Il voulait la paix comme suprême réussite des intrigues que ses mains italiennes nouaient depuis des années. Sa famille fut impitoyablement écartée. Louis XIV épouserait l'infante.

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Ainsi, avec huit carrosses pour sa personne, dix chariots pour ses bagages, vingt-quatre mulets, cent cinquante serviteurs en livrée, cent cavaliers, deux cents fantassins, le cardinal descendait vers les rives d'émeraude de Saint-Jean-de-Luz. Au passage, il réclama les archevêques de Bayonne et de Toulouse avec tout leur train, afin d'ajouter à l'apparence somptueuse de la délégation. Cependant, de l'autre côté des montagnes, don Luis dé Haro, le représentant de Sa Majesté Très Catholique, opposant à tant de luxe une simplicité hautaine, traversait les plateaux de Castille en n'emportant dans ses coffres que des rouleaux de tapisseries dont les scènes rappelleraient à qui de droit la gloire de l'antique royaume de Charles Quint. Personne ne se pressait, aucun des deux ne voulant arriver le premier, et être réduit à l'humiliation d'attendre l'autre. On finit par piétiner mètre par mètre, et par un miracle de l'étiquette, l'italien et l'Espagnol atteignirent le même jour, à la même heure, les rives de la Bidassoa. Ensuite le temps passa dans l'indécision. Oui mettrait le premier la barque à l'eau pour joindre la petite île des Faisans au milieu du fleuve où devait avoir lieu la rencontre. Chacun trouva la solution qui devait ménager son orgueil. Le cardinal et don Luis de Haro se firent dire simultanément qu'ils étaient malades. Le piège ayant échoué par un trop grand accord, il fallut attendre décemment que ces « maladies » fussent terminées, mais aucun ne voulait guérir. Le monde trépignait. La paix se ferait-elle ? Le mariage se ferait-il ? On commentait le moindre geste.

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À Toulouse, Angélique ne suivait les choses que de loin. Elle était tout à la joie d'un événement personnel, qui lui semblait bien plus important que le mariage du roi. En effet, son entente avec Joffrey se resserrant chaque jour, elle s'était mise à souhaiter ardemment d'avoir un enfant. Alors seulement, lui semblait-il, elle serait vraiment sa femme. Il avait beau lui affirmer qu'il n'avait jamais aimé une femme au point de lui montrer son laboratoire et de lui parler mathématiques, elle restait sceptique et avait des crises de jalousie rétrospective qui le faisaient rire et d'ailleurs le ravissaient secrètement.

Elle avait appris à connaître la sensibilité de ce caractère audacieux, à mesurer le courage qu'il avait déployé pour dominer sa laideur et son infirmité. Elle l'admirait d'avoir réussi une telle gageure. Il lui semblait que, beau et invulnérable, elle n'eût pu l'aimer aussi passionnément. Elle voulait lui donner un enfant pour le combler. Les jours passant, elle commençait à craindre d'être stérile. Enfin, lorsque, au début de l'hiver 1658, elle se trouva enceinte, elle pleura de bonheur.

Joffrey ne cacha pas son enthousiasme et sa fierté. Cet hiver-là, alors qu'on s'agitait dans les préparatifs du mariage royal non encore décidé, mais où tous les seigneurs de la province espéraient se rendre, la vie fut très calme au palais du Gai Savoir. Entre ses travaux et sa jeune femme, le comte de Peyrac faisait trêve à la vie mondaine qu'il avait maintenue jusqu'alors dans sa demeure. Enfin, et sans en parler à Angélique, il profitait de l'absence de l'archevêque pour reprendre en main la vie publique de Toulouse, au grand contentement d'une partie des capitouls et de la population.

Pour la naissance, Angélique se rendit dans un petit château que le comte possédait en Béarn, sur les contreforts des Pyrénées, et où il faisait plus frais qu'en ville. Naturellement, les futurs parents discutaient, beaucoup à l'avance, du prénom que l'on donnerait à ce fils, héritier des comtes de Toulouse. Joffrey voulait l'appeler Cantor ainsi que le célèbre troubadour du Languedoc Cantor de Marmont, mais comme il naquit en pleine fête, alors que les Jeux floraux se décernaient à Toulouse, on l'appela Florimond.

Ce fut un petit garçon brun aux abondants cheveux noirs. Pendant quelques jours, Angélique lui garda vaguement rancune de l'angoisse et des douleurs de l'accouchement. La sage-femme lui affirmait cependant que, « pour un premier », les choses s'étaient fort bien passées. Mais Angélique avait été rarement malade et ignorait la douleur physique. Au cours des longues heures d'attente, elle se sentit peu à peu submergée par cette souffrance élémentaire, et son orgueil se cabra. Elle était seule sur une route où ni l'amour ni l'amitié ne pouvait l'aider, maîtrisée par l'enfant inconnu qui déjà la revendiquait entièrement. Les visages qui l'entouraient devenaient étrangers.

Cette heure préfigura pour elle l'atroce solitude qu'elle devait un jour affronter. Elle ne le sut pas, mais son être en eut l'avertissement, et pendant vingt-quatre heures Joffrey de Peyrac fut inquiet de sa pâleur, de son mutisme et de son sourire contraint.

Puis, le soir du troisième jour, comme Angélique se penchait curieusement sur le berceau où dormait son fils, elle reconnut un visage aux traits ciselés que lui avait révélé parfois le profil intact de Joffrey. Elle imagina un sabre cruel s'abattant sur cette frimousse d'angelot, le corps gracile projeté par une fenêtre, brisé dans la neige où pleuvaient des flammes.

La vision fut si nette qu'elle cria d'horreur. Saisissant le nouveau-né, elle le serra convulsivement sur sa poitrine. Ses seins étaient douloureux, car le lait montait, et la sage-femme les avait bandés étroitement. Les dames de qualité n'allaitaient pas leurs enfants. Une jeune nourrice, drue et saine, devait emmener Florimond dans ses montagnes où il passerait les premières années de son existence. Mais, lorsque la sage-femme revint, ce soir-là, dans la chambre de l'accouchée, elle leva les bras au ciel, car Florimond y tétait de fort bon cœur le sein de sa propre mère.

– Madame, vous êtes folle ! Comment faire passer votre lait maintenant ? Vous allez avoir les fièvres et le sein dur.

– Je le nourrirai moi-même, fit Angélique farouchement. Je n'ai pas envie qu'on me le jette par une fenêtre !

On parla avec scandale de cette noble dame qui agissait comme une paysanne. Finalement, il fut convenu que la nourrice ferait quand même partie de la maison de Mme de Peyrac. Elle compléterait l'allaitement de Florimond, dont l'appétit était vorace.

*****

Sur ces entrefaites, et alors que cette question de lait agitait jusqu'au capitoul du petit village béarnais dépendant du château, on vit arriver Bernard d'Andijos. Le comte de Peyrac avait fini par le nommer premier gentilhomme de sa maison et venait de l'envoyer à Paris pour y préparer son hôtel en vue d'un voyage qu'il comptait faire dans la capitale.

De retour, Andijos avait filé directement à Toulouse pour y représenter le comte aux festivités des Jeux floraux.

On ne l'attendait pas en Béarn. Il paraissait très agité. Jetant les brides de son cheval à un laquais, il monta quatre à quatre l'escalier et fit irruption dans la chambre d'Angélique. Celle-ci était étendue dans son lit, tandis que Joffrey de Peyrac, assis au bord de la fenêtre, grattait sa guitare en fredonnant.

Andijos n'accorda aucun regard à ce tableau familial.

– Le roi arrive ! s'écria-t-il haletant.

– Où cela ?

– Chez vous, au Gai Savoir, à Toulouse !...

Puis il se laissa tomber dans un fauteuil et s'épongea.

– Voyons, dit Joffrey de Peyrac après avoir joué un petit air sur sa guitare pour laisser le nouveau venu reprendre son haleine, ne nous affolons pas. On m'a bien dit que le roi, sa mère et la cour s'étaient mis en route pour rejoindre le cardinal à Saint-Jean-de-Luz, mais pourquoi passeraient-ils par Toulouse ?

– C'est toute une histoire ! Il paraît qu'à force de se faire des politesses, don Luis de Haro et M. Mazarin n'ont pas encore abordé le sujet du mariage. D'ailleurs les rapports, dit-on, s'aigriraient. On se cabre au sujet de M. de Condé. L'Espagne veut qu'on l'accueille à bras ouverts et qu'on oublie non seulement les trahisons de la Fronde, mais que ce prince de sang français a été pendant plusieurs années un général espagnol. La pilule est amère et difficile à avaler. L'arrivée du roi, dans ces conditions, serait grotesque. Mazarin a conseillé de voyager. On voyage. La cour se rend à Aix, où la présence du roi apaisera sans doute la révolte qui vient d'éclater. Mais tout ce beau monde passe par Toulouse. Et vous n'êtes pas là ! Et l'archevêque n'est pas là ! Les capitouls sont affolés !...

– Ce n'est pourtant pas la première fois qu'ils reçoivent un grand personnage.

– Il faut que vous soyez là, supplia Andijos. Je suis venu moi-même vous chercher. Il paraît qu'en apprenant qu'on passerait par Toulouse le roi aurait dit : « Enfin je vais connaître ce Grand Boiteux du Languedoc dont on me rebat les oreilles ! »

– Oh ! je veux partir pour Toulouse, s'écria Angélique en bondissant sur son lit.

Mais elle se rejeta en arrière avec une grimace de douleur. Elle était vraiment encore trop ankylosée et affaiblie pour entreprendre un voyage par les mauvaises routes de montagne et supporter les fatigues d'une réception princière. Ses yeux se remplirent de larmes de déception.

– Oh ! le roi à Toulouse ! Le roi au Gai Savoir, et je ne verrai pas cela !...

– Ne pleurez pas, ma chérie, dit Joffrey. Je vous promets d'être si empressé et si aimable qu'on ne pourra faire autrement que de nous inviter au mariage. Vous verrez le roi à Saint-Jean-de-Luz et non en voyageur poussiéreux, mais dans toute sa gloire.

Tandis que le comte sortait pour donner des ordres au sujet de son départ le lendemain à l'aube, le brave Andijos s'employa à la consoler.

– Votre mari a raison, ma belle. La cour ! Le roi ! Bah ! qu'est-ce que tout cela ! Un seul repas au Gai Savoir vaut grandement une fête du Louvre. Croyez-moi, j'ai été au Louvre et j'y ai eu si froid dans l'antichambre du Conseil que la goutte me gelait au nez. À croire que le roi de France n'a pas de forêts pour y couper son bois. Quant aux officiers de la maison royale, je leur ai vu des chausses trouées à faire baisser les yeux des filles de la reine, qui pourtant ne sont pas timides.

– On dit beaucoup que le cardinal-précepteur n'a pas voulu habituer son royal pupille à un luxe qui était hors de proportion avec les moyens du pays ?

– Je ne sais pas quelles étaient les intentions du cardinal, qui ne s'est jamais privé pour son compte d'acheter diamants bruts ou taillés, tableaux, « librairies », tapisseries, estampes. Mais je crois que le roi, sous des airs timides, est impatient de secouer cette tutelle. Il en a assez de la soupe aux fèves et des remontrances de sa mère. Il en a assez de revêtir les malheurs de la France pillée, et cela se comprend quand on est un beau garçon et roi par-dessus le marché. Le temps n'est pas loin où il va secouer sa crinière de lion.

– Comment est-il ? décrivez-le-moi, demanda Angélique impatiente.

– Pas mal ! Pas mal ! Il a de la prestance, de la majesté. Mais d'avoir tant couru de ville en ville au temps de la Fronde, il est resté plus ignorant qu'un valet, et s'il n'était pas roi je vous dirais que je le crois un peu sournois. De plus, il a eu la petite vérole et son visage est tout grêlé.

– Oh ! vous essayez de me décourager ! s'écria Angélique, et vous parlez comme un de ces diables de Gascons, de Béarnais ou d'Albigeois qui se demandent toujours pourquoi l'Aquitaine n'est pas restée un royaume indépendant du royaume de France. Pour vous, il n'y a que Toulouse et votre soleil. Mais, moi, je meurs d'envie de connaître Paris et de voir le roi.

– Vous le verrez à son mariage. Peut-être cette cérémonie sonnera-t-elle la vraie majorité de notre souverain. Mais, si vous remontez vers Paris, arrêtez-vous à Vaux pour y saluer M. Fouquet. Voilà le vrai roi de l'heure. Quel luxe, mes amis ! Quelle splendeur !

– Ainsi, vous aussi, vous êtes allé courtiser ce financier véreux et sans éducation ? interrogea le comte de Peyrac qui rentrait.

– Indispensable, mon cher. Non seulement la chose est nécessaire pour être reçu partout à Paris, car les princes sont à sa dévotion, mais j'avoue que la curiosité me dévorait de voir dans son cadre le grand argentier du royaume, qui est certainement maintenant la première personnalité du pays après Mazarin.

– Allez-y plus hardiment et ne craignez pas de dire : avant Mazarin. Chacun sait que le cardinal ne trouve aucun crédit auprès des prêteurs de fonds lorsqu'il s'agit même du bien du pays, alors que ce Fouquet a la confiance générale.

– Mais le souple Italien n'est pas jaloux. Fouquet fait rentrer l'argent dans le Trésor royal pour entretenir les guerres, c'est tout ce qu'on lui demande... pour l'instant. Il ne s'inquiète pas de savoir si cet argent est emprunté aux usuriers à vingt-cinq et même cinquante pour cent d'intérêt. La cour, le roi, le cardinal vivent de ces malversations. On ne l'arrêtera pas de sitôt ! et il continuera d'étaler à l'envi son emblème, l'écureuil, et sa devise Quo non ascendant ? (Jusqu'où ne monterai-je pas ?)