– Vous perdez là dix-neuf vingtièmes du débit de votre gave. Ceci n'a absolument rien à voir avec le mouvement perpétuel !
– Je me moque de perdre du débit et de la force, observa le comte. Ce que j'y vois, c'est que j'ai de l'eau à la hauteur et le petit débit me suffit pour concentrer ma roche aurifère broyée.
On remit au lendemain la visite de la mine. Des logements modestes mais suffisants avaient été préparés par le capitoul du village. Un chariot avait apporté lits et malles. Peyrac laissa les maisons à la disposition de Bernalli, du moine Bécher et d'Andijos, qui naturellement était de la partie.
Lui-même préférait l'abri d'une grande tente à double toit, qu'il avait rapportée de Syrie.
– Je crois que nous avons hérité des croisades l'habitude de camper. Par cette chaleur et dans ce pays, qui est le plus sec de toute la France, vous verrez, Angélique, que l'on y est bien mieux que dans une construction de pierres et de terre battue.
En effet, le soir venu, elle savoura l'air frais qui descendait des montagnes. Les pans de la tente, relevés, laissaient apercevoir le ciel rosi par le couchant, et l'on entendait, sur les bords du Gave, les chants tristes et solennels des mineurs saxons. Joffrey de Peyrac semblait soucieux, contre son habitude.
– Je n'aime pas ce moine ! s'exclama-t-il soudain avec violence. Non seulement il ne comprendra rien, mais il interprétera tout selon sa mentalité tortueuse. J'aurais préféré encore m'expliquer avec l'archevêque, mais celui-ci veut un « témoin scientifique ». Ah ! ah ! Quelle plaisanterie ! Tout vaudrait mieux que ce fabricant de patenôtres.
– Pourtant, protesta Angélique un peu choquée, j'ai entendu dire que bien des savants distingués étaient aussi des religieux.
Le comte retint mal un geste d'agacement.
– Je ne le nie pas, et je vais même plus loin. Je dirai que pendant des siècles l'Église a conservé le patrimoine culturel du monde. Mais actuellement elle se dessèche dans la scolastique. La science est livrée à des illuminés prêts à nier des faits qui crèvent les yeux, du moment qu'ils ne peuvent trouver un raccroc théologique à un phénomène qui n'a qu'une explication naturelle.
Il se tut et, attirant brusquement sa femme contre sa poitrine, il lui dit une parole qu'elle ne devait comprendre que plus tard :
– Vous aussi, je vous ai choisie comme témoin.
*****
Le lendemain matin, le Saxon Fritz Hauër se présenta pour conduire les visiteurs à la mine d'or.
Celle-ci consistait en une grosse excavation formant carrière au pied du contrefort de Corbières. Une énorme lentille de terrain de cinquante toises de long et de quinze toises de large était décapée, et sa masse grise était débitée à l'aide de coins de bois et de fer, en blocs de moindre importance, chargés ensuite sur des chariots et transportés aux meules.
D'autres pilons hydrauliques attirèrent particulièrement l'attention de Bernalli. Ils étaient faits d'un revêtement de feuilles de fer sur des sabots de bois, eux-mêmes basculant lorsqu'un caisson se trouvait rempli d'eau et perdait l'équilibre.
– Quelle perte de puissance de l'eau, soupira Bernalli, mais quelle simplicité d'installation du point de vue de la suppression de main-d'œuvre. Est-ce encore une de vos inventions, comte ?
– Je n'ai fait qu'imiter les Chinois, où ces installations existent, m'a-t-on affirmé là-bas, depuis trois ou quatre mille ans. Ils s'en servent surtout pour décortiquer le riz, qui est leur nourriture habituelle.
– Mais où est l'or dans tout cela ? observa judicieusement le moine Bécher. Je ne vois qu'une poudre grise et lourde, certes, que vos manœuvres tirent de cette roche verte et grise broyée.
– Vous allez avoir la démonstration à la fonderie saxonne.
Le petit groupe passa en contrebas, où des fours catalans couverts étaient installés dans un hangar sans murs.
Des soufflets actionnés chacun par deux gamins envoyaient une haleine brûlante et suffocante. Des flammes livides, exhalant une odeur d'ail très prononcée, jaillissaient par instants des gueules ouvertes des fours, laissant une sorte de vapeur fuligineuse et lourde qui se déposait tout alentour sous forme de neige blanche. Angélique prit de cette neige dans sa main et voulut en porter à la bouche, à cause de ce goût d'ail qui l'intriguait.
Comme un gnome surgi des enfers, un monstre humain en tablier de cuir lui donna un coup violent sur la main pour arrêter son geste.
Avant qu'elle ait pu réagir, le gnome éructa :
– Gift, Gnädige Dame.7
Indécise, Angélique s'essuyait la main, tandis que le regard du moine Bécher s'appesantissait sur elle.
– Chez nous, fit-il doucement, les alchimistes travaillent avec un masque.
Mais Joffrey avait aussi entendu et intervenait :
– Chez nous, il n'y a justement aucune alchimie, quoique tous ces ingrédients ne soient pas à manger, bien sûr, ni même à toucher. Faites-vous des distributions régulières de lait à toute votre compagnie, Fritz ? interrogea-t-il en allemand.
– Les six vaches ont précédé notre arrivée ici, altesse !
– Bon, et n'oubliez pas que ce n'est pas pour le vendre, mais pour le boire.
– Nous ne sommes pas dans le besoin, altesse, et aussi nous tenons à rester en vie le plus longtemps possible, dit le vieux contremaître bossu.
– Peut-on savoir, monseigneur, quelle est cette matière en fusion pâteuse que j'entrevois dans ce four d'enfer ? demanda Bécher en se signant.
– C'est ce même sable lourd lavé et séché que vous avez vu extraire de la mine.
– Et c'est cette poudre grise qui, selon vous, contient de l'or ? Je n'y ai pas vu briller la moindre paillette, même tout à l'heure dans la traînée de la lavée par l'eau.
– C'est pourtant bien de la roche aurifère. Apportes-en une pelletée, Fritz.
L'ouvrier enfonça sa pelle dans un énorme tas de sable granulé gris vert, à l'aspect vaguement métallique.
Avec précaution, Bécher en répandit dans le creux de sa main, la renifla, la goûta en la recrachant aussitôt et déclara :
– Vitriol d'arsenic. Poison violent. Mais rien à voir avec de l'or. D'ailleurs l'or vient de gravier et jamais de roche. Et la carrière que nous avons vue tout à l'heure, ne tient pas un atome de gravier.
– C'est très exact, distingué confrère, confirma Joffrey de Peyrac, qui ajouta à l'adresse du contremaître saxon :
– Si c'est le moment, ajoute ton plomb !
Il fallut cependant attendre encore assez longtemps. La masse dans le four rougissait de plus en plus, fondait et bouillonnait. Les vapeurs lourdes et blanches continuaient de fumer, se déposant partout, même sur les vêtements, en enduits blancs et pulvérulents.
Puis, quand il n'y eut presque plus de fumée et que les flammes diminuèrent, deux Saxons en tablier de cuir amenèrent sur une charrette plusieurs lingots de plomb et les basculèrent dans la niasse pâteuse.
Le bain se liquéfia et s'apaisa. Le Saxon le remua avec un long bois vert. Des bouillons s'en échappèrent, puis une écume monta. Fritz Hauër écuma plusieurs fois avec d'énormes passoires et des crochets de fer. Puis il remua encore. Enfin le contremaître se pencha au niveau d'une ouverture qui se trouvait pratiquée en contrebas de la cuve du four. Il retira le bouchon de grès qui l'obstruait, et un filet argenté se mit à couler dans des lingotières préparées d'avance. Curieux, le moine s'en approcha, puis dit :
– Tout cela n'est jamais que du plomb.
– Nous sommes toujours d'accord, confirma M. de Peyrac.
Mais soudain le moine poussa un cri strident :
– Je vois les trois couleurs !
Il haletait et indiquait des irisations de refroidissement du lingot. Ses mains tremblaient et il bredouillait :
– Le Grand œuvre, j'ai vu le Grand œuvre !
– Il devient fou, le bon moine, observa Andijos sans respect pour l'homme de confiance de l'archevêque.
Avec un sourire, Joffrey de Peyrac expliqua :
– Les alchimistes en tiennent toujours à leur apparition des « trois couleurs » dans l'obtention de la pierre philosophale et de la transmutation des métaux. Ce n'est pourtant qu'un phénomène sans grande importance, apparenté à celui de l'arc-en-ciel après la pluie.
Soudain, le moine tomba à genoux devant le mari d'Angélique. Bégayant, il le remerciait de l'avoir fait assister à l'« œuvre de sa vie ».
Agacé de cette manifestation ridicule, le comte dit sèchement :
– Relevez-vous, mon père. Vous n'avez précisément rien vu encore, et vous allez pouvoir vous en rendre compte par vous-même. Il n'y a là aucune pierre philosophale, et je le regrette pour vous.
Le Saxon Fritz Hauër suivait la scène avec une expression de réticence sur sa curieuse face pigmentée de poussière et d'éclats de roches.
– Mubich das Blei durchbrennen vor allen diesen Herrschaften ?8 demanda-t-il.
– Fais comme s'il n'y avait que moi seul.
Angélique vit le lingot encore tiède empoigné avec des torchons mouillés et poussé dans un chariot. On le transporta jusqu'à un petit four installé au-dessus d'une forge déjà très rouge.
Les briques de la cavité centrale du four, constituant une sorte de creuset ouvert, étaient très blanches, légères et poreuses. Elles étaient fabriquées avec des ossements d'animaux dont les cadavres amoncelés dans le voisinage dégageaient une puanteur de charnier. Celle-ci, mêlée aux odeurs d'ail et de soufre, rendait l'atmosphère assez pénible à respirer.
De rouge qu'il était de chaleur et d'excitation, le moine Bécher devint livide en apercevant le tas d'ossements, et il se mit à se signer et à marmonner des exorcismes. Le comte ne put se retenir de rire et dit à Bernalli :
– Voyez donc l'effet de nos travaux sur ce moderne savant. Quand je pense que la coupellation sur cendre d'os était un jeu d'enfants au temps des Romains et des Grecs !
Toutefois, Bécher ne se déroba pas devant le spectacle terrifiant. Très pâle et continuant d'égrener son chapelet, il demeura les yeux fixés sur les préparatifs du vieux Saxon et de ses adjoints.
L'un d'eux ajoutait des braises dans la forge et l'autre activait le soufflet à pédale, pendant que le plomb commençait à fondre d'un coup, pour se rassembler ensuite dans le centre de l'excavation ronde constituée par des briques d'os du four. Quand tout fondit, on força le feu encore et le plomb se mit à fumer. Sur un signe du vieux Fritz, un gamin apparut portant un soufflet dont le bout était engagé dans un morceau de tube de terre réfractaire. Il posa cette pointe au bord de la cuve et se mit à souffler du vent froid à la surface rouge sombre du pain de plomb fondu.
Soudain, avec un bruit sifflant, l'air soufflé contre le métal liquide s'illumina et s'agrandit. La tache lumineuse augmenta d'intensité, passa au blanc éclatant et s'étendit à l'ensemble du métal.
Avec hâte, les jeunes aides enlevèrent alors toute braise incandescente au-dessous du four. Les gros soufflets s'arrêtèrent également.
La coupellation se poursuivit seule : le métal était bouillonnant et éblouissait par sa vue. De temps en temps, il se recouvrait d'un voile sombre, puis ce voile se déchirait en formant des plaques obscures dansant à la surface du liquide illuminé, et lorsqu'une de ces îles flottantes arrivait au bord du bain, comme par magie elle était happée par les briques, et la surface apparaissait plus nette et plus éclatante. Simultanément, le ménisque de métal diminuait à vue d'œil. Puis il se réduisit à la taille d'une grande crêpe, devint plus sombre et s'embrasa d'un éclair subit. À ce moment Angélique vit nettement que le métal restant frémissait violemment et enfin se figeait et devenait très sombre.
– C'est le phénomène de l'éclair décrit par Berzélius, qui a beaucoup travaillé sur la coupellation et le « départ », dit Bernalli. Mais je suis très heureux d'avoir assisté à une opération métallurgique que je ne connaissais que livresquement.
L'alchimiste ne disait rien. Son regard était absent et vague. Cependant, Fritz saisissait la galette avec une pince, puis la trempait dans l'eau et la présentait à son maître, jaune et brillante.
– Or pur, murmura avec respect le moine alchimiste.
– Pourtant il n'est pas absolument pur, dit Peyrac. Sinon nous n'aurions pas vu le phénomène de l'éclair, qui trahit la présence de l'argent.
– Je serais curieux de savoir si cet or résiste à l'esprit-de-nitre et aussi à l'esprit-de-sel ?
– Évidemment, puisque c'est de l'or véritable !
Remis de son émotion, le religieux demanda s'il pouvait avoir un petit échantillon de ce produit pour le remettre à son bienfaiteur l'archevêque.
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