Osman Ferradji ! Il était devant elle, noir, comme la nuit, et il lui disait :
– Pourquoi as-tu fui cet homme... Ton destin et le sien se croisent et se recroisent.
Angélique se redressa sur les mains. « Puisque son destin doit croiser le mien, se dit-elle entre les dents, c'est que je dois réussir !
Le hasard seul n'avait pu amener le Rescator sur ces rivages. Cela signifiait sûrement quelque chose. Cela signifiait qu'Angélique devait le rejoindre. Malgré le vent, la mer, la nuit, elle l'atteindrait donc. Une voix rauque, extraordinairement présente, chuchota à son oreille : « Chez moi, vous dormirez. Chez moi, il y a des roses. » Et la magie de Candie lui revint et de l'instant inexplicable où, près de l'homme masqué qui venait de l'acheter, elle avait eu envie de demeurer à jamais6.
Angélique se remit debout.
Elle s'aperçut que la pluie avait cessé. Mais le vent semblait en avoir pris plus de force. Il la saisissait aux épaules, la jetait en avant, puis se plaçait devant elle et elle devait lutter, pied à pied comme repoussée par une force humaine.
Au bout de quelques pas, elle craignit d'être repartie dans la mauvaise direction. Elle tourna sur elle-même ainsi qu'une marionnette et, cette fois, fut incapable de s'y retrouver. Mais le ciel finit par se dégager. Et, tout à coup, elle distingua vers l'est la flamme rouge de la Tour de la Lanterne. De l'autre côté, une autre lumière plus petite brillait à l’extrémité de l'Ile de Ré.
Angélique sortait des limbes. Elle devinait la plaine autour d'elle, balayée de vent mais dégagée des brumes. Elle put marcher plus vite. Lorsqu'elle arriva aux environs de la baie où, ce tantôt, elle avait aperçu le navire au mouillage, elle ralentit le pas.
« Et s'il avait appareillé ? » se dit-elle soudain.
Puis elle se rassura. Tant de choses dramatiques étaient passées en ces dernières heures – le retour des enfants, leur arrestation, l'interrogatoire de Baumier, celui de Desgrez – qu'elle avait l'impression d'avoir vécu des jours. Quand elle les avait aperçus, les pirates étaient occupés à calfater. C'était admettre que le navire avait besoin de réparations et ils n'avaient pu se décider à appareiller en pleine nuit, devant la tempête montante.
D'ailleurs, voici qu'une lumière plus forte surgissait, comme une énorme étoile, suspendue au-dessus d'elle. Elle comprit que c'était la lanterne accrochée au sommet du mât Gouldsboro.
Malgré leur désir de passer inaperçus, les pirates devaient encore préférer y voir clair, car la baie ils s'étaient réfugiés n'était guère abritée, et le navire à l'ancre tirait durement sur ses chaînes. Sur le pont on distinguait les silhouettes des sentinelles s'abritant tant bien que mal.
Angélique resta un long moment en expectative au bord de la falaise.
Invisible elle contemplait le navire à peine surgi de l'ombre, silhouette de bateau-fantôme, avec ses mâts aux voiles serrées afin de ne pas donner de prise au vent, et qui se balançait dans le bouillonnement de l'écume comme au fond d'un chaudron de sorcière.
Tout à l'heure, en quittant La Rochelle, elle trouvait simple de s'élancer et de courir vers ces lieux comme vers le havre où les attendait le seul se cours possible.
Maintenant, sa folie lui apparaissait évidente : tomber volontairement au pouvoir de ces hors-la-loi, se présenter au dangereux pirate qu'elle avait offensé et bafoué, lui demander une aide difficile et sans contrepartie !... Autant d'actes insensés et qui ne pouvaient que la précipiter dans une catastrophe. Mais la catastrophe était aussi derrière elle. Et elle était déjà allée trop loin.
En contrebas, une autre lueur dansait, celle d'un feu, allumé à l'abri d'une des cavernes de la falaise, et près duquel des matelots faisaient le guet.
La même main, peut-être celle d'Osman Ferradji, qui tout à l'heure avait relevé Angélique, la poussa en avant. « Va ! Va ! Là est ton destin... »
Espérance et terreur se partageaient son cœur. Mais elle n'hésita plus et, retrouvant le sentier par lequel elle avait vu arriver, l'après-midi, les pêcheurs de Saint-Maurice et leurs bêtes, elle commença de descendre.
Elle atteignit la grève. Ses pieds s'enfoncèrent dans le gravier nacré fait de millions de coquillages broyés. Difficilement, elle s'avança.
Par-derrière, des mains la saisirent à la taille, aux poignets et l'immobilisèrent. Une lanterne sourde lui fut mise au visage. Les pirates parlaient autour d'elle dans leur langue inconnue. Elle distinguait leurs faces brunes sous leurs foulards couleur de sang, leurs dents cruelles et le miroitement d’anneaux d'or que certains portaient aux oreilles.
Alors, elle s'écria, projetant un nom devant elle, comme un bouclier :
– Le Rescator !... Je veux voir votre chef, monseigneur le Rescator !...
Chapitre 15
Elle attendait, appuyée à la paroi de bois, dans le balancement brusque du navire.
Les guetteurs de la grève l'avaient fait monter sur un caïque que les vagues secouaient comme une coquille de noix et elle ne savait trop par la grâce de quelle force nerveuse elle avait réussi à se hisser à l'échelle de corde ballottée au flanc du bateau, dans la nuit d'encre.
Maintenant elle était au but. On l'avait fait entrer dans une sorte de cambuse, le domaine du cuisinier, sans doute, car il y traînait des relents d'odeur de graisse.
Deux hommes la gardaient. Un autre entra, masqué sous un feutre à plumes détrempées, et elle reconnut aussitôt sa silhouette trapue.
– Vous êtes le capitaine Jason ?
Elle le revoyait sur le pont de la galère La Royale. Le capitaine Jason, le second du terrible Rescator, donnait ses ordres au duc de Vivonne, Grand Amiral de la flotte du roi Louis XIV. Aujourd'hui il était peut-être moins superbe, mais il gardait l'assurance de celui qui agit pour un maître dont la volonté finit toujours par être la plus forte.
– D'où me connaissez-vous ? demanda-t-il après un moment de surprise.
Derrière le masque, son regard perplexe examinait la paysanne ruisselante, échevelée et en loques qu'on lui présentait.
– Je vous ai vu à Candie, répondit-elle.
Il eut une mimique étonnée. De toute évidence, il ne la reconnaissait pas.
– Dites à votre chef, monseigneur Le Rescator, que je suis... cette femme qu'il a achetée trente-cinq mille piastres à Candie, il y a quatre ans... la nuit de l'incendie.
Le capitaine Jason bondit littéralement au plafond. Médusé, il la regarda encore. Puis il jura à plusieurs reprises en anglais. Enfin, avec une agitation qui ne devait pas lui être coutumière car c'était un homme aux apparences placides, il recommanda dans leur langue aux deux matelots de surveiller plus étroitement la prisonnière. Puis il bondit et elle l'entendit courir sur le pont.
Les deux hommes se crurent obligés de prendre Angélique par le bras. Pourtant elle eût été bien en peine de s'enfuir. Elle était maintenant dans la gueule du loup.
L'effet produit par sa déclaration n'allait pas sans lui inspirer de l'inquiétude. Selon toutes apparences, on ne l'avait pas oubliée. Elle allait devoir affronter le Maître. Ses souvenirs revenaient en foule. Candie illuminée par l'éclat de la fusée bleue. Candie en flammes, l'Hermès du pirate d'Escrainville se détachant, incandescent, tel un monument d'or pur et ses mâts s'effondrant dans une gerbe d'étincelles. Le Rescator courant parmi les nuages de fumée s'échappant de son chébec et ce vieux gnome magicien de Savary dansant à la proue de la barque grecque en criant : « C'est le feu grégeois ! C'est le feu grégeois !7 »
Elle ramena autour d'elle son manteau trempé et qui pesait du plomb sur ses épaules harassées. Dans la nuit de feu de Candie, deux destinées s'étaient rejointes, puis s'étaient éloignées fulgurantes, et en un point différent de la terre, contre toute logique, contre la volonté des dieux même, elles se retrouvaient cette nuit. Était-ce cela qu'Osman Ferradji avait lu dans les astres au sommet de la Tour Mozagreb ?...
Des bruits de pas retentirent au-dehors. Angélique se redressa prête à Le voir. Mais ce fut le capitaine Jason qui reparut. Il eut un geste bref. Angélique fut entraînée. Elle retrouva, en traversant une passerelle, le souffle coupant du vent et le mugissement proche des flots. Elle dut monter les degrés d'un court escalier de bois.
Derrière les vitres du château-arrière des lumières rouges brillaient. Elles évoquaient, immobiles, ces lueurs diaboliques qui luisent parmi les cornues des alchimistes, serviteurs de Satan. Pourquoi une telle pensée traversa-t-elle le cerveau d'Angélique tandis qu'on la poussait à l'intérieur, dans une suprême rafale de vent ? Peut-être se souvint-elle qu'on appelait le maître qui régnait là, le Magicien de la Méditerranée...
Sa première sensation fut celle d'avoir posé les pieds sur un parterre de mousse et de fleurs et, tandis qu'on refermait la porte derrière elle, elle enregistra la chaleur bienfaisante de la pièce. Après les douches glacées de la pluie et les gifles de la bise, elle en ressentit presque un malaise. Elle dut faire appel à toute sa volonté pour demeurer debout et ne pas s'évanouir.
Peu à peu, elle se remit. Ses yeux s'habituèrent à la clarté insolite. Elle distingua un homme debout qui paraissait emplir le salon de sa présence.
C'était l'homme de la lande, c'était le Rescator. Elle ne se souvenait pas qu'il fût si grand. Il touchait le plafond bas. Elle ne se souvenait pas qu'il eût une stature aussi imposante. Parce qu'elle l'avait vu s'avançant d'une allure nonchalante et comme féline parmi les Orientaux du batistan de Candie, il ne lui avait jamais paru si dur. Il lui sembla taillé en angles dans une sorte de roc noir, les épaules carrées, la taille sanglée par une haute ceinture de cuir et d'acier à laquelle pendaient les étuis de deux pistolets ouvragés, les muscles longs et secs des cuisses accentués par une culotte de peau qui les moulait. Son attitude, jambes écartées pour résister au mouvement du roulis, mains derrière le dos, était celle d'un justicier. Froide, observatrice, méfiante.
Il demeurait dans l'expectative. Il semblait très différent du prince de la Méditerranée.
Elle reconnaissait seulement sa tête étroite, entourée d'un foulard de satin sombre, noué à l'espagnole, le masque de cuir, inhumain, au nez modelé, tombant très bas sur les lèvres, la barbe noire et bouclée qui prolongeait cette face obscure et, à travers les fentes du masque, les diamants d'un regard indéfinissable, insoutenable.
C'était bien lui, le Rescator, mais empreint d'une autre magie plus âpre, celle de l'Océan, et alors qu'elle avait longtemps rêvé à l'énigmatique personnage comme à quelque héros des Mille et Une Nuits, elle s'apercevait qu'elle avait devant elle un pirate.
Deux lanternes de Venise, aux verreries rouges et or, l'encadraient et ne contribuaient pas à le rendre plus rassurant.
Un coup de mer fit trébucher Angélique et la rejeta contre le panneau de la porte où elle dut s'appuyer. Alors la statue noire s'anima. Les épaules furent secouées spasmodiquement. Sa tête se rejeta en arrière.
Et elle s'aperçut que le Rescator riait de son rire étouffé qui se terminait en accès de toux.
– La Française de Candie, s'exclama-t-il.
La voix rauque et voilée, avec parfois des intonations grinçantes, produisit sur les nerfs d'Angélique la même sensation qu'autrefois. Une émotion déchirante, douloureuse. Quelque chose d'insupportable et, pourtant, le désir de l'entendre à nouveau !
Elle le vit s'avancer vers elle d'un pas mesuré. Ses dents traçaient une ligne blanche dans sa barbe noire.
Ce rire la déconcertait bien plus que des invectives.
– Pourquoi riez-vous ? demanda-t-elle d'une voix blanche.
– Parce que je m'interroge sur le phénomène qui, de la plus belle captive de la Méditerranée, payée par moi une fortune, a fait aujourd'hui une femme dont je ne donnerais pas cent piastres !...
On ne pouvait être plus méprisant, plus insolent. Angélique se vit, telle qu'elle était, en effet : trempée, déchirée, dans ses vêtements sombres de femme du peuple, la figure marbrée, sous son fichu noir et ruisselant, avec peut-être des mèches de cheveux qui lui collaient aux tempes : une vraie sorcière.
Loin de l'abattre, ce nouveau coup d'estoc lui donna soudain la force de réagir.
– Oh ! vraiment, fit-elle, sarcastique. Tant mieux. Cela vous ôtera des regrets, si vous en eûtes jamais, pour le mauvais tour que je vous ai joué à Candie.
Appuyée à la porte, le front baissé et le regard brillant, elle considérait l'homme masqué et s'apercevait qu'il ne lui faisait pas peur. Elle avait décidé qu'il les sauverait parce qu'ils étaient, lui et son navire, leur seule et dernière chance. Il fallait donc le circonvenir, l'atteindre. Or, il lui paraissait démesuré et hermétique, terriblement lointain, pas tout à fait réel, une apparition à mi-chemin entre le cauchemar et le rêve éveillé. L'impression s'accentuait dans le silence.
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