– J'ai peine à croire que vous me dites la vérité : songez donc que l'Église et la Noblesse ne font qu'un et que les écoliers représentent la future fleur de l'État. Les bons pères le savent mieux que quiconque !
Ce fut le deuxième garçon, Raymond, se destinant à la prêtrise, qui répliqua, les yeux fixés obstinément à terre :
– Chez les pères on nous a enseigné que Dieu saurait choisir les siens, et peut-être ne nous a-t-il pas jugés dignes ?...
– Ferme ton sottisier, Raymond, dit son frère. Je t'assure que ce n'est pas le moment de l'ouvrir : si tu veux devenir moinillon mendiant, libre à toi ! Mais moi, je suis l'aîné et je suis de l'avis de grand-père : l'Église nous doit considération, à nous autres nobles ! Maintenant si elle nous préfère des roturiers, fils de bourgeois et de boutiquiers, libre à elle. Elle aura choisi sa perte et elle s'écroulera !
Les deux barons se récrièrent en même temps.
– Josselin, tu n'as pas le droit de blasphémer ainsi.
– Je ne blasphème pas : je me borne à constater. Dans ma classe de logique dont je suis le plus jeune et second sur 30 élèves, il y a exactement vingt-cinq fils de bourgeois et de fonctionnaires qui paient rubis sur l'ongle et cinq gentilshommes, dont deux seulement paient régulièrement...
Armand de Sancé voulut se raccrocher à cette mince satisfaction de prestige.
– Il y a donc également deux autres fils de nobles qu'on a renvoyés en même temps que vous ?
– Pas du tout : les parents de ceux qui ne paient pas sont des gens haut placés dont les pères ont peur.
– Je te défends de parler ainsi de tes éducateurs, dit le baron Armand, tandis que son vieux père maugréait comme pour lui-même.
– Heureusement que le roi est mort afin de ne pas voir des choses pareilles !
– Oui, heureusement, grand-père, comme vous dites, dit en ricanant Josselin. Même que c'est un brave moine qui a assassiné Henri IV.
– Josselin, tais-toi, déclara tout à coup Angélique. Les paroles, ce n'est pas ton fort et quand tu parles, tu ressembles à un crapaud. Et puis d'ailleurs c'est Henri III qui a été assassiné par un moine et non Henri IV.
L'adolescent sursauta et regarda avec surprise la petite fille bouclée qui l'apostrophait tranquillement.
– Tiens, te voilà, toi, grenouille, princesse des marais ! « Marquise des Anges »... Et dire que j'avais même oublié de te saluer, petite sœur.
– Pourquoi m'appelles-tu grenouille ?
– Parce que tu m'as appelé crapaud. Et puis n'es-tu pas toujours à disparaître dans l'herbe et les roseaux des marais ? Serais-tu devenue aussi sage et pimbêche qu'Hortense ?
– J'espère que non, dit Angélique modestement.
Son intervention avait amené une détente.
D'ailleurs les deux frères avaient fini de manger et la nourrice desservait déjà. L'atmosphère de la maison restait cependant assez lourde. Confusément chacun recherchait une solution à ce nouveau coup du sort.
Dans le silence, on entendit hurler le plus jeune bébé. La mère, les tantes et même Gontran profitèrent de ce prétexte « pour aller voir ». Mais Angélique resta entre les deux barons et ses deux aînés revenus de la ville en si pitoyable équipage. Elle se demandait si c'était cette fois-là qu'on allait perdre l'honneur. Elle avait bien envie de le demander, mais elle n'osait pas. Cependant ses frères lui inspiraient quelque chose qui ressemblait vaguement à de la pitié méprisante. Le vieux Lützen, qui était absent au moment de l'arrivée des garçons, apporta de nouveaux flambeaux en l'honneur des voyageurs. Il renversa un peu de cire en embrassant maladroitement l'aîné. Le cadet esquiva avec un peu de dédain la rude caresse de bienvenue.
Mais, sans se démonter, le vieux soldat n'hésita pas à proclamer son point de vue :
– C'est pas trop tôt que vous soyez rentrés ! D'abord à quoi cela vous sert-il de rabâcher du latin et de ne presque pas savoir écrire votre propre langue ? Quand la Fantine m'a dit que les jeunes maîtres s'en retournaient définitivement, je me suis dit tout de suite que M. Josselin allait enfin pouvoir partir en mer...
– Sergent Lützen, dois-je te rappeler la vieille discipline ? fit soudain très sec le vieux baron.
Le vieux n'insista pas et se tut. Angélique était surprise du ton rogue et altéré de son grand-père. Celui-ci se tournait vers l'aîné.
– J'espère, Josselin, que tu as oublié tes projets d'enfant : devenir navigateur ?
– Et pourquoi l'oublierais-je, grand-père ? Il me semble même qu'il n'y a pas d'autre solution pour moi maintenant ?
– Tant que je vivrai, tu ne seras pas marin. Tout, mais pas cela ! Et le vieillard frappa de sa canne le dallage ébréché.
Josselin paraissait atterré du soudain entêtement de son grand-père sur un projet qui lui tenait au cœur et qui lui avait permis de supporter sans trop de rancune l'expulsion dont il avait été victime.
« Finies les patenôtres et les récitations de latin, avait-il pensé. Maintenant je suis un homme et je vais m'embarquer sur un vaisseau du roi. »
Armand de Sancé essaya d'intervenir.
– Voyons, père, pourquoi cette intransigeance ? Ce serait peut-être une solution aussi bonne qu'une autre. Je vous dirais d'ailleurs que, dans la supplique que j'ai dernièrement envoyée au roi, j'avais entre autres choses demandé de faciliter un embarquement éventuel de mon fils aîné sur un corsaire ou un bateau de guerre.
Mais le vieux baron s'agitait avec colère. Jamais Angélique ne l'avait vu si Fâché, même le jour où il y avait eu l'altercation avec le sergent des impôts.
– Je n'aime pas ces gens dont les pieds brûlent sur le sol de leurs aïeux. Au delà des mers ils ne trouvent jamais monts et merveilles, mais des sauvages tout nus, aux bras tatoués. Le fils aîné d'un noble doit servir aux armées du roi. C'est tout.
– Je ne demande pas mieux que de servir le roi, mais sur la mer, répliqua le garçon.
– Josselin a seize ans. Il est temps après tout qu'il choisisse sa destinée, émit son père avec une hésitation.
Une expression de douleur passa sur le visage ridé qu'encadrait la courte barbe blanche. Le vieillard leva la main.
– Il est vrai que d'autres avant lui, dans la famille, ont choisi leur destinée. Faut-il que vous me déceviez aussi, mon fils ? ajouta-t-il d'un ton de grande tristesse.
– Loin de moi l'idée de vous rappeler des souvenirs pénibles, mon père, s'excusa le baron Armand. Je n'ai jamais songé moi-même à m'exiler et je suis attaché plus que je ne puis le dire à nos terres du Poitou. Mais j'ai en mémoire combien était dure et précaire ma situation à l'armée. Même noble, on ne peut sans argent accéder aux grades supérieurs. J'étais criblé de dettes et par-Fois obligé pour subsister de vendre tout mon équipage : cheval, tente, armes, et jusqu'à louer mon propre valet. Vous rappelez-vous de toutes les bonnes terres que vous avez dû monnayer pour me maintenir en service ?...
Angélique suivait la conversation avec beaucoup d'intérêt. Elle n'avait jamais vu de marins mais elle était d'un pays où, par les vallées de la Sevré et de la Vendée, s'engouffrent les grands appels de l'océan. Sur la côte de La Rochelle à Nantes, par les Sables-d'Olonne, elle savait qu'il y avait des bateaux de pêcheurs qui partaient pour des terres lointaines où l'on rencontrait des hommes rouges comme le feu ou rayés comme des marcassins. On racontait même qu'un matelot breton, du côté de Saint-Malo, avait ramené en France des sauvages à qui les plumes poussaient sur la tête comme aux oiseaux.
Ah ! si elle avait été un homme, elle n'aurait pas demandé l'avis de son grand-père !... Elle serait déjà partie, entraînant vers le Nouveau Monde tous ses petits anges.
*****
Le lendemain matin, comme Angélique rôdait dans la cour, elle vit un petit paysan apporter un bout de papier froissé au baron.
– C'est l'intendant Molines qui me demande de passer chez lui. Je ne serai sans doute pas de retour pour le dîner, dit le baron en faisant signe à un palefrenier de seller son cheval.
Mme de Sancé qui, un chapeau de paille posé sur son foulard de tête, s'apprêtait à partir pour le potager, pinça les lèvres.
– N'est-ce pas inouï, soupira-t-elle, ce temps où nous vivons ! Tolérer qu'un voisin roturier, un intendant huguenot, se permette de vous convoquer tout bonnement, vous qui êtes un authentique descendant de Philippe Auguste ? Je me demande quelles affaires honnêtes un noble gentilhomme peut avoir à traiter avec le régisseur d'un château voisin. Il doit encore s'agir de mulets...
Le baron ne répondit rien et sa femme s'éloigna en secouant la tête. Angélique, durant cet intermède, s'était faufilée dans la cuisine, où elle savait trouver ses chaussures et sa mante.
Puis elle rejoignit son père à l'écurie.
– Puis-je vous accompagner, père ? demanda-t-elle avec sa mine la plus gracieuse. Il ne put résister et la prit en travers de sa selle. Angélique était sa fille préférée. Il la trouvait fort jolie et rêvait parfois qu'elle se marierait à un duc.
Chapitre 4
Ce jour d'automne était clair et la forêt toute proche, non encore dépouillée de ses feuilles, déroulait sur le ciel ses frondaisons rouillées.
En passant devant la grille du château de Plessis-Bellière, Angélique se pencha pour essayer d'apercevoir, au bout de l'allée de marronniers, la vision blanche du ravissant édifice se reflétant dans son étang comme un nuage de rêve. Tout était silencieux, et le château, de style Renaissance, que ses maîtres délaissaient pour vivre à la cour, semblait dormir dans le mystère de son parc et de ses jardins. Les biches de la forêt de Nieul, à laquelle il s'adossait, passaient dans les allées désertes...
L'habitation du régisseur Molines se trouvait deux kilomètres plus loin, à l'une des entrées du parc. Beau pavillon de briques rouges à combles d'ardoise bleue, il semblait, dans sa solidité bourgeoise, le gardien avisé d'une construction fragile dont la grâce italienne étonnait encore les gens du pays, accoutumés aux châteaux du Moyen Age.
Le régisseur était à l'image de sa maison. Austère et cossu, solidement installé dans ses droits et dans son rôle, c'était lui en fait qui semblait le maître de ce vaste domaine du Plessis dont le possesseur était perpétuellement absent. Tous les deux ans peut-être, à l'automne pour les châsses ou au printemps pour cueillir le muguet, une nuée de seigneurs et de dames s'abattait au Plessis avec leurs carrosses, leurs chevaux, leurs lévriers et leurs musiciens. Quelques jours durant c'était une farandole de fêtes et de distractions, dont s'affolaient un peu les hobereaux du voisinage, conviés pour qu'on s'en moquât. Puis tout le monde repartait pour Paris et la demeure retombait dans son silence, sous l'égide du sévère intendant. Au bruit des sabots du cheval, Molines s'avança dans la cour de sa maison et s'inclina plusieurs fois avec une souplesse d'échiné qui ne lui coûtait pas, car elle faisait partie de ses fonctions. Angélique, qui savait combien l'homme pouvait être dur et arrogant, n'appréciait pas cette politesse outrée, mais le baron Armand en était manifestement très heureux.
– J'étais libre ce matin de mon temps, et n'ai pas cru devoir vous faire attendre, monsieur Molines.
– Je vous rends grâce, monsieur le baron. Je craignais que vous ne trouviez cavalière ma façon de vous convier par un valet.
– Je ne m'en suis pas offusqué. Je sais que vous évitez de venir chez moi à cause de mon père qui persiste à voir en vous un dangereux huguenot.
– Monsieur le baron a l'esprit très pénétrant. En effet, je ne voudrais déplaire à M. de Ridoué, ni à Mme la baronne qui est très dévote. Aussi je préfère vous aborder chez moi et je pense que vous me ferez l'honneur de partager notre repas ainsi que votre petite demoiselle.
– Je ne suis plus petite, dit vivement Angélique. J'ai dix ans et demi et à la maison il y a encore après moi Madelon, Denis, Marie-Agnès, Albert et un nouveau bébé qui vient de naître.
– Que demoiselle Angélique m'excuse. Être l'aînée demande en effet jugement et maturité d'esprit. Je serais heureux que ma fille Bertille vous fréquente, car, hélas, les religieuses de son couvent me confirment que c'est une cervelle d'oiseau dont il n'y aura pas grand-chose à tirer.
– Vous exagérez, monsieur Molines, protesta le baron Armand courtoisement.
« Pour une fois je suis de l'avis de Molines », pensa Angélique qui détestait la fille de l'intendant, une petite noiraude sournoise.
À l'égard de l'intendant, ses sentiments étaient plus vagues. Tout en le trouvant déplaisant, elle avait pour lui une certaine estime, causée sans doute par l'aspect confortable de sa personne et de sa maison. Les vêtements de l'intendant, toujours sombres, étaient de belle étoffe et l'on devait les donner ou plutôt les revendre avant la moindre trace d'usure. Il chaussait des souliers à boucle avec un talon assez élevé, à la nouvelle mode.
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