Le vin et la fatigue de la danse la faisaient bâiller.

« Je vais dormir, pensa-t-elle. Quand je me réveillerai, ce sera l'heure et j'assisterai au chaudaut. »

Ses paupières se fermaient et elle tomba dans un profond sommeil.

*****

Elle s'éveilla avec une impression agréable de bien-être et de plaisir. L'ombre de la grange était toujours dense et chaude. C'était encore la nuit et l'on entendait au loin les cris des paysans en fête.

Angélique ne comprenait pas très bien ce qui lui arrivait. Son corps était envahi d'une grande douceur et elle avait envie de s'étirer et de gémir. Elle sentit tout à coup une main qui lentement passait sur sa poitrine, puis descendait le long de son corps, effleurait ses jambes. Un souffle court et chaud lui brûlait la joue. Les doigts tendus rencontrèrent une étoffe raide.

– C'est toi, Valentin ? chuchota-t-elle.

Il ne répondit pas, mais s'approcha encore.

Les fumées du vin et le délicat vertige de l'ombre embrumaient la pensée d'Angélique. Elle n'avait pas peur. Elle le reconnaissait, Valentin, à son souffle lourd, à son odeur, à ses mains même, souvent coupées par les roseaux et les herbes des marais et dont la rugosité sur sa peau la faisait frissonner.

– Tu ne crains plus d'abîmer ton bel habit ? murmura-t-elle avec une naïveté qui n'était pas exempte d'une inconsciente rouerie.

Il grogna et son front vint se blottir contre le cou gracile de la fillette.

– Tu sens bon, soupira-t-il, tu sens bon comme la fleur d'angélique. Il essaya de l'embrasser, mais elle n'aima pas sa bouche humide qui la cherchait et le repoussa. Il la saisit plus violemment, pesa sur elle. Cette brutalité soudaine en réveillant tout à fait Angélique lui rendit sa conscience. Elle se débattit, essaya de se redresser. Mais le garçon la ceinturait, haletant. Alors, furieuse, elle le frappa en plein visage de ses poings fermés, en criant :

– Laisse-moi, manant, laisse-moi !

Il la lâcha enfin et elle se laissa glisser de la meule de foin, puis descendit l'échelle de la grange. Elle était en colère et avait de la peine sans savoir pourquoi... Au-dehors des cris et des lumières emplissaient la nuit et se rapprochaient.

« La farandole ! »

Se tenant par la main les filles et les gars passèrent près d'elle ; Angélique fut entraînée dans le flot. La farandole enfilait les ruelles, sautait les barrières, dévalait les champs dans la demi-lueur du petit jour. Tous, ivres de vin et de cidre, trébuchaient sans cesse, et c'étaient des éboulements et des rires. On revint vers la place ; les tables et les bancs étaient renversés ; la farandole les franchit. Les torches s'éteignaient.

– Le chaudaut ! Le chaudaut ! réclamaient maintenant les voix. (On frappait à la porte du syndic qui était parti se coucher.)

– Réveille-toi, bourgeois ! Nous allons réconforter les mariés !...

Angélique, qui avait réussi, les bras rompus, à se dégager de la chaîne, vit venir alors un curieux cortège.

En tête marchaient deux personnages cocasses vêtus d'oripeaux et de grelots à la façon des anciens « fous » de roi. Puis, deux jeunes gens portant sur les épaules un bâton auquel était passée l'anse d'un énorme chaudron. Des compagnons les entouraient portant des pichets de vin et des verres. Tous les gens du village qui avaient encore le courage de se tenir debout, suivaient, et c'était déjà une troupe fort nombreuse.

On pénétra sans plus de manières dans la chaumière des jeunes mariés. Angélique les trouva gentils, couchés côte à côte dans leur grand lit. La jeune femme était toute rouge. Cependant ils burent sans rechigner le vin chaud mélangé d'épices qu'on leur servait. Mais un des assistants plus ivre que les autres voulut enlever le drap qui les recouvrait pudiquement. Le mari lui envoya un coup de poing. Une bagarre s'ensuivit au cours de laquelle on entendit les cris de la pauvre jeune femme cramponnée à ses couvertures. Bousculée par ces corps en fureur, suffoquée par ces odeurs paysannes de vin et de chairs mal lavées, Angélique faillit être jetée à terre et piétinée. Ce fut Nicolas qui la dégagea et l'aida à sortir.

– Ouf ! soupira-t-elle, lorsqu'elle fut enfin à l'air libre. Ça n'est pas drôle, votre histoire de chaudaut. Dis, Nicolas, pourquoi est-ce qu'on leur porte du vin chaud à boire aux mariés ?

– Dame ! faut bien les réconforter après leur nuit de noces.

– C'est si fatigant que ça ?

– À ce qu'on dit...

Il se mit à rire brusquement. Ses yeux étaient luisants, les boucles de ses cheveux noirs tombaient sur son front brun. Elle vit qu'il était aussi ivre que les autres. Soudain il lui tendit les bras et se rapprocha d'elle en titubant.

– Angélique, t'es mignonne, tu sais, quand tu parles comme ça... T'es si mignonne, Angélique.

Il lui mettait les bras autour du cou. Elle se dégagea sans un mot et s'en alla. Le soleil se levait sur la place du village dévastée. Décidément la fête était finie. Angélique marchait sur le chemin du château d'un pas mal assuré en méditant avec amertume.

Ainsi, après Valentin, Nicolas lui-même s'était permis d'étranges manières. Elle venait de les perdre tous les deux à la fois. Il lui semblait que son enfance était morte, et à l'idée qu'elle ne retournerait plus dans les marais ou au bois avec ses compagnons habituels, elle avait envie de pleurer.

C'est ainsi que le baron de Sancé et le vieux Guillaume, qui partaient à sa recherche, la rencontrèrent venant vers eux d'une démarche incertaine, la robe déchirée et les cheveux pleins de foin.

– Mein Gott ! s'écria Guillaume en s'arrêtant consterné.

– D'où venez-vous, Angélique ? dit sévèrement le châtelain.

Mais voyant qu'elle était incapable de répondre, le vieux soldat l'enleva dans ses bras et l'emmena vers la demeure.

Soucieux, Armand de Sancé se dit qu'il faudrait trouver absolument le moyen d'envoyer d'ici peu sa seconde fille au couvent.

Chapitre 6

Un jour d'hiver qu'Angélique regardait à la fenêtre la pluie tomber, elle aperçut avec stupeur de nombreux cavaliers et des calèches cahotantes s'engager dans le bourbier du chemin qui menait au pont-levis. Des laquais en livrée à parements jaunes précédaient les voitures et un chariot qui semblait rempli de bagages, de femmes de chambre et de valets.

Déjà les postillons sautaient du haut de leurs sièges pour guider l'attelage à travers l'entrée étroite. Des laquais postés à l'arrière du premier carrosse descendirent et ouvrirent les portières dont les parois vernies portaient des armoiries rouge et or. Angélique vola à travers l'escalier de la tour et parvint sur le perron pour voir trébucher dans le fumier de la cour un magnifique seigneur dont le feutre emplumé alla à terre ; un coup de canne violent sur le dos d'un laquais et une bordée d'injures accompagnèrent cet incident.

Sautant de pavé en pavé, sur la pointe de ses souliers élégants, le seigneur parvint enfin à l'abri de la salle d'entrée où Angélique et quelques-uns de ses petits frères et sœurs le regardaient.

Un adolescent d'environ quinze ans, vêtu avec la même recherche, le suivait.

– Par saint Denis, où est mon cousin ? s'exclama l'arrivant en jetant un coup d'œil outré autour de lui.

Il aperçut Angélique et s'écria :

– Par saint Hilaire, voici le portrait de ma cousine de Sancé lorsque je la rencontrai à Poitiers, au temps de son mariage. Souffrez que je vous embrasse, petite, comme le vieil oncle que je suis.

Il l'enleva dans ses bras et l'embrassa cordialement. Reposée à terre, Angélique éternua par deux fois tant était violent le parfum dont les vêtements du seigneur étaient imprégnés.

Elle s'essuya le bout du nez avec sa manche, songea dans un éclair que Pulchérie l'en aurait grondée mais n'en rougit point, car elle ne connaissait pas la honte et la confusion.

Aimablement elle fit sa révérence au visiteur en lequel elle venait de reconnaître le marquis du Plessis de Bellière. Puis s'avança pour embrasser le jeune cousin Philippe.

Celui-ci recula d'un pas et jeta un regard horrifié au marquis.

– Mon père, suis-je donc obligé d'embrasser cette... euh... cette jeune personne ?

– Mais oui, blanc-bec, profitez-en au contraire pendant qu'il est temps ! s'écria le noble seigneur en éclatant de rire.

L'adolescent posa précautionneusement ses lèvres sur les joues rondes d'Angélique, puis sortant un mouchoir brodé et parfumé de son pourpoint, il le secoua autour de son visage comme s'il chassait des mouches.

Le baron Armand, crotté jusqu'aux genoux, accourait.

– Monsieur le marquis du Plessis, quelle surprise ! Pourquoi ne pas m'avoir envoyé un courrier pour me prévenir de votre arrivée ?

– À vrai dire, mon cousin, je comptais me rendre directement en ma demeure du Plessis, mais notre voyage n'a pas été sans déboires : nous avons eu un essieu brisé du côté de Neuchaut. Temps perdu. La nuit vient et nous sommes gelés. Passant près de votre gentilhommière, j'ai pensé vous demander l'hospitalité sans plus d'histoires. Nous avons nos lits et nos garde-robes que les valets dresseront dans les chambres que vous leur désignerez. Et nous aurons ainsi le plaisir de converser sans plus attendre. Philippe, saluez votre cousin de Sancé et toute la charmante troupe de ses héritiers.

Ainsi interpellé, le bel adolescent s'avança d'un air résigné et inclina profondément sa tête blonde en un salut qui avait quelque exagération, étant donné l'aspect rustique de celui auquel il s'adressait. Puis il alla baiser docilement les joues rebondies et sales de ses jeunes parents. Après quoi, il sortit de nouveau son mouchoir de dentelle et le respira d'une mine hautaine.

– Mon fils est un cabotin de la cour qui n'a pas l'habitude de la campagne, déclara le marquis. Il n'est bon qu'à gratter de la guitare. Je l'avais attaché comme page au service de M. de Mazarin, mais je crains qu'il n'y apprenne la façon d'aimer à l'italienne. N'a-t-il pas déjà assez l'air d'une jolie fille ?... Vous savez en quoi consiste la façon d'aimer à l'italienne ?

– Non, dit naïvement le baron.

– Je vous raconterai cela un jour, loin de ces oreilles innocentes. Mais l'on meurt de froid dans votre entrée, mon cher. Pourrais-je saluer ma charmante cousine ?...

Le baron dit qu'il supposait que ces dames, à la vue des équipages, s étaient précipitées dans leurs appartements pour s'habiller, mais que son père le vieux baron serait enchanté de le voir.

Angélique nota le coup d'œil méprisant de son jeune cousin au salon délabré et noir. Philippe du Plessis avait des yeux d'un bleu très clair mais aussi froid que de l'acier. Le même regard qui avait effleuré les tapisseries usées, le feu pauvre dans la cheminée et même le vieux grand-père avec sa fraise démodée, se tourna vers la porte, et les sourcils blonds de l'adolescent se levèrent tandis qu'un demi-sourire moqueur se dessinait sur ses lèvres.

Mme de Sancé entrait accompagnée d'Hortense et des deux tantes. Elles avaient, certes, revêtu leurs meilleurs atours, mais ceux-ci devaient paraître ridicules au jeune garçon, car il se mit à pouffer dans son mouchoir.

Angélique, qui ne le quittait pas des yeux, avait une envie terrible de lui sauter au visage toutes griffes dehors. N'était-ce pas lui plutôt qui était ridicule avec toutes ses dentelles, ses rubans en flots sur l'épaule et ses manches fendues depuis l'aisselle jusqu'aux poignets afin de laisser voir le linge fin d'une chemise ? Son père, plus simple, s'inclinait devant ces dames en balayant le carrelage de sa belle plume frisée.

– Ma cousine, excusez ma modeste mise. Je viens au débotté vous demander l'hospitalité d'une nuit. Voici mon chevalier, Philippe. Il a grandi depuis que vous l'avez vu et n'en est pas pour cela plus agréable à vivre. Je vais lui acheter une charge de colonel d'ici peu ; l'armée lui fera du bien. Les pages actuels de la cour n'ont aucune discipline.

La tante Pulchérie, toujours cordiale, proposa :

– Vous prendrez bien quelque chose. De la piquette ou du lait caillé ? Je vois que vous venez de loin.

– Merci. Nous prendrions volontiers un doigt de vin coupé d'eau fraîche.

– Du vin, il n'y en a plus, dit le baron Armand, mais on va envoyer un chambrillon en quérir chez le curé.

Cependant le marquis s'asseyait et, tout en jouant avec sa canne d'ébène nouée d'une rosette de satin, racontait qu'il arrivait droit de Saint-Germain, que les routes étaient des cloaques, qu'il s'excusait encore de sa tenue modeste.

« Que serait-ce s'ils étaient vêtus somptueusement ? » pensa Angélique. Le grand-père, que tant de protestations vestimentaires agaçaient, toucha du bout de sa canne les revers des bottes de son visiteur.