– C'est ainsi, fit Angélique avec un haussement d'épaules.

– Quand on est aussi belle que vous, fit le fonctionnaire royal avec un sourire indulgent, on comprend que l'amour...

Angélique coupa.

– Je veux simplement vous avertir que vous n'avez pas besoin de vous préoccuper de son baptême, ni de son catéchisme car elle est catholique du fait que je le suis moi-même !

M. de Bardagne était justement en train de se dire que cette jeune femme devait être une convertie ou avoir été élevée pour le moins dans un couvent catholique. Ravi de son flair, il se congratula.

– Tout s'explique, car je m'en doutais... mais, comment avez-vous osé vous placer chez des religionnaires ? C'est très grave.

Angélique avait déjà sa réponse prête. Une idée lui était venue et, indirectement, c'étaient les réflexions hostiles de Séverine qui la lui avaient inspirée :

– Monsieur, fit-elle en baissant les yeux, ma vie n'a pas toujours été des plus exemplaires. Vous pouvez vous en douter, hélas, aux aveux que je vous ai déjà faits. Mais j'ai eu la grâce de rencontrer une personne d'une grande piété, que je ne puis vous nommer bien qu'elle vive ici, et qui m'a fait comprendre la nécessité de racheter mes fautes et comment je pouvais le mieux m'y employer. C'est ainsi que je suis entrée au service de cette famille Berne que tous les zélateurs souhaitent compter un jour parmi les convertis de La Rochelle.

– Naturellement, vous pouvez compter sur moi.

Il cherchait déjà dans sa tête laquelle des dames de la Compagnie du Saint-Sacrement pouvait avoir placé cette fille en mission d'espionnage sacré chez les Berne. Mme de Verteville ?... Mme d'Armentières ?... Bast ! il resterait sur sa curiosité. Les lois de la Compagnie étaient fort hermétiques. Il en savait quelque chose puisque lui-même en faisait partie !...

Déjà Angélique avait tourné son regard vers la vitre. La vue de la rue des Remparts ranima ses inquiétudes.

– Monsieur, c'est absolument horrible de penser que ces gens ont pu s'entretuer en notre absence. Et j'ai laissé là ma petite fille...

– Allons, allons, ne dramatisons pas !...

Elle était charmante quand elle pâlissait ainsi, quand elle prenait cet air égaré qui dilatait ses prunelles claires et leur donnait une expression pathétique, déchirante. On avait envie de la prendre dans ses bras et de lui jurer protection à jamais. Il l'aida à descendre du carrosse en lui tendant la main, avec courtoisie. Louis XIV avait enseigné à ses pairs à se montrer déférents envers d'humbles caméristes et l'on oubliait volontiers la situation subalterne de celle-ci.

M. de Bardagne jubilait intérieurement. Maintenant qu'il savait qu'elle était servante, il ne se tenait plus de joie.

Elle ne pourrait manquer d'être flattée d'attirer l'attention d'un aussi puissant personnage que le lieutenant-général, représentant personnel du Roi, à La Rochelle. Enfin il n'aurait pas à vaincre la pruderie quasi congénitale des femmes de la R. P. R., dont il avait essayé vainement de surmonter la réserve. À ce sujet, il avait perdu tout espoir, même vis-à-vis de l'acide et piquante Jenny, la fille aînée de maître Manigault.

À regarder cette femme magnifique, on pouvait se douter que les fautes dont elle se repentait étaient de celles que lui, Nicolas de Bardagne, absolvait volontiers, surtout quand on les commettait à son bénéfice.

Et il n'était pas jusqu'à la présence de sa petite fille bâtarde qui ne la mît dans une situation d'infériorité dont il lui serait aisé de profiter.

Excellente affaire, jour très faste pour lui !...

En entrant dans la cour, il lui soutint le bras. Angélique s'en aperçut à peine. D'ailleurs, elle en avait besoin. Ses jambes ne la portaient plus.

– Voyez, dit M. de Bardagne rassurant, tout est calme !...

Dans le vestibule du rez-de-chaussée, les quatre soldats, le bourreau et le sieur Baumier buvaient du vin, servis par la vieille Rebecca. Baumier se tenait un peu à l'écart, en homme de qualité qui ne peut se commettre avec le bourreau.

En apercevant son supérieur, il se leva, s'inclina profondément mais il ne semblait pas autrement embarrassé.

– Entendez-vous ? fit-il avec un coup d'œil résigné vers les étages.

Un psaume lent et triste chantait la mort et l'angoisse de l'âme et venait de la chambre de Lazare Berne. Les protestants veillaient autour du cadavre menacé, puisant réconfort dans la prière.

– Vous voyez, répéta M. de Bardagne à Angélique, ne vous l'avais-je point dit ? À La Rochelle nous sommes entre gens de bonne compagnie. Les choses s'arrangent d'elles-mêmes.

Elle ne pouvait écouter sans frissonner ces chœurs lointains. Elle les entendrait toujours s'élever des lèvres de ses serviteurs et de celles des enfants de Rambourg autour de leur mère, à l'instant où les dragons pénétraient sabre au clair dans le château...

Le lieutenant du Roi s'entretint à mi-voix avec le président de la Commission royale pour les affaires religieuses.

– Je crains fort qu'il n'y ait un malentendu dans cette opération, monsieur Baumier. Il nous est difficile d'accuser ledit Lazare Berne de crime de relaps puisqu'il ne s'est jamais converti.

– Vous m'avez affirmé que vous me laissiez libre de traiter et de mener toutes ces affaires à mon entendement, protesta Baumier raidi.

– Certes, mais aussi je vous faisais toute confiance pour établir vos dossiers au plus juste. La moindre erreur en ces questions délicates nous entraîne dans les pires difficultés. Les Réformés sont très susceptibles et n'ont que trop tendance à nous accuser de mauvaise foi...

Le fonctionnaire des conversions eut une mimique qui signifiait que ces nuances psychologiques lui paraissaient tout à fait exagérées.

– Monsieur le lieutenant-général, vous faites bien trop de cas de ces misérables qui ne sont en fait que les déserteurs de la vraie foi. Ils doivent être traités avec les rigueurs qu'on réserve aux soldats coupables de tels crimes sur les champs de bataille.

M. Manigault arrivait sur ces entrefaites tenant par la main son jeune fils Jérémie et suivi de toute sa troupe de femmes.

Le lieutenant du Roi l'accompagna en haut. Baumier un sourire de martyr qui n'en pense pas moins sur ses lèvres en lame de couteau, les suivit. Il était habitué à avaler toutes les couleuvres. La certitude qu'il était néanmoins dans la bonne voie, spirituellement et administrativement, l'aidait à supporter des humiliations passagères. Il écouta sans sourciller Nicolas de Bardagne entretenir l'assemblée avec componction du fameux « malentendu » et même assurer maître Gabriel qu'il ne lui serait fait aucune complication pour l'ouverture des portes de la ville, au moment de l'enterrement.

L'incident était donc clos.

Il faillit rebondir lorsqu'une petite forme ronde, coiffée d'un bonnet vert pomme, s'avança vers le sieur Baumier en brandissant un bâton et en disant :

– Toi, tu es méçant... Même très méçant. Ze vais te tuer !

C'était Honorine qui, fort oubliée par chacun, décidait d'intervenir. Elle allait droit au responsable de la perturbation familiale. Il était le mauvais génie, l'homme chargé de maléfices dans cette foule troublée. Il fallait l'abattre. Elle avait mis quelque temps à dénicher son bâton dans le bûcher. Baumier évita de justesse les coups portés par ses petits bras vaillants, de deux ans. M. de Bardagne reconnut la fillette d'Angélique et ne fit que rire.

– Voici donc cette charmante enfant.

– Ah ! vous trouvez ? grinça le président du Bureau des conversions. Et vous admettez que cette graine d'hérétique m'insulte ?

– Encore une de vos erreurs, mon cher, cette petite est dûment baptisée par notre Sainte Mère l'Église.

Il lui adressa un clin d'œil confidentiel.

– Venez, maître Baumier, je vais vous mettre au courant de ce qui échappe à votre trop courte vue...

Angélique avait déjà attrapé sa fille d'un bras. Laurier de l'autre, et s'était réfugiée dans la cuisine. Honorine était cramoisie et en proie à une colère aveugle. Elle estimait avoir patienté trop longtemps au cours de cette journée où les grandes personnes ne s'étaient pas plus préoccupées d'elle que des petits chats de la maison. Elle avait pu jouer impunément avec tout un baquet d'eau, renverser une jatte de lait en essayant précisément de nourrir son chat affamé, dévorer la moitié d'un pot de confitures... Les grandes personnes continuaient à se regarder avec des visages tout raides et à s'envoyer les unes aux autres des paroles sonores. Puis, de temps en temps, elles chantaient... Sa mère étant devenue invisible, Honorine avait commencé à se sentir très mal à l'aise, et elle s'était rapprochée des grandes personnes pour les observer de plus près. Son antipathie était tout de suite allée à Baumier parce qu'elle l'avait vu prendre une tabatière dans les basques de son habit, se fourrer deux ou trois prises dans le nez, puis éternuer bruyamment. Ces gestes incongrus avaient paru à la petite particulièrement haïssables. Elle avait décidé de réduire à néant ce dégoûtant personnage.

– Ze veux le tuer, répétait-elle énergiquement.

Angélique essayait de la maintenir tout en s'avisant que sa fille était poissée de confitures jusqu'aux cheveux. À ce moment, le petit Laurier de sept ans se mit à vomir. C'était l'émotion. Il avait tremblé pour son père, sans trop savoir ce qui le menaçait au juste. La crainte lui rendait son aspect misérable des premiers jours. Angélique emplit d'eau pure le chaudron de fonte et l'accrocha à la crémaillère. Puis elle ranima le feu. Il fallait laver tout le monde.

Séverine entrait en compagnie de Mme Anna. Elle répétait d'une voix excitée.

– Et alors, tante Anna ?... On l'aurait traîné aux carrefours de la ville...

– Oui, ma fille, la canaille aurait eu le droit de l'injurier, de cracher sur lui, de le couvrir d'ordures...

– Croyez-vous utile de décrire ce spectacle puisqu'il n'a pas eu lieu ? demanda brusquement Angélique ?

Soudain Séverine devint plus blanche encore et glissa de sa chaise. Angélique n'eut que le temps d'enlever la fillette dans ses bras et de la porter jusque dans sa chambre.

Après lui avoir ôté ses souliers, elle la coucha. Les mains de Séverine étaient glacées.

Angélique revint à la cuisine, prit un récipient dans lequel elle versa l'eau qui commençait à être bouillante. Elle prépara également la bassinoire.

Tante Anna fit remarquer d'un ton pincé qu'elle s'étonnait que Séverine manquât à ce point de courage, car elle avait toujours été énergique et solide, sans vaine sensiblerie.

– Et moi je m'étonne que vous vous étonniez, répliqua Angélique. Car vous êtes une femme, il me semble, et vous devriez songer que Séverine a douze ans et qu'à cet âge une fillette a besoin de ménagements.

Mme Anna parut offusquée de l'allusion ; décidément ces femmes « papistes » manquaient de la plus élémentaire pudeur.

Angélique redressa Séverine à l'aide d'un nouvel oreiller et lui dit de plonger ses mains dans l'eau bien chaude jusqu'à ce qu'elle se sentît mieux. Elle retourna chercher la bassinoire, puis un petit flacon de parfum et les rubans de velours blanc qu'elle avait fini par acheter rue des Merciers.

Assise au bord du lit, elle tressa d'un doigt agile les longs cheveux de l'enfant, les divisant en deux nattes brunes mêlées aux rubans.

– Là, tu seras mieux ainsi pour te reposer.

Elle secoua quelques gouttes de parfum dans l'eau de la cuvette et frotta de sa paume le front et les tempes de Séverine. Celle-ci se laissait faire, partagée entre les remords de sa faiblesse et le bien-être qui l'envahissait après son pénible malaise.

– Tante Anna ne sera pas contente, murmura-t-elle.

– Pourquoi donc ?

– Elle n'est jamais malade. Elle dit qu'il faut mortifier son corps.

– Va, notre corps se charge bien de nous mortifier, sans qu'on l'y entraîne, fit Angélique en riant.

Le visage de Séverine renversé sur l'oreiller lui paraissait soudain nouveau. Ses paupières bleutées alanguissaient son regard et sous ses traits ingrats et encore enfantins transparaissait un visage de femme. Ses yeux auraient des profondeurs nocturnes, et l'on pouvait deviner que la bouche trop grande acquerrait plus tard une sensualité expressive.

Séverine était dure, entière, bien plus dure que ses frères, mais elle n'échapperait pas à la meurtrissure originelle. Elle aussi, un jour, aurait dans les bras d'un homme cette même expression vaincue. Elle aussi, elle fléchirait devant l'amour.

Angélique lui parla gentiment pour la rassurer, comme l'avait fait jadis sa mère pour elle. Mais Séverine reprenait peu à peu des couleurs et ses yeux se mirent à lancer des éclairs. Elle avait toujours souffert d'être une fille entre ses deux frères, Martial qu'elle admirait et Laurier qu'elle enviait d'être un garçon.