrant sur votre cœur une cornue de verre bien pansue ?

Il rit sans aucune contrition.

– Je suis désolé, ma mie, mais j'étais plongé dans une expérience que je ne pouvais abandonner. Savez-vous que notre terrible archevêque est encore pour quelque chose là-dedans ? Pourtant il a accepté très dignement la mort de son neveu. Mais attention : Te duel est interdit. C'est un atout de plus dans son jeu. J'ai reçu l'ultimatum de révéler à son idiot de moine Bécher mon secret de la fabrication de l'or. Et, comme je ne peux décemment lui expliquer le trafic espagnol, j'ai décidé de l'emmener à Salsigne, où je le ferai assister à l'extraction même et à la transformation de la roche aurifère. Auparavant, je vais rappeler le Saxon Fritz Hauër, et aussi envoyer un courrier à Genève. Bernalli rêvait d'être témoin de ces expériences, et il viendra sûrement.

– Tout cela ne m'intéresse pas, interrompit Angélique avec humeur. Moi, j'ai sommeil.

Avec ses cheveux qui lui voilaient à demi le visage et sa petite chemise dont le volant de dentelle glissait sur son bras nu, elle avait conscience de ne pas afficher une attitude aussi rigoureuse que ses paroles.

Il caressa l'épaule douce et blanche, mais d'un mouvement prompt elle lui enfonça ses dents pointues dans la main. Il lui lança une tape et avec une feinte colère la renversa en travers du lit. Ils luttèrent un moment. Bien vite Angélique succomba à la force de Joffrey de Peyrac, qu'elle éprouvait chaque fois avec la même surprise. Cependant son humeur restait rebelle et elle se débattait sous l'étreinte. Puis son sang se mit à circuler plus vite. Une étincelle voluptueuse s'alluma au très profond d'elle-même et se répandit dans tout son être. Elle continua de s'agiter, mais elle recherchait avec une curiosité haletante la surprenante sensation qu'elle venait d'éprouver. Son corps s'embrasait. Les ondes du plaisir l'entraînaient de sommets en sommets dans un délire qu'elle n'avait jamais éprouvé encore. La tête renversée sur le bord du lit, lèvres entrouvertes, Angélique évoquait soudain les ombres d'une alcôve dorée par la lueur d'une lampe. Elle avait dans l'oreille une plainte douce et déchirante, et elle croyait l'entendre avec une acuité saisissante. Elle reconnut tout à coup sa propre voix. Au-dessus d'elle, dans la lueur grise de l'aube, elle voyait ce visage de faune qui souriait et qui, les yeux brillants, à demi clos, écoutait le chant qu'il avait su faire naître.

– Oh ! Joffrey, soupira Angélique, il me semble que je vais mourir. Pourquoi est-ce toujours plus merveilleux ?

– Parce que l'amour est un art où l'on se perfectionne, belle amie, et que vous êtes une merveilleuse élève...

Repue, elle cherchait maintenant le sommeil en se blottissant contre lui. Comme le torse de Joffrey paraissait brun dans les dentelles de la chemise !... Et que cette odeur de tabac était donc enivrante !

Chapitre 13

Environ deux mois plus tard, une petite troupe de cavaliers que suivait un carrosse aux armoiries du comte de Peyrac, gravissait une route corniche vers le petit bourg de Salsigne dans l'Aude.

Angélique, que ce voyage avait d'abord enchantée, commençait à se sentir fatiguée. Il faisait très chaud et il y avait beaucoup de poussière. Et surtout le bercement du pas de son cheval l'ayant portée à la méditation, elle avait d'abord observé sans complaisance le moine Conan Bécher qui, monté sur une mule, laissait pendre ses longues jambes maigres et ses pieds chaussés de sandales, puis elle avait réfléchi aux conséquences de la rancune entêtée de l'archevêque. Enfin Salsigne évoquant pour elle la silhouette noueuse de Fritz Hauër, elle avait réfléchi à la lettre de son père, que le Saxon lui avait apportée en débarquant à Toulouse avec son chariot, sa femme et ses trois blonds enfants qui, malgré leur temps passé au Poitou, ne parlaient qu'un rugueux patois germanique.

Angélique avait beaucoup pleuré en recevant cette lettre, car son père lui annonçait la mort du vieux Guillaume Lützen. Elle était allée se cacher dans un coin obscur et avait sangloté des heures entières. Même à Joffrey, elle n'eût pu expliquer ce qu'elle ressentait et pourquoi son cœur se brisait lorsqu'elle imaginait le vieux visage barbu avec ses pâles yeux sévères, mais qui avaient su être si doux jadis pour la petite Angélique. Cependant, le soir, son mari l'ayant caressée et câlinée très doucement, sans lui poser de questions, sa peine s'était un peu atténuée. Le passé était le passé.

Mais la lettre du baron Armand avait fait surgir des petits fantômes pieds nus et les cheveux pleins de paille, dans les couloirs glacés du vieux château de Monteloup où l'été les poules se mettaient à l'ombre.

Le baron se plaignait aussi. La vie continuait d'être difficile, bien que chacun eût le nécessaire grâce au commerce des mulets et aux générosités du comte de Peyrac. Mais le pays avait été ravagé par une affreuse famine ; cela, ajouté aux tracasseries des gabelous contre les faux-sauniers, avait amené la révolte des habitants du Marais. Émergeant tout à coup de leurs roseaux, ils avaient pillé plusieurs bourgs, refusé l'impôt et tué des commis et agents de perception. Il avait fallu envoyer contre eux les soldats du roi et les poursuivre « filant comme anguilles dans les chenaux ». Il y avait eu beaucoup de pendus au coin des routes. Angélique réalisait tout à coup ce que cela signifiait que d'« être » l'une des plus grandes fortunes de la province. Elle avait oublié ce monde oppressé, hanté par la crainte des taxes et des exactions. Est-ce que dans l'éblouis sèment de son bonheur et de son luxe elle n'était pas devenue très égoïste ? Peut-être l'archevêque se serait-il montré moins tracassier si elle avait su le séduire en s'occupant de ses bonnes œuvres ?

Elle entendit soupirer le pauvre Bernalli.

– Quelle route ! C'est pire que nos Abruzzes ! Et votre beau carrosse là-dedans. Il n'en restera que bûchettes. C'est un véritable crime !

– Je vous ai pourtant supplié d'y monter, dit Angélique. Il aurait au moins servi à quelque chose.

Mais le galant Italien protesta, non sans toucher ses reins douloureux.

– Fi, signora, un homme digne de ce nom ne saurait se prélasser dans un carrosse, tandis qu'une jeune dame voyage à cheval.

– Vos scrupules sont surannés, mon pauvre Bernalli. Maintenant on ne fait plus tant de manières. Enfin, tel que je commence à vous connaître, je suis sûre qu'il vous suffira d'apercevoir notre machinerie hydraulique, basculant et projetant de l'eau, pour vous guérir de vos courbatures.

Le visage du savant s'illumina.

– Vraiment, madame, vous vous souvenez de ma marotte pour cette science que j'appelle l'hydraulique ? Votre mari n'a pas manqué de m'allécher en me signalant qu'il avait construit à Salsigne une machine pour élever l'eau d'un torrent coulant dans une gorge profonde. Il ne m'en fallait pas plus pour me jeter de nouveau sur les routes. Je me demande s'il n'a pas découvert là le mouvement perpétuel.

– Vous vous abusez, mon cher, dit derrière eux la voix de Joffrey de Peyrac, il ne s'agit que d'un modèle imitant ces béliers hydrauliques dont j'ai vu des exemples en Chine, et qui peuvent élever l'eau de cent cinquante toises et plus. Tenez, voyez là-bas. Nous arrivons.

Ils se trouvèrent bientôt sur la rive d'un petit gave torrentiel et purent apercevoir une sorte de caisse à bascule qui pivotait subitement autour d'un axe pour projeter périodiquement, en une belle parabole, une fusée d'eau à très grande hauteur. Cette fusée d'eau retombait dans une espèce de bassin situé en surélévation d'où elle descendait ensuite très doucement, recueillie par des canalisations en bois. Un arc-en-ciel artificiel nimbait cette machinerie de ses irisations multicolores, et Angélique trouva le bélier hydraulique très joli, mais Bernalli parut déçu et dit avec ressentiment :