Berne secoua la tête.
– Non, il est préférable que tu nous guides. Elle ne connaît pas le chemin.
– C'est juste.
Angélique, une fois de plus, dut reprendre deux pieds rigides et qui lui semblaient avoir la pesanteur de la pierre. Ses bras raidis lui faisaient mal. Éclairés par le papetier qui les précédait, ils descendirent trois degrés de pierre qui conduisaient dans un magasin encombré de rames de papier empilées, de ballots de vieux chiffons et de grosses bonbonnes d'acide. Vers le fond, maître Mercelot déplaça, non sans mal, une presse à bras d'un ancien modèle qui dissimulait une petite porte vermoulue. La clé se cachait dans une anfractuosité du mur.
La porte s'ouvrait sur un escalier tournant, heureusement assez court.
Ils étaient maintenant dans une grande salle souterraine, très basse de voûte et soutenue par de larges piliers romans. Au centre se trouvait un puits, Jonas Mercelot retira le couvercle de bois cadenassé et un bruit de clapotis de vagues, de flux et de reflux, emplit la salle.
– Ce puits communique avec la mer, expliqua maître Gabriel à Angélique.
Il était obligé d'élever la voix pour se faire entendre :
– ... Ce qu'on y jette est broyé sur les rochers, cria-t-il, et entraîné très loin par les courants.
La rumeur de l'océan, comme libérée de sa prison grondait et bramait en clameurs prolongées répercutées par l'écho.
Dans ce vacarme, les gestes accomplis prenaient des allures de mauvais songe. Ces corps qu'on saisissait, qu'on balançait dans le gouffre d'ombre, on ne pouvait en percevoir le bruit de chute. Ils disparaissaient, happés, semblaient se dissoudre à la vue.
Le couvercle fut remis et le bruit s'effaça. Alors Angélique s'appuya à la margelle et ferma les yeux. « Ce n'est pas la première fois, hélas », avait dit maître Gabriel.
La rumeur sourde qu'elle continuait d'entendre, c'était La Rochelle secrète, hantée par la mer complice et par le chant des psaumes qui s'élevaient au XVIe siècle de ces caves souterraines où se sont réunis les premiers adeptes de la secte calviniste. C'était l'écho de la lutte sans merci que s'étaient livrée entre ces murs deux antagonistes et qui recommençait aux jours de persécution avec la même âpreté, les mêmes crimes... justifiés de part et d'autre.
Comment échapper au sang, à la peur !...
Honorine était couchée sur le ventre, les bras étendus, le front contre le dallage froid comme un petit animal qui attend la mort sans espérance.
– Elle vous a cherchée tout le jour, expliqua Abigaël. Elle semblait dans une anxiété anormale. Elle regardait sous les meubles. Elle voulait qu'on ouvrît les fenêtres et les portes. Elle ne vous appelait pas mais parfois elle poussait un cri qui nous faisait mal.
– Nous lui avons offert des friandises, elle a tout refusé.
– Je lui ai prêté mon cheval de bois, expliqua Laurier... Elle ne l'a pas voulu.
– Elle est malade, peut-être ?...
Ils étaient tous réunis autour de ce petit paquet prostré avec des mines soucieuses. Leur consternation s'accentua en découvrant l'état dans lequel leur apparaissait Angélique.
– Mais que vous est-il arrivé ? s'écria tante Anna.
– Rien de grave.
Elle relevait sa fille, la serrait éperdument contre elle.
– Me voici, petit cœur, me voici.
« Honorine a senti que j'étais en danger, pensa-t-elle. Voilà pourquoi elle était inquiète. »
Honorine était née dans le danger. Son instinct lui faisait reconnaître l'approche de la bête immense et ténébreuse aux pas de velours. Elle devait la sentir toujours, tapie derrière les carreaux des fenêtres.
Cramponnée au cou de sa mère, elle réclama impérativement qu'on mît les volets de bois afin de cacher la nuit. Chacun s'empressa d'aller poser les vantaux et alors seulement elle consentit à relâcher son étreinte et à sourire. Sa mère était là et dans les reflets des vitres, elle ne voyait plus apparaître la face noire et cruelle du malheur.
On l'installa sur sa chaise et on lui apporta son gruau. Angélique alla changer de robe, mettre un devantier de toile bien empesé et cacher sous une nouvelle coiffe ses cheveux en désordre.
Maître Gabriel parlait à mi-voix avec le pasteur Beaucaire et son neveu, également pasteur et réfugié des Cévennes. Il était arrivé un jour tenant par la main son petit garçon de quatre ans, Nathanaël.
L'enfant était là aussi ce soir et les deux jumelles de la famille Carrère complétaient la maisonnée, car les voisins s'étaient partagés les dix enfants du pauvre avocat, à l'occasion de la naissance du onzième.
Honorine, enchantée d'être le point de mire d'une cour aussi nombreuse, devenait bavarde.
– Maman, dit-elle, quand Angélique revint, ce beau monsieur qui m'a donné un hochet d'or, où est-il ?
– Quel beau monsieur ? demanda maître Gabriel.
– Quel hochet d'or ? fit tante Anna soupçonneuse.
Angélique aurait trouvé ridicule de feindre :
– M. de Bardagne a eu l'amabilité de faire un cadeau à l'enfant.
Dans un silence froid, Honorine s'occupait à modeler sa bouillie d'une cuillère attentive. Elle réfléchissait profondément.
– Ze voudrais tellement avoir un père comme ça, dit-elle enfin avec un sourire enthousiaste.
Depuis quelque temps, désespérément, elle se cherchait un père. Elle avait d'abord jeté son dévolu sur le pasteur Beaucaire, mais celui-ci l'avait fort déçue. « Ma petite enfant, je t'aime comme une fille spirituelle, mais sans mentir, je ne puis te dire que je suis ton père. »
Le porteur d'eau, qu'elle affectionnait, avait également décliné une telle responsabilité.
Elle tâtait visiblement maintenant le terrain du côté de M. de Bardagne, mais le moment semblait mal choisi.
Angélique préféra l'emmener dans l'arrière-cuisine et la mettre au lit.
Mais Honorine poursuivait son idée :
– Ce n'est pas mon père ?
– Non, ma chérie.
– Où est-il alors, mon père ?
– Loin, très loin.
– Sur la mer ?
– Oui, sur la mer.
– Ze prendrai un bateau alors, dit Honorine.
Ses paupières retombèrent sur la vision d'un fabuleux voyage et elle s'endormit, brisée par les émotions.
Angélique s'occupa du repas du soir. Il lui fallait s'affairer aux tâches quotidiennes pour dominer son angoisse. Elle n'avait pas revu M. de Bardagne depuis sa demande en mariage et lui avait seulement envoyé une lettre destinée à le faire patienter.
Chacun se mit a table et on allait entamer la soupière de moules fumantes, lorsque la cloche du portail retentit.
Ils se regardèrent, le visage tendu, à la lueur des chandelles. La cloche s'impatienta à nouveau. Maître Gabriel se leva.
– J'y vais, dit-il. Si nous ne répondons pas, cela paraîtra suspect.
– Non, j'y vais moi, s'interposa Angélique.
– Envoyons le valet.
Mais le valet avait peur sans savoir pourquoi.
– Laissez-moi agir, insista Angélique en posant la main sur le bras du marchand. Que votre servante se présente, c'est l'attitude la plus normale.
Je m'informerai d'abord par le judas et viendrai vous avertir.
Par le judas, une voix interrogea :
– Est-ce vous, dame Angélique, je veux vous parler ?
– Qui êtes-vous ?
– Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis Nicolas de Bardagne, le lieutenant du Roi.
– Vous ?
Angélique défaillait :
– ... Que venez-vous faire ?... M'arrêter...
– Vous arrêter ?... répéta la voix, suffoquée.
Il fallut un moment au pauvre homme pour se remettre.
– ... Alors, vous ne me croyez bon qu'à cela ? Arrêter les gens à tort et à travers ?... Grand merci, pour l'opinion que vous avez de moi. Je sais que les opiniâtres que vous fréquentez me représentent volontiers comme un loup-garou, mais tout de même...
– Monsieur, je vous ai blessé, pardonnez-moi. Êtes-vous seul ?
– Si je suis seul ! Certes, ma chère enfant. Et masqué. Et enveloppé d'un manteau couleur de muraille. Un homme de mon rang qui a la stupidité de se livrer à de galantes escapades préfère être seul et ne pas attirer l'attention. Si j'étais découvert, je serais ridiculisé à jamais. Mais il fallait absolument que je vous parle. C'est très grave.
– Que se passe-t-il ?
– Allez-vous me laisser discourir, sans me donner au moins l'abri d'un coin de cour, ou venir me rejoindre dans cette ruelle fort peu passante et judicieusement obscure... Sacrebleu, dame Angélique, de quel bois êtes-vous faite ? Le lieutenant du Roi, gouverneur de La Rochelle, se déplace en secret pour vous distraire de vos fourneaux et vous apporter ses hommages, et vous le recevez comme un chien dans un jeu de quilles.
– Je suis désolée, mais que vous soyez lieutenant du Roi ou pas, votre visite secrète risque de me faire perdre ma réputation.
– Vous êtes décidément intraitable, vous me ferez devenir fou. En réalité vous ne tenez pas du tout à me voir !
– Dans les conditions présentes, je suis en effet mal à l'aise. Vous n'ignorez pas combien ma situation est déjà délicate parmi ces gens que je dois servir. Si l'on soupçonnait...
– Je suis venu précisément pour vous arracher à ce nid d'hérétiques où vous encourez les plus graves périls.
– Que voulez-vous dire ?
– Ouvrez-moi cette porte et vous le saurez.
Angélique hésitait.
– Laissez-moi avertir maître Berne.
– Il ne manquerait plus que cela !
– Je ne vous nommerai pas, mais il faut que je trouve une explication pour justifier mon absence, si courte soit-elle.
– C'est fort juste. Mais faites vite... Rien que d'avoir entendu le timbre de votre voix et respiré le parfum de votre haleine, je me sens transporté.
Angélique revint vers la maison à l'instant où maître Berne inquiet descendait.
– Qui donc sonnait ?
Elle lui expliqua rapidement la présence et la demande de M. de Bardagne Les prunelles du marchand rochelais devinrent aussi dangereuses que lorsqu'il s'apprêtait à étrangler les sbires de Baumier.
– Ce paltoquet de papiste ! Je vais m'expliquer avec lui. Je lui apprendrai à venir débaucher mes servantes sous mon propre toit.
– Non, n'intervenez pas. Il paraît qu'il a de graves nouvelles à me communiquer.
– Et de quel ordre croyez-vous donc qu'elles soient, ces nouvelles ? Les réflexions de votre fille innocente sont assez révélatrices. Nul n'ignore qu'il a jeté son dévolu sur vous et voudrait vous installer en ville comme sa maîtresse. C'est même la fable de La Rochelle !
Angélique retenait, de toute son énergie, maître Gabriel qui eût pu l'écarter comme un fétu de paille.
– Tenez-vous donc tranquille, adjura-t-elle sévèrement. M. de Bardagne a pour lui le pouvoir. Ce n'est point le moment de dédaigner son appui alors que nous venons d'aggraver notre situation déjà précaire et que vous risquez la corde.
Plus encore que les paroles, la pression de la main fine sur son poignet domptait la colère de Gabriel Berne.
– Qui sait ce que vous lui avez déjà accordé ? gronda-t-il cependant. Jusqu'ici je vous faisais confiance...
Il s'interrompit parce qu'il revivait l'instant où cette confiance avait été ébranlée. Confusément, il avait songé aux mois de quiétude ménagère qui venaient de s'écouler sous l'égide d'une servante experte dont jamais un geste ni une expression n'avaient pu lui paraître suspects de coquetterie. Dieu sait qu'il se serait montré sévère !
Mais sa méfiance, vive au début, s'était endormie.
Et puis il y avait eu l'Ève meurtrie qui s'était jetée dans ses bras en pleurant, la femme inerte et comme fascinée qu'il avait attirée lentement contre lui. Si, alors, elle l'avait repoussé, il aurait pu se ressaisir à temps. Il en était sûr. Mais la faiblesse d'Angélique avait déchaîné en lui ce démon de la chair qu'il domptait, non sans mal, depuis les tourments de sa jeunesse. Il avait perdu la tête. Il avait plongé son visage dans une soyeuse chevelure et posé sa main sur un sein à demi nu, dont il lui semblait qu'il gardait encore, au creux de la paume, la chaleur voluptueuse.
Son regard changea.
Angélique eut un sourire triste.
– Avant, vous me faisiez confiance, dites-vous ?... Et maintenant... vous m'imaginez capable de toutes les turpitudes, parce que, dans un moment de désarroi je me suis laissé troubler. Par vous !... N'est-ce pas injuste ?...
Jamais auparavant il n'avait remarqué combien sa voix pouvait être charnelle et douce. C'était parce qu'elle lui parlait tout bas, très proche, dans l'ombre, et qu'il voyait briller ses prunelles et ses lèvres.
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