– Je ne veux pas être une femme, déclara-t-elle avec véhémence. C'est une condition affreuse, humiliante.
– Quelle idée ! Je suis une femme moi aussi. Ai-je l'air malheureuse ?
– Oh ! vous, ce n'est pas la même chose, dit Séverine. D'abord, vous riez tout le temps... Et puis vous êtes belle.
– Mais, toi aussi, tu seras fort jolie.
– Ah ! non, je n'y tiens pas. Tante Anna dit que la beauté des femmes induit les hommes en tentation et les pousse à commettre des péchés que le Seigneur a en abomination.
Angélique, une fois encore, ne put se retenir de rire.
– Les hommes commettent bien les péchés qu'ils veulent, crois-moi. Pourquoi la beauté des femmes serait-elle un piège et non un hommage au Créateur ?
– Vos paroles sont dangereuses, déclara Séverine, avec le timbre de Mme Anna.
Mais elle bâillait et ses paupières se fermaient.
Angélique la borda et la quitta, contente de lui voir, comme à Laurier naguère, dans son sommeil, un sourire d'enfant heureuse.
Chapitre 7
Quelques jours plus tard Martial s'embarqua de nuit sur un navire hollandais. Mais le navire fut arraisonné par les vaisseaux de la marine royale, au large de l'île de Ré. Le jeune passager fut arrêté, ramené à terre et enfermé au fort Louis.
La nouvelle fit l'effet d'un coup de canon.
Le fils de maître Berne en prison ! Une des plus honorables familles de La Rochelle, avilie à ce point !
Maître Berne partit aussitôt demander audience à M. de Bardagne qui ne put le recevoir dans la matinée. Mais il put voir Baumier ricanant et intransigeant, puis aller conférer avec Manigault. La journée se passa en démarches qu'on espérait chaque fois définitives. Gabriel Berne rentra le soir, fatigué et pâle. Angélique n'osa pas l'informer aussi qu'elle avait passé une partie de l'après-midi à discuter avec le subdélégué des fermes pour les Charentes venu réclamer la deuxième imposition exigible du marchand en tant que réformé. Un malheur n'arrive jamais seul !
Maître Berne dit qu'il avait vu Nicolas de Bardagne mais qu'à sa grande déception celui-ci s'était montré fort réticent. Il assurait que le délit de fuite tombait sous le coup d'une juridiction draconienne. N'allait-on pas jusqu'à pendre haut et court les voyageurs protestants arrêtés sur la route de Genève ? La direction de la Hollande ne valait guère mieux, M. de Bardagne demandait à réfléchir, étant donné la haute position sociale de l'enfant. Il affirmait qu'il était très, très ennuyé.
La soirée chez les protestants fut sinistre.
À l'indignation, à la honte, succédait la crainte. L'avocat Carrière rappela d'un air lugubre que des enfants protestants arrêtés dans des conditions analogues avaient été acheminés vers une direction inconnue et que le bruit courait qu'on les employait sur les galères du Roi. Les plus vigoureux ne résistaient pas un an…
Pendant deux jours, maître Gabriel négligea complètement son commerce, courant de l'un à l'autre pour essayer de faire libérer son fils ou, tout au moins, obtenir de le voir.
Le troisième jour, Séverine, qui était allée prendre sa leçon de luth d'une heure chez une vieille demoiselle du quartier, ne revint pas pour midi. On vint leur apprendre que la fille de maître Berne avait été arrêtée pour « actes profanateurs » et conduite au couvent des Ursulines.
Une atmosphère de mauvais rêve s'installait dans la maison.
Angélique ne dormit pas de la nuit.
Le matin venu, elle finit par confier Laurier et Honorine à la vieille Rebecca et se rendit jusqu'au Palais de Justice où elle demanda d'un ton très assuré à être reçue par le lieutenant du Roi, comte de Bardagne.
Le visage de celui-ci s'éclaira quand il la vit entrer. Il avait déjà secrètement espéré cette visite. Il le lui dit.
– Est-ce votre maître qui vous envoie ? Car vous devez savoir que le cas est très grave et qu'il n'y a rien à faire.
– Nullement, je suis venue de mon propre chef.
– J'en suis ravi. Je n'attendais pas moins de votre intelligence. Étant donné que les événements se précipitent, il était indispensable que vous me fassiez votre rapport. Croyez-vous que maître Berne soit sur le point de céder ?
– De céder ?
– J'entends, de se convertir. J'avoue que je ne tiens plus en place à cette idée. J'ai réuni ici quelques noms que j'ai sélectionnés au cours d'une année entière d'observation patiente. Une dizaine pas plus, mais je sais que lorsque j'aurai amené ceux-là à composition, les piliers de La Rochelle huguenote s'écrouleront ipso facto...
Il faisait très chaud dans la pièce. Un feu ronflant, attisé par le vent qui soufflait aujourd'hui en tempête, emplissait la cheminée flanquée de griffons et de nefs sculptés. Les joues d'Angélique prirent rapidement la couleur des pêches mûrissantes et les pensées de M. de Bardagne un cours plus galant.
– Ôtez plutôt votre manteau... Nous sommes ici à l'abri des intempéries.
Lui-même fit glisser la lourde mante de drap des épaules d'Angélique. Elle accepta machinalement, préoccupée seulement de rectifier le plaidoyer qu'elle avait préparé dans sa tête. Elle était venue ici en suppliante, décidée à se traîner à genoux, s'il le fallait, aux pieds du lieutenant du Roi. Elle s'apercevait que c’aurait été la plus grave erreur possible. Car on l'accueillait en collaboratrice, en complice des conversions forcées.
– Asseyez-vous, je vous en prie, fit le représentant du Roi.
Elle obéit, s'assit très droite, avec l'aisance d'une longue habitude mondaine. Elle réfléchissait toujours et ne réalisait pas que Bardagne la dévorait des yeux. « Elle est décidément très belle », se disait-il. Quand elle entrait, quand on la voyait paraître dans ses vêtements austères, sous son bonnet blanc, on la prenait d'abord pour ce qu'elle était : une servante. Au bout de quelques instants on ne pouvait s'empêcher de la traiter en dame. Il rayonnait d'elle une tranquille assurance, une liberté de mouvements et de paroles, une discrétion de bon aloi jointe à une simplicité qui mettait ses interlocuteurs à l'aise. Elle possédait réellement un charme fascinant. C'était sans doute à cause de sa beauté exceptionnelle, ou bien...
Il y avait un mystère dans cette femme !... Le comte restait debout devant elle. Il pouvait ainsi contempler, dans l'échancrure du fichu de toile blanche, la naissance d'une gorge marmoréenne dont le grossier corsage de futaine n'arrivait pas à dissimuler entièrement les rondeurs.
Cette gorge et ce cou renflé, ferme, un peu doré, lui donnaient un air de santé, une robustesse paysanne qui contrastaient avec la finesse de ses traits, leur modelé plein de noblesse, un peu tragique même lorsqu'elle méditait.
M. de Bardagne était irrésistiblement attiré par ce cou lisse, le creux d'une épaule qu'on devinait douce et polie. Il brûlait d'y poser ses lèvres. Il se sentit la gorge sèche et les mains moites.
Angélique, consciente du silence qui s'instaurait, leva les yeux sur lui et s'empressa de les détourner devant l'aveu sans fard du regard masculin qui la contemplait.
Il supplia.
– Non, je vous en prie, ne baissez pas les paupières. Une couleur si rare, ce vert lumineux qu'on ne peut comparer qu'à l'émeraude ! La voiler est un crime !
– Je la changerais volontiers pour une autre, dit Angélique avec humeur. Elle m'attire trop d'ennuis...
– Vous n'aimez pas les compliments ? On dirait que vous redoutez les hommages. Toutes les femmes pourtant en sont friandes.
– Pas moi, je l'avoue. Et je vous suis reconnaissante, monsieur de Bardagne, de l'avoir deviné.
Le lieutenant du Roi accepta la leçon en rongeant son frein. Il n'obtiendrait rien en brusquant les choses. Il reprit place derrière son bureau et s'efforça de badiner.
– Serait-ce la promiscuité de la Réforme qui vous contamine au point de vous faire accueillir avec chagrin mon admiration très sincère que votre beauté ne peut manquer de susciter ? N'est-il pas normal de s'arrêter ravi devant une fleur, chef-d'œuvre de la nature, dont les couleurs éclatantes sont créées pour la joie de nos yeux ?
– Nous ignorons ce qu'en pensent les fleurs, dit Angélique avec un pâle sourire et si notre admiration ne les importune pas, parfois. Monsieur le comte, que ferez-vous pour les enfants de maître Berne...
– Ah ! oui, c'est vrai, où en étais-je donc ? fit Bardagne, en passant la main sur son front.
Le cas des enfants Berne, qui l'empêchait de dormir depuis trois jours, semblait s'être brusquement volatilisé de sa mémoire. C'était un phénomène étrange. Jamais, non, jamais aucune femme n'avait eu le pouvoir de le jeter aussi brusquement dans des transes sensuelles dont l'exigence n'était pas sans le gêner lui-même. Il avait ressenti quelque chose d'analogue l'autre jour, en la raccompagnant en carrosse. Puis ce souvenir s'était estompé. Il avait continué à y penser avec une heureuse indulgence. Un jour, prochainement, se disait-il, quand il aurait moins d'occupations, il lui faudrait s'occuper de cette belle servante. Mais, à peine avait-elle reparu, qu'il se sentait la fièvre et en proie à des ardeurs déplacées. C'était pour lui troublant, inquiétant, presque humiliant... En tout cas, c'était fort excitant. Cette fois, M. de Bardagne poursuivrait son avantage ! Il avait compris qu'un homme n'a pas deux fois dans sa vie la chance de rencontrer une femme capable de l'attirer à ce point. Malheureusement, il y avait toutes ces affaires en cours, ces coriaces Réformés à réduire, des collègues jaloux qui l'accusaient à plaisir de faiblesses, les hauts fonctionnaires ecclésiastiques qui ne trouvaient jamais les listes de convertis assez longues-Comment alors trouver le temps de sacrifier à Vénus au milieu d'une telle stratégie !... Ah ! Aujourd'hui, l'on ne savait plus vivre !... En homme consciencieux et désireux de réussir, il fit effort pour reprendre pied.
– Où en étions-nous ? répéta-t-il.
– Mon maître ferait-il partie de ces personnalités que vous considérez comme des piliers de la résistance huguenote ?
– S'il en fait partie ! s'écria Bardagne indigné en levant les bras au ciel, mais c'est un des pires ! Il travaille dans l'ombre mais d'une façon plus nuisible que s'il prêchait en place publique. Il aide les pasteurs interdits, les réfugiés, que sais-je ? Vous avez pu remarquer ses allées et venues suspectes...
– Je vois maître Gabriel faire ses comptes et lire sa Bible, fit Angélique. Il n'a rien d'un conspirateur.
Cependant, tout en parlant, sa mémoire lui renvoyait toute une série d'impressions, visages étrangers, furtifs, entrevus qui passaient de la maison de maître Berne dans celle du papetier ou du pasteur Beaucaire, conciliabules chuchotés, pas dans la nuit... Heureusement, le représentant du Roi avait paru ébranlé par son assurance.
– Vous m'étonnez... ou bien alors c'est que vous ne faites pas bonne garde.
Il frappa de la main un épais dossier.
– Car je possède là des rapports qui ne laissent aucun doute sur ses activités dangereuses et malsaines. Bien des fois je l'ai mis en garde. Il paraissait comprendre et m'écoutait avec amitié. Il semblait sincère mais la fuite de son fils m'a causé une cruelle déception.
– Le jeune Martial partait pour étudier la corderie en Hollande.
– Que vous êtes naïve ! Son père l'expédiait parce qu'il sentait l'adolescent prêt à se convertir et qu'il voulait le maintenir dans ses croyances.
– On me l'a dit, en effet, fit Angélique qui se sentait douloureusement oppressée. Mais je crois que vous vous laissez abuser par les apparences. Moi qui vis depuis de longs mois dans cette famille, je peux vous certifier que maître Berne cherchait seulement à parfaire l'instruction de son fils. Vous n'ignorez pas que les Réformés ont coutume de beaucoup voyager.
– Beaucoup trop, dit M. de Bardagne sèchement. C'est une habitude qu'ils feraient bien de perdre. D'ailleurs les ordres sont formels à ce sujet.
– Je vous avais imaginé sous un jour plus aimable.
Le fonctionnaire royal s'émut :
– Que voulez-vous dire ?... Je désapprouve la violence et...
– Je veux dire que toute cette besogne d'inquisiteur me semble peu en rapport avec votre caractère... qui m'a semblé surtout accessible aux satisfactions terrestres.
Il rit de bonne grâce, flatté au fond. Elle n'était pas si indifférente et rêveuse qu'elle s'en donnait l'air.
– Entendons-nous bien, reprit-il. Comme tout bon chrétien, je désire gagner mon ciel, mais j'avoue que l'œuvre en question m'attire surtout par son côté temporel. S'occuper des affaires religieuses est, à l'heure actuelle, la plus rapide façon, pour un fonctionnaire, d'avancer.
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