– Et puis, je ne l'ai plus revu. J'ai supposé qu'il avait quitté la ville... Il y avait fait allusion... J'ai été quand même déçue.

Baumier secoua les épaules avec un amer désenchantement.

– Tous les mêmes ! On s'échine à leur apprendre un métier, on les persuade de leur rôle, on leur confie des missions d'une importance capitale, et les voilà qui filent à la cloche de bois, chercher fortune ailleurs. Quand même, de la part de Justin Médard, cela m'étonne. À qui se fier ?

Angélique ne lui laissa pas le temps de trop s'étonner sur la conduite inexplicable du malheureux Justin Médard qui, en fait, avait payé en servant de pâture aux crabes son dévouement à une juste cause et sa courageuse conscience professionnelle. Elle supplia :

– Et maintenant, monsieur, que je vous ai tout avoué, vous n'allez pas être trop dur avec moi. Je vous promets que dès demain je vais quitter ces Huguenots. Cela m'attire trop d'ennuis d'être chez eux. Tant pis ! Je ne sais pas encore où je pourrai aller, mais je les quitterai, je vous le promets.

– Mais pas du tout, vous ne les quitterez pas, protesta-t-il. Au contraire, vous devez rester chez eux et me tenir au courant de tout ce qui se trame. Voyons, leur fuite sur le Sainte-Marie, vous êtes au courant ? Vous étiez inscrite.

– Qu'y puis-je ? Je ne sais pas de quoi il s'agit, monsieur. Il me semble que si mon maître devait partir, il m'en aurait informée ou se serait livré à certains préparatifs.

– Vous n'avez rien remarqué ?

– Non.

Elle essayait d'avoir l'air naïf. Baumier manipulait entre ses doigts la liste révélatrice.

– Pourtant mes renseignements semblent exacts.

– Si ceux qui vous les fournissent gagnent aussi bien leur argent que votre Justin Médard... pouffa Angélique.

– Vous, taisez-vous, hurla Baumier. Parce que je vous ai écoutée avec indulgence, voilà déjà que vous redressez la tête. Insolente ! Effrontée ! Vous mériteriez que je vous fasse enfermer aux Filles Repenties, car vous n'êtes, en réalité, qu'une p... de la pire espèce... Mais, si vous êtes réellement cela, vous me serez plus utile dehors que dedans.

Il la considéra, à nouveau calmé, avec une rêveuse attention.

– Si vous êtes réellement cela, répéta-t-il à mi-voix.

Il se leva et fit le tour de la table. Angélique se demandait avec appréhension ce qu'il méditait. Il fallait espérer qu'il ne lui demanderait pas un baiser en échange de sa libération. Mais il se dirigeait de sa démarche trottinante vers la porte.

– Monsieur, monsieur, pria-t-elle, les mains jointes, dites-moi que vous allez me libérer et me rendre ma fille. Je n'ai rien fait de mal.

– Oui, je crois que je vais vous libérer, décida-t-il avec une olympienne condescendance. Pour cette fois... juste une petite vérification à effectuer... et vous serez libre.

Il sortit.

Si elle n'avait pas été si tendue, elle aurait perçu la nuance inquiétante de sa voix lorsqu'il avait dit « Juste une petite vérification à effectuer ». Mais elle était toute au soulagement de sa promesse. « Je vais vous libérer. » La situation lui avait paru un moment désespérée. Pourvu qu'on lui rende les enfants Berne en même temps qu'Honorine !

Ses épaules s'affaissèrent. Elle ferma les yeux et deux larmes de faiblesse coulèrent sur ses joues.

Puis la porte se rouvrit et quelqu'un entra dans la pièce.

C'était le policier François Desgrez.

Chapitre 14

Le voir là avec sa mâchoire carrée, son regard brun et direct, ses épaules massives, sanglé dans une redingote de drap marron, soutachée discrètement d'or aux boutonnières, et tout ce qui, en sa personne cravatée et chaussée de talons hauts, « sentait » la capitale – Paris et ses carrosses et ses nuits bleues – était un événement tellement surprenant, qu'Angélique ne réalisa pas tout de suite ce que la présence de ce revenant de son passé impliquait pour elle.

L'identité de la marquise du Plessis-Bellière, de la Révoltée du Poitou, découverte, son arrestation au nom du Roi, en tant que rebelle, la prison, les jugements. Honorine rejetée au néant, perdue pour elle comme Florimond, sa fuite pour les Iles devenue impossible…

Son cerveau, paralysé, fut incapable de penser au-delà du choc ressenti. Elle le reconnaissait. Elle était même vaguement contente de le revoir. Desgrez ! C'était si loin... si proche ! Il s'inclinait, comme s'il l'avait quittée hier. – Madame, je vous salue. Comment vous portez-vous ?

Sa voix la fit tressaillir, lui apportant l'écho lointain de leurs débats et des moments de haine et de peur qu'elle avait éprouvés à cause de lui, des moments d'amour chaleureux et brutaux qu'il lui avait infligés.

Elle le suivit des yeux tandis qu'il traversait la pièce et allait s'asseoir devant le bureau de Baumier. Il ne portait pas perruque. Cela accentuait son aspect familier du temps jadis, lui redonnait, malgré la dureté de ses traits, qui s'était accentuée, le visage d'étudiant fêtard et pauvre qu'elle avait connu au temps où il n'était pas encore entré dans la police. Par contraste, sa mise recherchée et ses mouvements sûrs, la façon dont il se carrait sur son siège en homme habitué à porter de lourdes responsabilités, lui étaient étrangers.

Ses traits se burinaient. Au coin des yeux, la marque de l'ironie ne s'effacerait plus, profondément creusée, et des deux côtés de la bouche un pli mi-amer, mi-tendre demeurait, même quand il ne souriait pas. Mais il lui dédia aussitôt l'éclat aimable de ses dents de carnassier.

– Alors, chère marquise des Anges, il était donc écrit que nous nous reverrions malgré la hâte que vous avez mise à me fuir, la dernière fois que nous nous étions rencontrés. Quand était-ce donc ?... Il y a fort longtemps... quatre... non, cinq années !... Déjà ! Comme le temps passe. Il est pour certains fertile en événements, pour vous par exemple. Cela fait partie de votre génie particulier, de ne pouvoir vous tenir tranquille. Pour moi ?... Oh ! que voulez-vous, la vie est certainement plus paisible quand vous n'y faites pas irruption. J'expédie des affaires courantes, le tout venant. Je viens d'arrêter récemment une de vos voisines... la marquise de Brinvilliers. Je ne sais pas si vous vous souvenez ; elle habitait à quelques rues de votre hôtel du Beautreillis. Elle a empoisonné toute sa famille, plus quelques dizaines de personnes. Il y a des années, des années que je suis sa piste, et c'est vous qui m'avez aidé à l'arrêter. Mais oui. Ces précieux renseignements que je vous avais extorqués gentiment à propos d'un cambriolage effectué par vos bons amis de la Cour des Miracles. Vous ne vous en souvenez plus ?... Non, évidemment, il s'est passé trop de choses depuis. Ah ! ma chère, on empoisonne beaucoup dans Paris, en ce moment. J'ai un travail fou. On empoisonne beaucoup à Versailles aussi. C'est plus délicat à suivre... Bon, je vois que tous ces petits potins ne vous intéressent guère. Parlons d'autre chose.

« J'ai été chargé de vous retrouver et de vous mettre la main dessus. On m'inflige toujours les corvées désagréables. Mettre la main sur la Révoltée du Poitou ! Pas commode ! Et ce n'est pas ma spécialité d'aller rôder dans une province comme la vôtre... Pauvre province, murmura-t-il, exsangue, ravagée, avec des hommes comme des bêtes dont la bouche se cadenassait dès qu'on prononçait votre nom !... J'ai dû renoncer et m'en suis remis au hasard... Ce fouineur de Baumier a joué le rôle. Il était monté à Paris pour fournir un rapport sur les sempiternelles affaires religieuses et, en même temps, il cherchait des renseignements sur une femme qui... sur une femme que... Qu'est-ce qui a bien pu me mettre dans la tête que cette femme c'était vous ? Je ne sais pas. Et après m'être entretenu dernièrement avec l'aimable gouverneur de La Rochelle, M. de Bardagne, mes derniers doutes sont tombés. J'ai donc couru la poste en toute hâte pour vous revoir, ma très chère. C'est bien vous. Mission accomplie.

« Savez-vous que vous avez rajeuni ?... Mais oui, j'en ai été frappé dès que je me suis trouvé en votre présence. Est-ce à cause de ce petit bonnet modeste qui me rappelle la servante de maître Bourjus, au temps où j'allais boire un verre de blanc de Suresnes à la Taverne du Masque Rouge ? Plus tard, votre nouveau visage en favorite du Roi, harnaché de joyaux, m'avait déçu. Croyez-moi, mais je commençais à y lire les stigmates de mes visages d'empoisonneuses : avidité, ambition, crainte, désir de vengeance. Maintenant, c'est passé. Je retrouve vos yeux candides de jeune femme... avec quelque chose en plus : la lourde expérience. Qu'est-ce qui vous a lavée de tout cela ? Qu'est-ce qui vous a rendu votre joue lisse et pure ? Vos yeux immenses et dévorants qui appellent au secours.

« Je suis entré tout à l'heure et je me suis dit : Dieu ! qu'elle est jeune. Agréable surprise, il faut l'avouer après cinq années de séparation. C'était peut-être à cause de ces larmes sur vos joues ?...

« Est-ce ce vieux rat de Baumier qui vous a fait pleurer, ma chérie ? Pourquoi ? Qu'avez-vous donc fait encore qui vous ramène dans les pattes aux ongles noirs de la Police ?... Quand apprendrez-vous la prudence ?... Allez-vous me répondre, enfin ? Vos yeux sont éloquents certes, comme ils l'ont toujours été, mais cela ne me suffit pas. Je voudrais entendre le son de votre voix.

Il se pencha en avant, très grave, ses prunelles dans les siennes. Elle se taisait, incapable d'articuler un mot. Du fond de son désespoir un appel s'élançait.

« Desgrez, mon ami Desgrez, au secours ! »

Mais pas un son ne pouvait franchir ses lèvres.

Desgrez se tut. Longtemps il l'examina. Trait à trait, détail après détail, il devait reprendre possession d'un visage et d'une forme humaine qui, trop souvent, hantaient ses songes.

Il s'était attendu à tout, à la voir déchue, vieillie, arrogante, amère, haineuse, mais pas à tant de sereine douleur, à l'appel muet et déchirant de ses prunelles vertes qui lui semblaient plus claires et plus limpides qu'autrefois.

« Je te savais belle, pensait-il, mais tu es plus belle encore !... Par quel miracle ? »

Un respect réel se saisissait de lui, pour cette femme qui avait réalisé Un tel « tour de force » : protéger son intégrité spirituelle malgré les années terribles, la guerre, la défaite, une existence qui n’ avait pu être que celle d'une bête traquée et sans cesse en danger.

Il se pencha en avant et devint grave.

– Madame, que puis-je faire pour vous aider ?

Angélique frissonna violemment comme si elle s’éveillait d'un sommeil hypnotique.

– M'aider ! Vous accepteriez de m'aider, Desgrez ?

– Qu'ai-je donc fait d'autre que de vous aider depuis que je vous connais. Oui, même quand j'essayais de vous arrêter à Marseille, c'était encore pour vous aider. Que n'aurais-je pas donné pour vous empêcher de vous lancer dans cette dangereuse escapade que vous avez payée si cher !

– Mais... vous avez ordre de m'arrêter ?

– Certes... et plutôt deux fois qu'une. Cependant, je ne vous arrêterai pas.

Il secoua la tête.

– ... Parce que, cette fois... ce serait terrible pour vous. Vous n'échapperiez plus. Je serais contraint de vous livrer pieds et poings liés, mon agneau. Et je ne sais même pas jusqu'à quel point votre vie n'est pas en jeu. Votre liberté, à coup sûr. Vous ne reverriez jamais la lumière.

– Vous risquez votre carrière, Desgrez.

– Ce n'est pas habile de votre part de me le rappeler juste à l'instant où je vous offre mon concours. Il m'est impossible de vous imaginer emprisonnée à vie, vous qui êtes faite pour les grands espaces... À propos, est-ce vrai que vous alliez vous embarquer pour les Iles avec une trentaine de protestants en fuite ?

D'un doigt négligent, il feuilletait la liste des passagers du Sainte-Marie. Elle voyait danser les noms des Manigault, des Berne, des Carrère, des Mercelot... des prénoms : Martial, Séverine, Laurier, Rébecca, Jérémie, Abigaël, Raphaël... Elle hésita une ultime seconde.

Un policier a cent façons de provoquer l'aveu. La voix alerte de Desgrez, ses propos à l'emporte-pièce avec de soudaines brisures de tendresse avaient-ils d'autre but que d'endormir sa méfiance et de l'amener à composition ? D'un mot, elle pouvait livrer ses amis, ceux qu'elle aurait voulu protéger à tout prix. Ses lèvres tremblèrent. Elle joua son va-tout :

– Oui, c'est vrai, dit-elle.

Desgrez se rejeta en arrière et poussa un drôle de petit soupir.

– C'est bien, fit-il, vous n'avez pas douté de moi. Si vous l'aviez fait, peut-être vous aurais-je arrêtée ! C'est bizarre, dans notre métier, avec l'âge, on devient à la fois plus dur et plus sentimental, plus cruel et plus tendre. On renonce à tout, sauf à quelques petites choses qui valent leur prix d'or. Et plus le temps coule, plus elles semblent précieuses. Votre amitié était de celles-là. Je me permets de vous faire ces confidences, ma chérie, assez peu dans mon style, parce que je sais que si je vous relâche cette fois, je ne vous reverrai jamais.