– Lâchez-moi, mais lâchez-moi donc. Je dois courir au port.

– Au port ? Pour quoi faire ?

– Pour m'embarquer.

– Croyez-vous que ce soit si facile ? Qui vous acceptera ? Et comment paierez-vous votre passage ?

– Je me vendrai s'il le faut au capitaine d'un navire.

Il la secoua, furieux.

– Comment osez-vous prononcer des paroles aussi scandaleuses ?

– Préférez-vous que je me vende à M. de Bardagne ? Tant qu'à faire de me vendre à un homme, je préfère que ce soit à celui qui m'emmènera le plus loin possible.

– Je vous interdis de le faire, entendez-vous, je vous l'interdis !

– Je ferai n'importe quoi, mais je partirai.

Elle criait et les échos de sa voix retentissaient à travers la vieille maison où, sur les tapisseries tendues, s'étageaient dans leurs cadres de bois des îles des faces pâles ou rougeaudes d'armateurs et de négociants. Jamais ces générations rochelaises n'avaient entendu crier ainsi et prononcer des paroles aussi offensantes.

Le pasteur, Abigaël, Mme Anna s'approchaient en tenant leurs chandelles et se penchaient par-dessus la rampe.

– C'est entendu, dit maître Gabriel, vous partirez... Mais nous partirons tous.

– Tous ?... répéta Angélique n'en pouvant croire ses oreilles.

L'expression du marchand était crispée mais résolue.

– Oui, nous partirons... Nous abandonnerons la maison des ancêtres, le fruit de nos travaux, notre cité... Nous irons gagner le droit de vivre, sur une terre lointaine... Ne tremblez plus, dame Angélique, ma très chère... ma très belle... C'est vous qui avez raison... Le sol se dérobe sous nos pas et nous avons la lâcheté d'y entraîner nos enfants qui commencent à vivre... En vain cherchions-nous à nous aveugler. Aujourd'hui, j'ai vu le gouffre ouvert... et j'ai su que je ne voulais pas vous perdre... Nous partirons.

Chapitre 11

Vingt fois par jour, elle regardait la mer. Elle voyait danser par-dessus les remparts son étendue grise.

– Emmène-moi ! Emmène-moi ! lui disait-elle tout bas.

Mais il fallait attendre. Elle en avait compris la nécessité. Deux jours s'étaient écoulés depuis celui où Angélique, complice de maître Berne, avait basculé dans le puits du papetier Mercelot des cadavres défigurés.

La vie en apparence avait repris son cours. Aucun policier n'avait sonné au portail ni ne s'était présenté aux entrepôts. On pouvait croire que rien ne se passerait et qu'il suffisait de se persuader que rien ne s'était passé. Que l'existence était paisible, qu'il n'y avait rien d'autre à faire que d'attacher la marmite dans l'âtre et de repasser du linge parfumé à la marjolaine, par un bel après-midi ensoleillé.

Mais c'était en vain qu'Honorine réclamait chaque soir qu'on mît aux fenêtres les volets de bois. La maison n'en était pas moins menacée. On la sentait marquée d'un sceau invisible, elle et ses habitants. La ville les encerclait comme un piège. Car le port, antichambre de la liberté, était le fief d'une police tatillonne. Les navires soumis à un contrôle exact. Et il ne suffirait pas, pour respirer librement, de franchir, voiles déployées, le seuil du havre, entre la Tour de la Chaîne et la Tour Saint-Nicolas, de doubler la digue de Richelieu et de dépasser le cirque des falaises blanches. Les vaisseaux de la marine royale croisaient au large de l'île, de Ré. Ils étaient là pour empêcher les condamnés de s'enfuir.

Les enfants dansaient la ronde autour du palmier. Leurs voix aigrelettes montaient jusqu'à Angélique avec le bruit scandé de leurs petits sabots de bois sur le pavé de la cour.

À la pêche aux moules


Je ne veux plus aller, maman


Les garçons de Marennes


Me prennent mon panier, maman

Il y avait là une nuée de petits voisins que leurs parents, convoqués pour le Conseil des Anciens, avaient amenés.

Les béguins brodés des petites filles, leurs tabliers de couleurs vives sur leurs grosses jupes rondes, paraissaient des fleurs piquetées parmi les serges sombres des garçons.

Sur toutes les épaules sautaient des boucles blondes, brunes ou rousses, les joues étaient roses et les yeux qui se levaient ressemblaient à des étoiles.

À tout instant, Angélique lâchait son fer à repasser pour se pencher à la fenêtre et les surveiller.

À tout instant, pensait-elle, le porche pouvait s'ouvrir, des hommes en noir pouvaient entrer, ou des soldats en armes qui prendraient ces enfants par la main et les emmèneraient à tout jamais.

Ces messieurs du Consistoire sortirent sur le palier. Leurs femmes qui avaient été reçues par tante Anna les rejoignirent. Les groupes descendirent. Ils parlaient en chuchotant comme dans la maison d'un mort.

Maître Gabriel entra peu après dans la cuisine. Il attira une chaise et s'assit. Mais il n'eut pas le geste familier de saisir sa longue pipe hollandaise pour la savourer comme aux heures de paix.

Il parla sans regarder Angélique.

– Nous venons de décider de nous rendre à Saint-Domingue, dit-il. Notre groupe représente une dizaine de familles accompagnées de deux pasteurs : Beaucaire et son neveu. Tous ceux qui viennent de s’engager sont résolus à tenter l'aventure et à refaire leur fortune sur une terre nouvelle. Pour certains, la chose ne sera pas aisée : le papetier Mer-celot, l'avocat Carrère veulent être du voyage avec toute leur nichée. Comment les employer aux îles ? Même pour des maîtres pêcheurs comme Gasserton et Malire, je ne sais s'ils pourront établir facilement des pêcheries là-bas. Car on y vit surtout des plantations : canne à sucre, tabac, cacao.

– Le cacao, fit Angélique vivement, cela m'intéresse. Autrefois, je me suis occupée de la fabrication du chocolat et je peux sélectionner les meilleures qualités de fèves.

Elle rêvait déjà. Elle se voyait libre, coiffée d'un grand chapeau de paille comme en portait jadis sa mère, et parcourant une plantation couleur d'émeraude, suivie de Laurier et d'Honorine qui attraperaient des papillons de saphir et d'or.

La lumière emplit ses prunelles vertes comme si les envahissaient déjà les reflets magiques de la mer des Caraïbes et de ses palmes.

Maître Gabriel la considéra à la dérobée avec mélancolie. En quelques jours, il avait appris à savourer toutes les nuances d'une beauté qu'il s'était interdit jusqu'alors d'apprécier. Il s'adressait de violents reproches mais il revenait, sans cesse, à ce visage où affleurait la vie la plus intense, et pourtant la plus secrète. « Elle est entrée dans nos existences comme un flambeau », se disait-il. Elle éclairait, mais personne ne savait rien d'elle. Aujourd'hui, elle repassait avec soin les coiffes amidonnées. La vapeur brûlante qui s'élevait du linge humide rosissait ses joues. Elle remplissait sa tâche d'une façon alerte et capable, mais ses yeux immenses révélaient d'insondables abîmes, et lorsqu'il l'étudiait ainsi avec une attention aiguë, c'était moins poussé par le désir que par l'attirance de son passé mystérieux.

Les paroles qui lui échappaient parfois faisaient leur chemin dans l'esprit du marchand et il s'évertuait à rapprocher les morceaux de visions fort diverses. Ne venait-elle pas de dire qu'elle s'était occupée d'affaires de cacao ? En quelles circonstances ? Il n'avait pas été sans remarquer sa compétence commerciale, particulièrement dans le domaine des choses de la mer. Mais quel rapprochement entre celle qu'il avait vue se dresser comme un ange misérable dans la boue grise du chemin de Charenton et celle qui lui avait crié, d'un air hagard, « ils sont entrés dans mon château, ils ont égorgé mes serviteurs » ?

« Une aventurière ! disait d'elle, catégorique, Mme Manigault en touchant le bout de son nez. Mon flair ne m'a pas trompée ! »

Angélique rencontra le regard sagace de son protecteur et lui sourit avec un peu de gêne. D'un commun accord, ils avaient décidé d'« oublier » et Je conserver jusqu'au départ l'apparence de leurs bonnes relations. Elle lui était reconnaissante d'y parvenir. La rude éducation huguenote avait accoutumé maître Gabriel à dompter ses passions. Homme coléreux et sensuel, il avait réussi à faire de lui-même par la prière et la volonté ce personnage prudent, calme et capable d'ascétisme que tout le monde estimait et même craignait un peu à La Rochelle. La qualité du résultat de ce modelage était solide. Il ne ferait pas supporter aux autres et à l’heure du danger, les conséquences de la crise qui le bouleversait. Il avait assez de bon sens pour discerner que si les choses continuaient sur un certain ton, ils deviendraient fous et se précipiteraient comme des moutons pris de panique dans les désastres.

Grâce à lui et à son visage glacé, un semblant de paix était revenue sur la maison. Les nerfs d Angélique se calmaient. La force morale du marchand lui donnait celle de supporter son angoisse. Mais, parfois, il y avait entre eux de lourds silences.

– Comment partirons-nous ? interrogea-t-elle.

Les traits du marchand rochelais s'éclairèrent :

– Figurez-vous, cela tient du miracle, comme vous dites, vous autres Papistes. L'armateur Jean Manigault, le plus opposé à tout départ, a subitement décidé d'être des nôtres. Une mésaventure récente l'y a contraint : son jeune fils Jérémie lui a été enlevé alors que le gamin avait eu l'imprudence de s'attarder à regarder passer une procession. « On » y a vu un désir de conversion et comme le petit a plus de sept ans, il a été conduit à la maison des Frères Minimes. Manigault a dépensé une fortune pour obtenir sa libération. Elle n'est que provisoire. Si riche qu'il soit, Manigault maintenant tremble pour son enfant. Donc il part. Son adhésion facilitera notre entreprise. À Saint-Domingue il possède déjà de nombreux comptoirs. Et c'est donc sur un de ses propres navires que nous allons nous embarquer.

« Voici son plan : Il me semble bon. Un de ses navires de traite revient prochainement d'Afrique. Les esclaves seront entreposés dans les magasins à quai en attendant leur nouveau départ pour les îles. Manigault les inscrira sur le rôle, présenté aux autorités. Mais au dernier moment, c'est nous qui prendrons la place des esclaves. Si aucune visite supplémentaire n'est effectuée à bord entre le moment où nous aurons quitté le quai et celui où nous aurons franchi le Pertuis d'Antioche, nous pourrons nous considérer comme sauvés.

– Mais les esclaves ?

– Ils seront laissés à terre, dans les magasins cadenassés, et on aura pris soin de les droguer afin qu'ils ne manifestent leur présence que le plus tard possible.

– Le grand courage de M. Manigault consiste donc à abandonner ainsi le bénéfice d'une cargaison précieuse, fit Angélique, à nouveau pratique.

– Il y a bien d'autres choses encore que nous devons abandonner, répondit pensivement Berne. Mais Manigault n'est pas le plus à plaindre. Il compte bien reprendre le commerce avec son successeur ici. En somme, il sera à Saint-Domingue au lieu d'être à La Rochelle. Ce sera la même affaire. Il a déjà assuré ses arrières. Moi, j'ai quelques petites sommes placées en Hollande et en Angleterre. De plus, nous mettrons à profit les jours qui nous restent pour transformer la plupart de nos biens en sacs d'écus. Cela tient peu de place sur un navire.

– Ces mouvements d'argent ne risquent-ils pas d'attirer les soupçons ?

– Nous agissons prudemment. Les catholiques avec qui nous traitons savent que les protestants sont acculés à vendre pour faire face à la double taxation.

Angélique posa la question qui lui brûlait les lèvres.

– Quand, quand nous embarquons-nous ?

– Dans deux ou trois semaines.

– Trois semaines ! s'exclama-t-elle. O Dieu, que c'est long !

Son interlocuteur tressaillit et parut soulevé de rancune envers elle.

– Cela semble très court quand il s'agit de s'arracher à la terre de ses pères, fit-il sourdement.

Il frappa du poing contre la table.

– ... Maudits soient ceux qui nous y contraignent !

Elle aurait voulu lui demander pardon, mais elle ne dit rien, de peur de l'irriter davantage.

Angélique, qui avait déjà tout perdu, comprenait mal ce qui retenait encore les Protestants à leur vie dolente, asphyxiée.

Mais comme le paysan d'une terre ingrate s'attache au sol qu'il fait fructifier, et contemple sans envie la vallée fertile qui lui est étrangère, les protestants s'accrochaient toujours à leur sort fragile. La seule pensée de ces îles d'Amérique, ce soleil, cette liberté qu'on leur promettait, les rendaient tristes.

L'habitude de ramer au milieu d'une mer démontée, d'aborder un obstacle après en avoir franchi un autre, de s'ancrer, leur avait fabriqué une race résistant à tous les assauts, farouchement cramponnée. La persécution était leur climat depuis déjà deux siècles. Quitter leur ville et leur province, leur paraissait maintenant plus insupportable que la lutte sourde dont ils avaient l'habitude.