– Si je ne revenais pas, Abigaël... ma fille Honorine, quoi qu'il arrive, vous essaieriez de la protéger. Mais que je suis bête !... Je dois revenir. Il ne peut pas en être autrement !
Abigaël la rejoignit et lui mit le bras autour des épaules.
– Qu'allez-vous faire, Angélique ?
– Rien que de très simple. Je vais trouver un capitaine de navire que je connais, et lui demander de nous emmener, tous.
La jeune fille la serrait très fort contre elle et, en levant les yeux, Angélique fut frappée par ses traits lumineux.
Une vision naïve de son enfance vint se mêler au réconfort qu'elle éprouvait de découvrir cette amitié. Quand elle était petite et que la tempête passait en sifflant au-dessus des marais de Monte-loup, elle s'imaginait qu'elle était dans les bras de la Vierge Marie et sa peur s'évanouissait. Elle appuya son front contre l'épaule d'Abigaël. Celle-ci dit à mi-voix.
– Pourquoi cherchez-vous à nous emmener tous ? C'est multiplier vos difficultés. Vous auriez pu vous sauver seule, Angélique, je le sens !
– Non. Je n'aurais pas pu, dit Angélique en secouant la tête. C'aurait été, en vérité, au-dessus de mes forces. Vous ne pouvez pas comprendre, ma douce Abigaël, mais je sais que si je ne vous aidais pas à vous sauver, vous et vos frères protestants, jamais je ne pourrais racheter le sang répandu, ni les erreurs de ma vie...
Elle conclut avec une sorte de gaieté :
– ... C'est ce soir ou jamais. Voilà pourquoi je dois réussir.
Abigaël l'accompagna jusqu'au grand portail. Une brusque rafale souffla la chandelle. Les deux jeunes femmes s'étreignirent sans se voir et Angélique, se collant aux murs pour donner moins de prise aux rafales, se glissa vers les remparts. Elle n'entendit pas la porte se refermer.
Tandis qu'elle lutterait, Abigaël veillerait, telle une lampe allumée. Angélique ne serait pas seule. Presque à genoux, elle réussit à gravir les marches ruisselantes qui menaient au chemin de ronde. Là-haut, le halètement fou de la mer l'environna. Elle entendait, contre la digue, résonner les violents coups de bélier des lames déchaînées. Leurs embruns jaillissaient, inondant tout et s'étalant sur les dalles en nappe mousseuse. Elle était déjà trempée lorsqu'elle atteignit le corps de garde de la Tour de la Lanterne.
Un instant, elle se tint à l'abri d'un contrefort afin de reprendre souffle, puis elle se hissa sur la pointe des pieds pour regarder à l'intérieur par une imposte. Elle aperçut le soldat Anselme Camisot, assis mélancoliquement près de son brasero dont les charbons ardents jetaient des reflets rougeâtres sur sa trogne mal rasée.
Heureusement, Angélique connaissait la timidité foncière de son soupirant, car aucun spectacle n'eût pu sembler moins rassurant que celui de ce soldat solitaire, aperçu entre deux barreaux croisés sous les voûtes de la salle d'armes médiévale.
Et puis elle n'avait pas le choix ! Elle frappa contre l'imposte.
Le soldat finit par lever les yeux et son visage exprima le plus profond ahurissement en découvrant l'apparition envoyée cette nuit par le dieu des tempêtes. Il se frotta plusieurs fois les paupières, se leva d'un bond, se prit les pieds dans sa hallebarde, buta dans son casque, à terre, ce qui dut faire retentir tous les échos de la Tour et, enfin, parvint à la porte qu'il déverrouilla.
Angélique s'y était déjà glissée. Elle entra, rejetant avec soulagement son capuchon alourdi d'eau.
– Vous ? dame Angélique ! fit Anselme Camisot essoufflé, comme s'il avait couru. Vous !... Chez moi !...
Ce chez moi, qui désignait la lugubre salle ronde, la paillasse et le modeste repas de crevettes et de pain noir du gardien, était assez attendrissant
– Messire Camisot, je suis venue vous demande : un grand service. Il faut que vous m'ouvriez la petite porte d'angle, car je dois sortir de la ville.
L'archer médita la demande et la déception le rendit sévère.
– Il faut... Je dois... Rien que ça ! Mais c’est : interdit, ma belle.
– C'est bien pour cette raison que je m'adresse à vous. C'est le seul passage accessible. Je sais que vous avez les clés.
Les sourcils de gorille du pauvre Camisot se fronçaient de plus en plus.
– Si c'est pour aller rejoindre un amoureux, ne comptez pas sur moi. Je suis gardien de la morale comme du reste.
Angélique haussa les épaules.
– Croyez-vous que ce soit le temps pour rejoindre un amoureux sur la lande ?
Le soldat écouta le crépitement de la pluie et les hululements du vent qui se ruait dans la tour.
– Pour ça non, dit-il. Même ici, on est mieux que dehors. Mais alors ? Pourquoi voulez-vous sortir de la ville ?
Elle n'avait pas de mensonge prêt. Elle en trouva un assez vite.
– Je dois porter un message à quelqu'un qui se cache au hameau de Saint-Maurice... un homme menacé de mort... un pasteur.
– Je comprends, grommela Camisot, mais si vous continuez à vous mêler de ces histoires, dame Angélique, vous allez vous retrouver en prison. Et moi ce n'est plus l'estrapade que je risque, mais la corde.
– Personne ne parlera... J'ai promis d'aller porter ce message et tout de suite j'ai pensé à vous. Je n'ai fait part à personne de mes intentions, mais si vous me refusez, à qui pourrai-je m'adresser avec la même confiance ?
Elle posa doucement sa main sur la grosse patte velue et leva vers lui un regard suppliant. Le pauvre Anselme Camisot était tout à fait bouleversé. Si naguère, en la rencontrant, il lui avait jeté, au passage, quelques galanteries comme tout bon narquois qui se respecte, jamais, au grand jamais, il n'eût même osé espérer qu'elle le regarderait, un jour, bien en face et encore de cette façon-là. Il passa la main sur son menton, conscient de sa barbe hirsute et de sa laideur qui avait toujours attiré le rire des femmes.
– Je vous serais très reconnaissante, messire Camisot, insista Angélique... tellement reconnaissante.
L’imagination du soldat n'allait pas au-delà de l'espérance d'un baiser, mais la seule pensée que ces lèvres admirables pourraient se montrer clémentes, pour lui, le plus déshérité de la garnison, suffisait à lui faire perdre la tête. Ses camarades discutaient souvent de la froideur de la belle servante des Berne. Si, un jour, ils apprenaient que Anselme ! le grotesque, la tête de Turc... avait obtenu ce que le plus faraud d'entre eux considérait comme impossible aubaine. Ah ! il y aurait même de quoi aller planter un cierge dans une église papiste ! Savait-on jamais ? Il en était presque effrayé à l'avance.
La vue troublée, il bégaya.
– Eh bien !... Bon ! Après tout je ne fais de tort à personne, hein ! Je suis maître sur les remparts et si on ne se donne pas un peu de mal pour une femme comme vous, alors pour qui s'en donnerait-on ?
Il décrocha son trousseau de clés.
– Quand vous allez revenir, vous vous arrêterez bien un petit moment... chez moi ?
– Oui, je m'arrêterai, fit-elle, prête à toutes les concessions.
Et elle lui dédia un sourire parce qu'elle pensait vraiment que ce rustre était un brave garçon, qui ne lui demandait pas comme tant d'autres de payer d'avance. Anselme Camisot supputait qu'il aurait le temps de se raser devant sa cuirasse servant de miroir, et d'aller chercher dans les caves-oubliettes de la tour certains trésors connus de lui seul : un tonnelet de vin blanc, un jambon... Ce serait la grande fête !
Angélique frémissait d'impatience, tandis qu'ils sortaient et qu'à sa suite elle se dirigeait vers l'angle des remparts où une petite poterne abritait, jadis, en cas de siège, un groupe d'archers, destinés à cribler de flèches les assaillants. Une porte de bois donnait sur un escalier étroit qui aboutissait dans les dunes. Angélique franchit le seuil et commença à descendre les degrés glissants, en risquant vingt fois de se rompre le cou. Le garde l'éclairait d'en haut, mais le vent à plusieurs reprises souffla sa lanterne, et la jeune femme attendait que la lumière revînt, collée au mur dont la tempête furieuse semblait vouloir l'arracher pour la jeter à bas.
Enfin, elle sentit le sol mou et détrempé sous ses pas. Elle était hors de la ville.
Au bruit déchaîné des vagues qui se fracassaient sur les galets de la plage, elle repéra le chemin de la falaise et s'y engagea. Elle ne pouvait le distinguer que par le contact du sable qui le traçait. Parfois, elle s'égarait parmi les herbes ou se heurtait à un buisson de tamaris. Alors, tâtonnant du pied, elle recherchait le passage nu de la sente. Jamais, lui semblait-il, elle n’avait dû s'avancer dans des ténèbres aussi profondes.
Pas une lumière, pas une lueur pour la guider dans cet océan obscur. Une pluie froide ruisselait intarissablement sur son sillage. Ses cils trempés se collaient. À certains moments, elle avançait les yeux clos. Sur sa gauche elle devinait le gouffre ouvert de la falaise abrupte.
Le moindre faux pas pouvait l'engloutir et elle irait s'écraser lourdement au pied de la muraille de calcaire.
Peu à peu, sa crainte devint si forte, qu'elle en arrivait à ne plus oser faire un pas. Elle se mit à marcher à quatre pattes, tâtonnant des mains et des genoux dans la boue du chemin que la pluie transformait en ruisseau. Elle n'avançait plus. Elle décida alors, pour échapper à son appréhension, de descendre au pied de la falaise et de passer par la plage. Elle arriverait de la même façon au but et, au moins, ne risquerait plus de tomber. À un détail qu’elle avait remarqué, en passant par là, avec Honorine – une croix de bois sur le bord du sentier et à laquelle elle venait de se heurter – elle savait où elle se trouvait. Non loin de cet endroit, un passage de rochers amoncelés offrait la possibilité de gagner la grève.
Elle le trouva et commença de descendre. Mais une motte de terre ayant cédé, elle fut entraînée dans un grand éboulis de cailloux et dégringola, pour se retrouver, fort écorchée, mais indemne, un peu plus bas. Ses mains devaient saigner et sa robe était déchirée aux genoux. Heureusement, elle n'avait même pas une entorse. Elle put donc se relever et reprendre sa marche. Elle s'appuyait à la falaise pour se guider.
Ce fut alors la mer qui intervint avec hargne. Les yeux d'Angélique, en s'habituant à l'obscurité, pouvaient distinguer la blancheur de la crête des vagues et les longs pans d'écume qui s'élançaient vers elle. C'était un assaut de formes pâles et menaçantes qui l'assaillaient, dans un fracas d'enfer. Certaines éclataient loin d'elle, d'autres, au contraire, semblaient ne pas connaître de limite à leur élan et se glissaient avec une souple férocité de serpent jusqu'à ses pieds.
À un moment, la vague qui s'avançait lui parut si haute que, terrifiée, Angélique s'appuya à la paroi comme pour s'y enfoncer.
La lame se brisa à quelques pas d'elle. Dans un affreux clapotement, elle sentit l'eau froide cercler ses chevilles, puis ses genoux. La prochaine fois, elle en aurait jusqu'à la ceinture.
L'eau, en se retirant, l'entraîna avec une telle force qu'elle tomba. Elle se raccrocha où elle put.
Une nouvelle lame risquait de l'emporter au large.
« Il faut remonter », se dit-elle.
Mais comment trouver l'issue de ce piège ? Elle se mit à courir pour fuir le danger, ce galop des vagues acharnées. Ses pieds se tordaient sur les galets. À certains endroits, la grève se rétrécissait dangereusement.
Maintenant, elle n'avait plus qu'une idée : regagner la lande. La marée devait être en train de remonter. En demeurant en bas, elle allait être noyée à coup sûr. Les mains de la jeune femme se crispaient au flanc de la falaise, cherchant une prise, mais dans ces parages la roche était presque surplombante. Cependant, à force de se traîner, elle découvrit une petite baie où devaient parfois mouiller des barques et, vers le fond, le sentier escarpé qu'empruntaient les pêcheurs. Elle se hissa, s'arrachant au cirque infernal.
Lorsqu'elle atteignit le rebord de la falaise, elle se laissa aller de tout son long, épuisée, et demeura un long moment la joue contre la terre humide.
Ce voyage au bout de la nuit devait ressembler à ce que l'on ressent après la mort. Une lente et angoissante recherche dans un pays inconnu.
Osman Ferradji, le grand mage noir, s'expliquait ainsi : « On ne s'aperçoit pas toujours de la mort. Certains se trouvent, sans savoir pourquoi, parmi des ténèbres inconnues et ils doivent chercher leur chemin, guidés par la seule lumière acquise au cours de leur expérience terrestre. S'ils n'ont rien acquis sur terre, alors ils s'égarent une fois encore dans le Monde des Esprits... Ainsi parlent les Sages d'Orient... »
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