Ne plus vivre sous le ciel de La Rochelle ! Songer que leurs enfants ne respireraient plus l'air familier chargé de senteurs marines, ne poseraient pas leurs pieds dans les empreintes de leurs pères.

Pieds nus, claquant sur le sable, des générations de petits Rochelais ont couru sur la plage en faisant sauter les coquillages d'un coup de couteau, ouvrant une huître, buvant son eau fraîche et amère à l'ombre de la Tour de la Lanterne, tandis que la marée rousse revient vers le havre, faisant danser de-ci, de-là, les hautes voiles blanches des grands vaisseaux marchands.

Tout quitter...

– Trois semaines, c'est court, soupira le marchand rochelais, et pourtant je sais aussi que le danger est pressant. Mais il faut essayer de mettre toutes les chances de notre côté et voici pourquoi ces trois semaines d'attente valent bien le risque d’être encourues. Car dans trois semaines au plus, la flotte commerciale hollandaise va relâcher à La Rochelle. Vous savez, comme moi, que ces gens-là n'aiment pas voyager isolément, à la façon française. Ils se groupent entre eux et deux fois l'an ce sont de véritables armadas de navires marchands protégés par des navires de guerre qui quittent Amsterdam ou Anvers. Or, Manigault est assuré en Hollande. Cela lui procure certains avantages, entre autres celui de pouvoir faire partie de ces convois et de bénéficier de leur protection. Il nous faudra donc attendre leur arrivée. Non seulement cela créera dans le port une animation et même un désordre propices à nos projets, mais lorsque nous tendrons la voile, mêlés à ce troupeau, nous échapperons forcément aux contrôles de la Marine Royale qui aurait vraiment trop à faire s'il lui fallait arraisonner tout le monde. C'est ainsi que nous éviterons les vérifications d'état civil de dernière heure. Une fois le port quitté – et je gage que ce jour-là les délégués civils de l'Amirauté ne se montreront pas pointilleux – nous serons à l'abri des poursuites !

Angélique hocha affirmativement la tête. Ce plan apparaissait raisonnable et même fort habile. Pourtant, elle continuait à avoir peur. Les semaines de délai lui semblaient plus longues à franchir qu'une année. Que tramait le sire Baumier, dans l'ombre ? Il n'était pas homme à abandonner sa proie. N'allait-il pas profiter du séjour à Paris de Nicolas de Bardagne pour prendre des décisions qui risquaient de ne pas être approuvées par son supérieur ?...

Un étau serrait le cœur d'Angélique, mais elle redressa la tête avec courage. – Dieu vous entende, maître Gabriel !

Chapitre 12

Le chemin de la falaise serpentait entre des herbes sèches et salées. Il suivait le tracé tourmenté du littoral qui, de La Rochelle, conduisait par un festonnement de criques, de baies, et de promontoires dentelés jusqu'au petit hameau de La Pallice, en face de l'île de Ré. Un sable gris rendait la marche difficile. Angélique n'avançait que lentement.

Elle ne s'en inquiétait pas. Elle avait le temps devant elle et, bien qu'elle eût préféré en avoir terminé avec la mission dont on l'avait chargée, elle commençait à savourer cette promenade impromptue.

Honorine trottait à ses côtés avec beaucoup de vaillance. Depuis le jour de l'assassinat des deux policiers, Angélique ne voulait plus la laisser derrière elle quand elle sortait. D'ailleurs elle-même ne s'absentait que fort peu. Elle ne se risquait qu'avec répugnance hors de la maison. Elle voyait partout des silhouettes suspectes et croyait lire dans les yeux des passants une énigmatique condamnation. Le piège se resserrait, elle en était sûre !

Les heures, les jours s'écoulaient calmes mais, pour Angélique, ils étaient comme le sable qui s'effrite sous des fondations solides. Le sable coulerait encore, encore, et puis tout s'effondrerait !

Autour d'elle, les conjurés de l'évasion s'activaient avec une célérité aussi remarquable que leur discrétion. Dans le quartier, apparemment, rien n'avait changé. On n'eût pu accuser personne de faire ses bagages. Cependant, chaque nuit, des ballots mystérieux gagnaient le port. Les trésors les plus hétéroclites prenaient place dans la cale du Sainte-Marie, le navire négrier, revenu récemment des côtes d'Afrique. Pauvres ou riches, chacun emportait ce qui lui tenait le plus à cœur. On voulait bien partir, mais pas envisager de dormir sans une certaine courtepointe de satin jaune, ni de cuisiner dans d'autre marmite en fonte que celle qui avait servi à tant de succulentes « chaudrées ».

L'armateur Manigault avait de longues discussions avec son épouse qui prétendait emmener la superbe collection de faïence qui faisait l'honneur de ses dressoirs et dont l'auteur était un Huguenot de renom, jadis réfugié à La Rochelle : Bernard Palissy. L'armateur tempêtait, autorisait à la longue un plat par-ci ou une soupière par-là, mais lui-même ne voulait pas renoncer à ses tabatières d'or guilloché.

Dans les magasins du port, les esclaves noirs de la Côte de Guinée mêlaient leur odeur fauve aux senteurs de vanille, de poivre et de gingembre, et se consolaient des peines de leur exil en chantant de nostalgiques complaintes. Dans les entrailles du Sainte-Marie des forgerons révisaient les chaînes qui devaient servir pour leur transport aux îles.

Rien ne laissait soupçonner que ce serait des passagers d'une tout autre sorte qui prendraient leur place.

La pensée de voyager dans la soute aux esclaves était fort pénible à tante Anna.

– Ce sera irrespirable, disait-elle. Et puis tous les enfants vont mourir du scorbut.

Plusieurs fois par jour, elle empilait les livres qu'il lui fallait emporter : sa Bible, un traité de mathématiques, un d'astronomie... La pile était toujours trop haute et la vieille demoiselle soupirait.

Angélique avait acheté dans une petite boutique tenue par un Levantin, une provision de figues et de raisins séchés pour les enfants. Savary lui avait dit autrefois que cela pouvait éviter le scorbut : ce gonflement de tout le corps avec saignement de gencives suivi de mort.

Chacun vaquait à ses préparatifs. Chacun voulait croire que tout irait bien. Et en fait tout se présentait bien. Angélique oscillait entre la confiance tranquille et l'inquiétude. Son instinct ne pouvait la tromper et, déjà de subtiles menaces rôdaient. Mais comment les discerner ? Fallait-il prendre pour des signes dangereux le fait que M. de Bardagne ne revenait pas de son voyage dans la capitale, ou celui, plus étrange, que la disparition de deux hommes, attachés au service de la police, n'avait soulevé aucun commentaire dans la ville, aucune enquête ?... Fallait-il voir dans la mesure récente du prévôt de la police, de fermer de jour comme de nuit les portes de la ville et de ne filtrer qu'avec le plus grand soin ceux qui voulaient en sortir ou y entrer, une décision de surveillance plus étroite des Huguenots ou, au contraire, considérer comme valable le prétexte donné : des pirates, disait-on, rôdaient sur la côte ? Pourtant, on n'avait pas à craindre, comme en Méditerranée, des incursions armées, mais ces bons commerçants savaient en quoi il fallait les redouter. Les pirates jetaient l'ancre aux environs, puis se mêlant dans la ville aux passants, écoulaient le fruit de leurs larcins à des prix imbattables, n'ayant pas eu à acquitter les taxes assez lourdes de droit d'entrée et de vente. Il y avait toujours des négociants pour s'entremettre avec eux en vue d'un bénéfice appréciable et non taxable. Était-il vrai que des individus à mine patibulaire, proposant des fourrures du Canada, avaient été repérés ces jours derniers ? Était-ce à leur seule intention qu'un régiment entier de dragons avait pris ses quartiers à l'intérieur de la ville ? Quoi qu'il en fût, les portes étaient désormais closes et surveillées.

Pour cette raison, Angélique avait été chargée d'aller chercher Martial et Séverine à l'Ile de Ré. Auparavant, maître Gabriel devait s'occuper, l'heure venue, de rapatrier ses deux aînés, mais désormais les protestants ne sortaient plus qu'avec d'extrêmes difficultés. On pointait leurs noms, on les interrogeait longuement, on surveillait aussi leur retour et leur nombre.

D'autre part, le temps pressait. Le départ clandestin était imminent. La flotte hollandaise était annoncée.

Combien de fois Angélique ne s'était-elle pas penchée à la fenêtre sur les remparts pour interpeller Anselme Camisot :

– Apparaissent-ils, les Hollandais ?

Le gardien de la Tour de la Lanterne hochait négativement la tête :

– Pas encore. Pourquoi cette impatience, dame Angélique ? Auriez-vous un galant parmi eux ?

Maintenant le bruit courait qu'ils relâchaient à Brest. Dans deux, trois jours ils seraient là. L'horizon fleurirait de voiles. En quelques heures la mer serait blanche et mouvante comme une grève chargée d'oiseaux. Sur le port déferleraient de lourds gaillards au teint de jambon et à l'accent rugueux.

Et ce serait pour une poignée d'hommes, de femmes et d'enfants traqués, l'embarquement hâtif par une sombre nuit ; les voix chuchotées, les pleurs des bébés qu'on calme en les berçant...

Ils seraient là, ombres furtives, fuyant la ville, leur ville, la cité de leurs pères. En cette nuit, l'orgueilleuse Rochelle protestante récolterait les fruits de sa défaite…

Ce serait, à fond de cale, l'attente anxieuse du départ, chacun guettant les ordres lointains, les pas au-dessus d'eux. Le navire craquerait. On le sentirait s'ébranler, les mouvements de la houle s'accentueraient. Plus tard, viendrait l'instant où, enfin, ils pourraient sortir sans danger de l'entrepont malodorant. La mer autour d'eux serait déserte et ils contempleraient en cet horizon dépouillé l'image de leur liberté.

Angélique aspira profondément l'air saturé d'odeur de sel et d'absinthe amère. Les fleurs petites, d'un jaune sombre, poussaient au creux des dunes. Honorine les cueillait avec application.

– Dépêche-toi, chérie, lui dit Angélique.

– Je suis fatiguée.

– Eh bien ! je vais te porter.

Elle s'agenouilla pour que l'enfant pût se hisser sur son dos.

Il lui était agréable de marcher dans le vent, en sentant contre elle le poids de ce fardeau léger. Les cheveux soyeux d'Honorine, malmenés en tous sens, caressaient sa joue. Elle entendait rire la fillette. Le silence de la lande, fait de mille bruits – ceux du vent, du ressac sur les galets au pied de la falaise – d'un cri d'oiseau s'envolant des joncs – leur plaisait. Angélique s'apercevait – et elle était persuadée qu'Honorine partageait son opinion – qu'elles n'étaient point faites, toutes deux, pour la ville. Hors des remparts, tout à coup, elles retrouvaient leur milieu d'élection : la lande, l'horizon lointain et l'attirance de ce qui s'y cache comme une promesse. Ce pays était plat, sans forêts, nu, sous le voile impalpable d'une brume verdâtre, qui ce jour-là prolongeait indéfiniment la plaine composée de dunes, de marécages et de champs maigres. Sur la droite, au loin, un hameau groupait ses « bourrines » misérables. C'était Saint-Maurice.

Du côté de la mer, la digue de Richelieu dressait encore sa pile centrale, caparaçonnée de coquillages, de chaque côté de laquelle des tronçons de poutrelles entrecroisées achevaient de s'effondrer en pourrissant parmi les courants.

Angélique n'y jeta qu'un regard distrait. La mer des Pertuis s'ouvrait devant elle. Mer intérieure entre les îles d'Oléron et de Ré. Mais déjà tout imprégnée de la nostalgie mouvante de l'Océan.

Honorine resserra l'étreinte de ses petits bras autour de son cou.

– Tu es heureuse ? demanda-t-elle à sa mère avec la douceur indulgente que l'on réserve aux enfants gâtés.

– Oui, je suis heureuse, répondit Angélique.

Et c'était vrai. Le temps de la délivrance était proche. Elle avait la certitude en regardant ce paysage encore si sauvage, indépendant des hommes et de leurs passions, que la mer ne la trahirait pas. Une nouvelle page de sa vie s'ouvrirait.

Quelles qu'en fussent les peines, elle la vivrait avec un cœur nouveau parce que délivrée d'une oppression qui avait pesé sur son existence entière. Pour tout regret sur cette terre ancienne, elle ne laisserait que celui d'une petite tombe à la lisière de la forêt de Nieul, près d'un château blanc en ruine. Pour tout trésor, elle n'emportait que sa fille, l'enfant précieuse, son amie.

Il n'y avait que quelques heures à franchir et elle entrerait dans cette zone de calme où les oiseaux brisés par la tempête se laissent porter, comme ivres, par des courants paisibles. Le bonheur était proche.

– Alors, si tu es heureuse, chante-moi une chanson ! conclut Honorine.

Angélique se mit à rire. Sa fille saurait toujours saisir les bonnes occasions au vol.