Elle souhaitait qu'il parlât de nouveau. Le son de sa voix l'aidait à échapper à l'emprise du regard magnétique.
– Vous ne manquez pas d'audace de me rappeler vos exploits, fit-il enfin. Comment avez-vous su me trouver ici ?
– Je vous ai aperçu tantôt, alors que je traversais la lande. Vous étiez au bord de la falaise et vous surveilliez la ville.
Elle le vit tressaillir, comme touché au vif.
– Décidément le sort se joue de nous, s'écria-t-il. Vous êtes passée non loin de moi, encore, et je ne vous ai pas vue.
– Je me suis aussitôt cachée dans les buissons.
– J'aurais pourtant dû vous voir, fit-il avec une sorte de colère. Quel génie possédez-vous donc d'apparaître et de disparaître, de me filer entre les doigts ?...
Il se mit à marcher de long en large. Elle préférait encore cela à son immobilité hostile.
– Je ne féliciterai pas mes hommes sur leur façon de faire le guet, reprit-il. Avez-vous parlé à quelqu'un de ce que vous aviez vu, de notre présence ici ?
Elle secoua négativement la tête.
– C'est encore heureux pour vous... Donc, m'ayant aperçu, vous vous enfuyez une fois de plus, puis vous vous représentez à moi, sur la minuit… Pourquoi ? Pourquoi êtes-vous venue ?
– Pour vous demander de prendre à votre bord des personnes qui doivent avoir quitté La Rochelle dès demain matin, au plus tard, pour se rendre aux Iles d'Amérique.
– Des passagers ?
Le Rescator s'arrêta de nouveau. Il se mouvait avec une extraordinaire aisance, malgré le balancement interrompu de la houle. Angélique se souvint de sa silhouette de jongleur, à l'avant du beaupré de son chébec, lorsqu'il lançait l'ancre qui devait sauver la galère Dauphine. Tandis qu'elle était là, présente dans ce salon marin, une partie de son esprit continuait à projeter en elle des visions arrachées au passé. C'était comme une recherche souterraine, dont le but était toujours cet homme noir et fascinant. Comme jadis, lorsque pour la première fois il s'était approché d'elle dans la salle des ventes du batistan, il requérait aussitôt toutes ses forces et son attention.
Les confidences d'Ellis, la jeune esclave grecque, voletaient dans sa mémoire ainsi que des papillons étranges : « Toutes les femmes !... toutes les femmes il les séduit... aucune n'échappe à son pouvoir, mon amie... » Mais, pourtant, elle entendait sa propre voix répondre, lucide :
– Oui, des passagers. Ils vous paieront bien.
– De quelle sorte peuvent bien être ces passagers singuliers qui ont tellement besoin d'un bateau-corsaire ? Sûrement pour fuir La Rochelle...
– Fuir est bien le mot, monseigneur. Il s'agit de familles appartenant à la religion réformée. Le roi de France ne veut plus d'hérétiques dans son royaume. Ceux qui ne consentent pas à se convertir, n'ont d'autres ressources que de quitter leur pays pour échapper à la prison. Mais les côtes sont surveillées et il est difficile de sortir du port clandestinement.
– Des familles... avez-vous dit ? Il y aurait des femmes parmi eux ?...
– Oui... Oui...
– Et des enfants ?...
– Oui... des enfants, surtout, fit Angélique d'une voix sans timbre.
Elle les vit, dansant autour du palmier, avec leurs joues roses et leurs yeux pleins d'étoiles. C'était comme si elle avait entendu, derrière le grondement de la tempête, le bruit rythmé de leurs petits sabots.
Mais elle savait aussi que son aveu les condamnait presque à coup sûr à un refus. Un capitaine de navire de fret ne prend qu'à contrecœur des passagers à son bord. Quant aux femmes et aux enfants, ce ne sont là que marchandises bonnes à n'attirer que des « palabres ». Ça se plaint, ça meurt, les hommes se battent à bord à cause des femmes.
Angélique avait assez longtemps vécu dans un port comme La Rochelle pour mesurer l'outrecuidance de sa demande. Comment oser parler à un pirate de l'avocat Carrère et de ses onze enfants ?... Son assurance faiblissait.
– De mieux en mieux ! apprécia le Rescator.
Le ton était persiflant :
– ... Et à combien se chiffre ce peu intéressant contingent de chanteurs de psaumes dont vous voulez encombrer mes cales ?
– À peu près... quarante personnes.
Elle en escamotait une bonne dizaine.
– Hein !... Vous plaisantez, ma belle. Je pense d'ailleurs que la plaisanterie n'ira pas plus loin. Mais une chose m'intrigue cependant. Par quel autre phénomène la marquise du Plessis-Bellière – car c'est bien sous ce titre que je crois vous avoir achetée ? – s'intéresse-t-elle soudain au sort d'une poignée de pâles parpaillots ?... Auriez-vous parmi eux de la famille ? Un amant ?... bien que la chose ne me semble guère inspirante pour une ancienne odalisque... ou bien, qui sait, auriez-vous choisi chez les hérétiques un nouvel époux, car vous aviez me semble-t-il, la réputation d'en faire grande consommation ?...
Son ironie méchante lui parut cacher une âpre curiosité.
– Rien de tout cela, dit-elle.
– Mais encore ?
Comment lui expliquer qu'elle voulait le salut de ses amis protestants ? C'était indéfendable aux yeux d'un pirate très certainement impie, et peut-être espagnol, comme elle l'avait entendu dire. Car alors il ajouterait à son impiété les intolérances de sa race.
Il y avait quelque chose d'inquiétant dans la façon dont il semblait fort au courant de sa vie. Il savait certainement beaucoup de choses sur elle. Certes, la Méditerranée colporte les nouvelles avec une précision rarement en défaut, bien que souvent outrancière.
Il insistait, ironique :
– Vous êtes mariée avec l'un des hérétiques, n'est-ce pas ? Décidément, vous êtes tombée bien bas.
Angélique secoua négativement la tête. Les allusions perfides, non dénuées de méchanceté, ne l'effleuraient pas. Elle était toute au souci de voir sa négociation tourner si mal. Quels arguments trouver pour le convaincre ?
– Il y a parmi eux des armateurs qui ont mis une partie de leur fortune aux Iles d'Amérique. Ils pourront vous dédommager si vous leur sauvez la vie.
De la main, il négligea la proposition.
– Tout ce qu'ils m'offriraient ne compenserait pas l'embarras de leur présence. Je n'ai pas de place à mon bord pour quarante personnes supplémentaires, je ne suis même pas sûr de pouvoir quitter la rade et franchir les pertuis sans encombre avec cette damnée flotte royale pour me barrer la route, et de plus les Iles d'Amérique ne se trouvent pas sur ma route.
– Si vous ne voulez pas les prendre, ils seront demain soir tous en prison.
– Bast ! C'est le sort de beaucoup, je crois, en ce charmant royaume.
– Il ne faut pas parler de ces choses à la légère, monsieur, dit-elle en joignant les mains, emportée par son désespoir. Si vous saviez ce que c'est que d'être en prison.
– Et qui vous dit que je l'ignore ?
Elle pensa, en effet, que pour vivre ainsi en marge des lois, il avait dû connaître la condamnation et le rejet de son pays. Pour quel forfait ?...
– ... Tant et tant de gens vont en prison, de nos jours. Tant de vies perdues ! Quelques-unes de plus, quelques-unes de moins !... La mer encore est un domaine libre et certaines contrées vierges de l’Amérique... Mais vous n'avez pas répondu à la question que je vous ai posée. Pourquoi la marquise du Plessis s'intéresse-t-elle à ces hérétiques ?
Son ton était impératif.
– Parce que je ne veux pas qu'ils aillent en prison.
– De grands sentiments, alors ? Je ne crois guère à cela chez une femme de votre morale.
– Oh ! croyez ce que vous voulez, fit-elle, à bout. Je ne peux vous donner qu'une raison. Je veux que vous les sauviez tous !
Tout l'abîme qui sépare le cœur des femmes et celui des hommes, elle le mesurait en ce jour. Après Baumier, Desgrez, le Rescator ! Des hommes dressés, pleins de leur pouvoir, solides, indifférents à des pleurs de femmes ou à des sanglots d'enfants meurtris. Baumier s'en serait réjoui. Desgrez n'avait accepté de les épargner qu'à cause d'elle parce qu'il l'aimait encore. Mais, ayant perdu sa séduction aux yeux du Rescator, il ne lui accorderait plus rien !
D'ailleurs il s'était détourné d'elle et était allé s'asseoir sur un grand divan oriental. Son attitude témoignait plutôt d'un profond ennui, voire d'un découragement. Il étala devant lui ses longues jambes bottées.
– Décidément, les folies des femmes sont variées mais je dois reconnaître que vous dépassez de loin toute la commune mesure. Récapitulons : la dernière fois que je vous ai rencontrée, vous m'avez quitté en me laissant, à titre de souvenir, mon chébec en flammes et trente-cinq mille piastres de dette.
« Quatre années plus tard, vous trouvez tout naturel de venir me trouver, sans craindre nul châtiment, pour me demander de vous prendre à mon bord, avec quarante fugitifs de vos amis. Avouez que votre prétention dépasse l'entendement !
D'un coup de doigt sec, il fit tourner un sablier marin posé sur une table basse, près de lui. L'instrument, grâce à un lourd piédestal de bronze qui le maintenait en place, ne paraissait pas déséquilibré par les mouvements du bateau. Le sable se mit à couler, petit torrent lumineux et rapide, et Angélique le regarda avec fixité. Les heures passaient, la nuit s'écoulait...
– ... Concluons, dit le Rescator. Votre affaire de transport ne m'intéresse point. Vous non plus d'ailleurs. Mais puisque vous avez eu l'imprudence de venir vous jeter dans les mains d'un maître qui s'est promis cent fois de vous faire payer cher tous les ennuis que vous lui avez causés, je vais quand même vous garder à mon bord... Aux Amériques, les femmes sont moins cotées qu'en Méditerranée, mais je parviendrai peut-être, en vous vendant, à récupérer quelque chose.
Malgré la chaleur de la pièce, Angélique sentit un froid glacé l'envahir jusqu'au cœur. Ses vêtements trempés collaient à sa chair, mais jusqu'ici, dans le feu de la discussion, elle n'y avait pas pris garde.
Maintenant, elle grelottait.
– Votre cynisme ne m'impressionne pas, dit-elle d'une voix qui s'enrouait, je sais que…
Une quinte de toux l'interrompit et la secoua. Cela achevait le tableau de sa défaite... À son aspect lamentable, s'ajoutait celui d'une femme maladive perdant le souffle.
Il eut alors, devant cette déroute, un geste qu'elle n'attendait plus. Il revint près d'elle et lui prit le menton dans la main pour la contraindre à relever la tête
– Voilà ce qu'on gagne à courir la lande derrière un pirate, une nuit de tempête, murmura-t-il.
Il approchait son masque de son visage, et c'était un contact étonnant que celui du cuir dur et froid, dans le rayonnement des yeux brûlants qui la paralysaient.
– Que diriez-vous d'une tasse de bon café, madame ?
Angélique ressuscita subitement.
– Du café ? Du vrai café turc ?
– Oui, du café turc, tel qu'on le boit à Candie… Mais débarrassez-vous auparavant de cette houppelande spongieuse... Vous avez inondé mes tapis.
Elle vit, en piteux état, autour d'elle, la moquette moelleuse orientale sur laquelle on croyait marcher parmi la mousse et les fleurs.
Le pirate lui retirait sa mante et la jetait dans un coin comme il l'aurait fait d'un haillon. Il prenait sur le dossier d'un siège son propre manteau.
– Vous m'en devez un déjà, que vous m'avez emporté sans aucun scrupule, sur vos épaules, la nuit de l'incendie. Ah ! jamais on ne vit le Rescator plus ridiculisé...
Et c'était comme en cette nuit d'Orient, deux mains chaudes sur ses épaules et les plis tièdes et odorants du somptueux manteau de velours autour d'elle. Il la menait vers le divan en la tenant toujours contre lui. Lorsqu'elle se fut assise, il alla vers le fond du salon et elle entendit le son d'une cloche retentir au-dehors. La tempête devait se calmer car les mouvements du navire se faisaient moins violents.
Le sable du bel instrument à mesurer le temps continuait à ruisseler, étincelant sous la lumière orangée des lanternes vénitiennes.
Angélique s'évadait de la réalité. Elle était dans l'antre du magicien...
À l'appel un homme était entré, un Maure, pieds nus, en burnous court, sur des culottes rouges de matelot. Avec les gestes souples de sa race, il s'agenouilla, poussa vers le divan une table basse pour y poser un coffret de cuir de Cordoue, orné d'argent. Les deux côtés du coffret rabattus se transformèrent en deux plateaux sur lesquels apparurent solidement fixés tous les ustensiles nécessaires à la préparation du café et à sa dégustation : le samovar en argent, le plateau en or massif avec deux tasses de Chine et un petit broc chinois plein d'eau où nageait un glaçon et une soucoupe de sucre candi. . ,
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