Le Maure sortit et revint peu après avec un samovar d'eau bouillante. Avec grand soin et sans en répandre une goutte il prépara la boisson orientale, dont l'arôme pénétra Angélique et éveilla en elle un plaisir presque puéril. Ses joues retrouvèrent soudain leur couleur, tandis qu'elle tendait la main vers le gobelet d'argent entourant la tasse de Chine. Assis près d'elle, le regard énigmatique, le Rescator l'observait tandis qu'elle saisissait à deux doigts, selon le rite musulman, la minuscule tasse et y versait une goutte d'eau glacée pour faire descendre la lie, puis la portait à ses lèvres.
– On voit que vous avez été l'hôte du harem de Moulay Ismaël, dit-il. Quelle maîtrise ! On vous prendrait pour une musulmane. Malgré votre déchéance présente, vous avez gardé quelques bons usages qui permettent de vous reconnaître.
Le Maure s'était éclipsé. Angélique reposa la tasse dans le support qui lui évitait de se renverser et le pirate se pencha pour la servir à nouveau. Il remarqua, ce faisant, des traces de sang sur le gobelet.
– Pourquoi ce sang ? Vous êtes blessée ?
Angélique découvrit ses paumes écorchées.
– Je ne sentais rien. C'est arrivé, tout à l'heure, aux rochers de la falaise... Bah ! J'en ai vu d'autres sur les chemins du Rif.
– Votre évasion ?... Savez-vous que vous êtes la seule esclave chrétienne à avoir réussi un tel exploit ! J'ai cru longtemps que vos os blanchissaient sur quelque piste du désert.
Les yeux démesurément ouverts d'Angélique revivaient la dure odyssée.
– Est-ce vrai... que vous êtes allé me chercher à Miquenez ? fit-elle.
– C'est exact ! D'ailleurs, c'était facile : vous aviez laissé derrière vous un carnage.
Les paupières meurtries de la jeune femme se fermèrent. Tous ses traits reflétèrent l'horreur.
L'homme masqué murmura avec un sourire ambigu :
– Là où passe la Française aux yeux verts, il ne reste que décombres et cadavres.
– Cette parole est-elle devenue un nouveau proverbe en Méditerranée ?
– Oui, quelque chose comme cela.
Angélique oppressée regardait le sang sur ses mains...
Il la questionna encore :
– ... Vous étiez partis de Miquenez à dix. Combien en est-il arrivé à Ceuta ?
– Deux.
– Qui était l'autre ?
– Colin Paturel, le roi des captifs.
De nouveau, l'angoisse rôdait. Un danger indéfinissable...
Pour le conjurer, elle s'efforça de rencontrer à nouveau le regard de son interlocuteur.
– Il y a beaucoup de souvenirs entre vous et moi, dit-elle tout bas.
Il eut ce rire brusque et rauque qui l'effrayait :
– Beaucoup trop ; plus que vous ne pensez.
Tout à coup, il lui tendit son mouchoir.
– Essuyez vos mains.
Elle obéit machinalement. La douleur jusqu'alors engourdie s'éveilla, le sel brûla les plaies.
– J'ai voulu passer par la plage pour ne pas m'égarer.
Elle dit comment elle avait cru, cette fois aussi, sa dernière heure arrivée devant la marée montante. Elle se demandait par quel miracle elle avait pu se hisser au flanc de la falaise abrupte...
– Il me semblait me débattre au sein de la mort-Mais enfin, je vous ai rejoint.
La voix d'Angélique eut sur ce dernier mot une intonation d'une douceur rêveuse. Elle le prononça d'ailleurs sans en prendre conscience. « Je vous ai rejoint. »
Dans la lumière mystérieuse, elle ne voyait plus que la face noire et immobile. Là finissaient tous ses rêves.
Il y eut une minute où Angélique crut qu'elle allait se jeter contre la poitrine solide du pirate, cacher son visage dans les plis du justaucorps de velours.
Ce velours était non pas noir, comme elle l'avait cru, mais d'un vert très foncé comme la mousse ces arbres. Elle le regardait et songeait : « Qu'il ferait bon, là ! »
Le Rescator avança la main. Il toucha sa joue, son menton ; inexplicablement, lui dont les yeux perçants devinaient tout, avait des gestes doux d'aveugle cherchant à reconnaître des traits invisibles.
Puis d'un doigt, lentement, il dénoua le misérable petit fichu qu'Angélique tenait encore noué sur ses cheveux et le rejeta. La chevelure poissée, assombrie par l'eau de mer, tomba sur les épaules de la jeune femme. Les mèches blanches y faisaient des traînées lumineuses. Angélique aurait voulu les dissimuler.
– Pourquoi teniez-vous tant à me rejoindre ? demanda le Rescator.
– Parce que vous êtes le seul être qui puissiez nous sauver.
– Ah ! vous pensez encore à ces gens-là ?... s'écria-t-il, visiblement contrarié.
– Comment pourrais-je les oublier ?
Ses yeux revenaient vers la course fluide du sablier. À intervalles réguliers, l'instrument se renversait et le Rescator le remettait d'un mouvement machinal.
Honorine dormait là-bas, dans le grand lit vendéen de la cuisine, mais sa sérénité de gros bébé qu'Angélique avait contemplée tant de fois avec ravissement était troublée. Elle s'agitait et pleurait dans son sommeil. Aujourd'hui encore elle avait été entourée de visages menaçants et elle avait senti la peur de sa mère. Abigaël la veillait en priant pour Angélique, les mains jointes. Laurier peut-être était éveillé comme au temps où il dormait dans le grenier. Il écoutait le pas tourmenté de son père dans la chambre voisine.
– Comment pourrais-je les oublier ? Vous m'avez dit tout à l'heure que je ne laissais derrière moi que décombres... Alors, aidez-moi, au moins, à sauver ceux-là, quelques débris.
– Ces hommes, ces Huguenots ? Que font-ils... Je veux dire quels sont leurs métiers ?
Il posait les questions avec brusquerie, en tordant sa barbe d'un poing nerveux. À ce signe de perplexité chez un homme qu'elle avait vu en maintes circonstances maître de lui-même, elle comprit que la partie était inexplicablement gagnée.
Son visage s'illumina.
– Ne triomphez pas, lui dit-il, même si j'ai l'air de céder à vos instances pour cette affaire, ce n'est pas vous qui sortirez gagnante.
– Que m'importe ! Si vous consentez à les prendre à votre bord et à les soustraire ainsi à la prison et à la mort, que peut faire le reste ? Je paierai cent fois !
– Des mots ! vous ignorez le prix que je compte vous faire payer. Votre confiance à mon égard confine à la naïveté. Je suis un pirate des mers et vous pourriez réfléchir que mon métier ne consiste pas à sauver des vies humaines mais à les supprimer, plutôt. Les femmes comme vous ne devraient se mêler que d'amour.
– Mais c'est une question d'amour.
– Ah ! ne philosophez pas, s'écria-t-il, ou je ne vous charge sur mon bateau que pour aller vous noyer au large ! Vous étiez moins bavarde à Candie et infiniment plus plaisante ! Répondez à mes questions : quel genre de personnages me demandez-vous d'embarquer à part des femmes pieuses – la pire espèce – et des marmots braillards ?
– Il y a parmi eux un des grands armateurs de La Rochelle, M. Manigault, et des négociants habitués au commerce des mers. Ils possèdent aux Iles...
– Le groupe comporte-t-il des artisans ?
– Un charpentier et son apprenti.
– Voilà qui est mieux...
– Un boulanger, deux pêcheurs. Ce sont d'anciens navigateurs qui avaient organisé une petite flottille pour ravitailler la Halle aux poissons de La Rochelle. Ils espèrent pouvoir reprendre leur commerce, aux îles. Il y a aussi M. Merlot, qui est fabricant de papier, maître Jonas, l'horloger...
– Des inutiles !
– Maître Carrère, l'avocat.
– De pire en pire.
– Un médecin...
– Ah ! cela suffit... Embarquons-les puisque vous voulez les sauver... tous. Je n'ai jamais connu de femme aussi envahissante. Et maintenant, chère marquise, pouvez-vous me soumettre un plan qui permette de mener à bien votre caprice ? Je ne tiens pas à m'éterniser dans ce trou à crabes où j'ai eu la sottise d'aller me fourrer. Je comptais partir à l'aube. J'attendrai au plus la prochaine marée, en fin de matinée.
– Nous serons au rendez-vous sur la falaise, dit-elle en se levant radieuse. Je vais les chercher.
Chapitre 16
Le soldat Anselme Camisot, qui avait passé une partie de la nuit à se réchauffer d'espoir et de visions paradisiaques, dans la poterne d'angle, sursauta au bruit d'un grattement léger contre la porte du rempart. Son espérance commençait à diminuer comme la flamme d'une chandelle usée, car la nuit s'achevait et l'aube allait poindre.
Il eut de la peine à remuer son grand corps engourdi de froid.
– Est-ce vous, dame Angélique ? chuchota-il.
– C'est moi.
Il tourna la clé grinçante et Angélique se glissa dans l'entrebâillement.
– Vous avez été bien longue, soupira le militaire.
Au même instant, l'étau d'un bras d'acier lui enserra la gorge, tandis qu'une bourrade dans les reins lui faisait perdre l'équilibre. Un coup violent, très nettement appliqué au bon endroit sur la nuque, l'envoya poursuivre ses projets idylliques au pays des songes.
– Pauvre homme, murmura Angélique en contemplant le long corps osseux d'Anselme Camisot bâillonné et ligoté comme un saucisson.
– Rien à faire d'autre, madame, dit le marin qui l'accompagnait.
Ils étaient trois.
Le Rescator les avait choisis parmi son équipage. « Je leur ai donné la consigne de ne pas vous quitter d'un pouce et de vous ramener morte ou vive !... »
Dans la cour de la maison des Berne, la lanterne de maître Gabriel éclaira Angélique et son manteau couleur de nuit, soutaché d'argent, ainsi que l'apparition autour d'elle de trois marins patibulaires qu'on aurait bien mieux imaginés avec un couteau entre les dents. Ceux-ci déposèrent sur le pavé un énorme paquet dans lequel le marchand reconnut, dûment ficelé, le garde de la Tour de La Lanterne.
– Voilà, fit Angélique très vite, j'ai trouvé un capitaine de navire qui consent à nous emmener tous. Il appareille dans quelques heures. Ces hommes doivent m'accompagner tandis que je vais aller prévenir les autres. Il faudrait leur prêter des vêtements afin qu'ils puissent passer plus inaperçus. Il s'agit d'un navire-corsaire étranger...
Elle transposait pudiquement la véritable identité d'un pirate qui ne relevait d'aucun souverain, ni d'autre pavillon que le célèbre pavillon noir des écumeurs des mers.
– Il est mouillé dans une crique proche du hameau de Saint-Maurice. C'est là que doit avoir lieu notre rassemblement. Chacun va s'y rendre par ses propres moyens. Pour vous et votre famille, maître Berne, je propose que vous sortiez de la ville par la petite porte des remparts. Son accès est libre pour trois heures encore car la relève n'aura pas lieu avant 7 heures du matin. Si nous nous hâtons, d'autres familles pourront employer ce passage.
Maître Gabriel eut la sagesse de ne pas discuter. Abigaël lui avait parlé. Il savait que, perdu pour perdu, il faudrait saisir au vol toute solution qui leur permettrait de sortir de la ville et de prendre la mer au plus vite. Dans la nuit encore opaque, encombrée de brouillard, commençaient à s'égrener les premières heures de ce jour qui verrait leur exode ou leur fin dans les geôles du Roi.
Il indiqua le cellier pour qu'on y enferme le soldat garrotté, puis monta l'escalier derrière Angélique en disant qu'il allait réveiller ses enfants et sa tante.
Il s'inquiéterait plus tard des étranges gardes du corps, au teint de pain brûlé, au bonnet de fourrure suspect qui accompagnaient Angélique et des incidents qui avaient pu faire d'elle une femme quasi inconnue lui dictant ses ordres.
Il comprenait obscurément que la gravité du moment ne permettait plus à Angélique de feindre un personnage. L'aube angoissante la réincarnait dans sa vérité. Elle les avait pris en charge avec le sang-froid et l'entier désintéressement des grands nobles de jadis et la seule façon de ne pas amener l'échec de ses sacrifices était de lui obéir prompte-ment en tout.
Abigaël avait préparé leurs maigres bagages comme elle le lui avait recommandé. Le pasteur Beaucaire était déjà là avec son neveu. Le petit Nathanaël poursuivait son somme près d'Honorine.
– Je vais les lever et les habiller, dit Abigaël, sans poser d'autres questions. Pendant ce temps, Angélique, vous allez vous réchauffer dans ce baquet d'eau chaude que j'ai préparé à votre intention et vous allez passer des vêtements secs.
– Vous êtes une fée, dit Angélique, qui sans perdre une seconde referma la porte qui communiquait avec la cuisine. Elle se glissa dans le réduit, dans lequel la jeune fille, avait préparé l'eau bouillante, rejeta sur le pavé lé manteau du Rescator puis ses loques trempées et frissonna de bien-être en se plongeant dans l'eau. Sans cette halte, elle aurait risqué de s'effondrer, malgré l'espèce d'exaltation qui la soutenait. Et sa tâche n'était pas finie.
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