– Comment s'appelle le navire en question ? interrogea l'armateur sévère.

– Le... Gouldsboro.

– Connais pas. Ces hommes qui vous accompagnent font-ils partie de son équipage ?

– En effet.

– Si j'en juge à leurs trognes, ce doit être un navire peu recommandable et même suspect.

– Il l'est en effet, mais il accepte d'embarquer ces autres suspects que nous sommes. Tant pis pour vous si vous préférez à celles-là les trognes des gardes de Baumier qui vont venir vous arrêter ce soir et vous jeter en prison.

– La prison, on en sort, j'ai de l'influence.

– Non, monsieur Manigault, vous n'en sortirez pas, cette fois.

L'un des matelots qui l'accompagnaient lui toucha le bras.

– Madame, dit-il, dans un français au lourd accent, le chef nous a recommandé de ne pas nous attarder dans la ville quand le jour serait levé. Il faut nous hâter.

Angélique enrageait devant cette famille paisiblement attablée parmi la riche vaisselle et dégustant des friandises comme si le ciel n'était pas sur le point de leur tomber sur la tête. Laisser Manigault derrière eux, c'était se priver d'un négociant avisé qui tenait en main les principales richesses de la petite communauté. Elle avait promis au Rescator qu'il serait payé. Et il y avait surtout ce bel enfant blond qui ressemblait à Charles-Henri, le petit Jérémie.

– Tant pis pour vous et pour votre fils, dit-elle. Je regrette seulement d'avoir risqué ma vie pour venir vous prévenir. Si je n'avais pas été obligée de courir jusqu'ici j'aurais déjà rejoint le hameau de Saint-Maurice. Chaque minute qui passe diminue nos chances. En vérité, vous aviez décidé de partir, mais vous ne le vouliez pas. Vous attendiez le miracle qui vous permettrait de tout garder : votre situation, votre argent, votre foi, votre ville. Vous qui méditez les Écritures, vous auriez dû vous souvenir qu'il a été recommandé aux Juifs, prisonniers en Égypte, de manger la Pâque debout, les reins ceints et le bâton à la main, prêts au départ, afin de pouvoir fuir dès que le signal en serait donné... avant que le Pharaon ne se ravise.

L'armateur Manigault la regarda fixement. Il devint très rouge, puis presque pâle.

– Avant que le Pharaon ne se ravise, murmura-t-il. J'ai fait un songe, cette nuit. Toutes les menaces qui nous entourent prenaient forme. Je savais qu'un énorme serpent allait venir m'étouffer moi et les miens. Il s'approchait et sa tête, c'était celle...

Il s'interrompit, se leva, le regard toujours fixe, et après s'être essuyé posément la bouche avec sa serviette, la posa près de sa tasse de chocolat inachevée.

– Viens Jérémie, dit-il, en prenant la main de son fils.

– Où allez-vous ? cria Mme Manigault.

– Nous embarquer.

– Vous n'allez pas croire les folles histoires de cette femme ?

– J'y crois parce que je sais qu'elles sont vraies. Cela fait déjà plusieurs jours que je soupçonne qu'on nous trahit. (Il s'adressa au vieux nègre.) Va chercher mon manteau et mon chapeau et ceux de Jérémie.

– Prenez de l'or, lui souffla Angélique, tout ce que vous pouvez dans vos poches.

Mme Manigault se répandait en gémissements :

– Mais il perd la tête ! Mes filles, qu'allons-nous devenir ?...

Les jeunes filles regardaient tour à tour leur père et leur mère.

L'officier, gendre de l'armateur, se leva à son tour.

– Viens, Jenny, dit-il en prenant sa jeune femme par les épaules.

Il la regarda gravement, avec tendresse.

– ... Il faut partir.

– Comment cela ? Maintenant ?... balbutia-t-elle effarée.

Déjà elle s'était effrayée du voyage prévu sur le Sainte-Marie, car elle attendait un enfant.

– Tu avais pourtant préparé un petit bagage pour le départ. Prends-le. C'est le moment.

– J'ai aussi un sac, dit Manigault. Il est assez important, mais Siriki le portera.

– Il ne faut pas que Siriki nous suive, conseilla Angélique à voix basse. Il est trop connu comme étant votre nègre dans la ville. On nous repérera tout de suite. Vous êtes très surveillé.

– Abandonner Siriki, protesta l'armateur, mais c'est impossible ! Qui va s'occuper de lui ?

– Votre associé, le sieur Thomas qui devait soutenir vos affaires après votre départ et se remettre en correspondance avec vous lorsque vous seriez parvenu aux Iles.

– Mon associé ?... C'est justement lui qui nous a trahis. Maintenant j'en suis certain. Sans doute rêve-t-il de tout s'approprier.

Il ajouta, sombre :

– ...La tête du serpent que j'ai vu dans mon rêve, c'était la sienne.

Dans le vestibule son regard embrassa avec amertume les voûtes solides et ouvragées. Des portes vitrées s'ouvraient sur les allées d'un grand jardin. D'autres sur la cour, plantée de son inévitable palmier.

Manigault reprit la main de Jérémie et traversa la cour. Un des matelots le suivait, portant son sac.

– Où partez-vous ? glapit Mme Manigault. Moi, je ne suis pas du tout prête. J'ai encore deux ou trois plats de la collection, les plus précieux, à emballer...

– Emballez ce que vous voudrez, Sarah, et rejoignez-nous quand vous pourrez, mais dépêchez-vous quand même, pour une fois, répondit l'armateur avec philosophie.

Le jeune ménage le suivait. Puis une de ses filles le rattrapa en courant comme ils atteignaient la rue.

– Père, moi aussi je veux partir avec vous.

– Viens, Deborah !

C'était sa préférée, avec Jérémie.

Il eut le courage de franchir le seuil et de traverser la rue sans tourner la tête.

Aux abords de la porte Saint-Nicolas, le groupe formé par l'armateur, son fils et sa fille, son gendre et sa femme, ainsi que par Angélique et les trois matelots du Gouldsboro, décidèrent de se séparer. Joseph Garret, l'officier, passa le premier avec Jenny et Jérémie, puis M. Manigault mêlé au groupe des trois marins. Aux questions qu'on leur posa, le porte-parole du navire-pirate répondit en anglais. Il se trouvait que la sentinelle n'en connaissait pas un traître mot, mais savait qu'un navire anglais mouillait dans le port, arrivé de la veille. D'un air entendu, il laissa le passage libre aux étrangers en promenade. Deux belles filles du pays – Angélique et Deborah – semblaient les accompagner. Sitôt l'autorisation accordée, elles franchirent la porte gaiement sans prendre la peine de décliner leurs noms et qualités et les soldats n'osèrent les rappeler.

Le groupe s'éloigna, suivi par des regards indulgents.

– Le plus dur est fait, murmura Angélique à Manigault. On ne vous a pas reconnu.

Ils se placèrent l'un derrière l'autre afin d'avancer plus rapidement. Le vent était vif. Les nuages couraient rapidement, éblouissants de blancheur, effilochés comme des plumes. La rade paraissait foncée, encore sous le coup de sa colère de la nuit.

– Et notre mère ? interrogea Deborah. Mes sœurs ?

– Elles suivront ou ne suivront pas...

La vue s'étendait loin sur la plaine et l'on apercevait déjà les masures de Saint-Maurice. Des exclamations les accueillirent.

– Vous, enfin !

Les fugitifs sortaient des maisons où ils s'étaient assis en attendant près de l'âtre. Maître Berne avait eu de la peine à leur faire prendre patience et à maintenir leur confiance.

On leur avait parlé d'un navire. Où était-il ? Chacun commençait à s'apercevoir qu'il avait oublié quelque chose d'essentiel.

– Le châle de Raphaël !...

– Ma bourse contenant cinq livres !...

Grâce à la férule de Gabriel Berne, le calme s'était quand même maintenu. On avait fait boire du lait frais aux enfants, puis le pasteur Beaucaire avait entonné des prières et les habitants du hameau, aux visages de naufrageurs, s'étaient mêlés à eux car ils étaient tous huguenots malgré le patronyme de leur village.

Personne ne manquait à l'appel, sauf Mme Manigault et ses deux filles aînées.

– Partons nonobstant, décida le marin du Gouldsboro qui parlait un français singulier et répondait au nom de Nicolas Perrot. La marée va monter. Nous commencerons toujours à embarquer les passagers. Un de mes camarades va rester ici pour attendre et guider les retardataires.

On rassembla les enfants qui, tout à fait éveillés, et ravis de cette partie de campagne imprévue, organisaient des jeux.

Groupés par famille, ils allaient prendre le chemin indiqué par le matelot parlant français lorsqu'un appel venu de la lande les figea tous.

Une sorte de flamme orangée se déplaçait à une vitesse vertigineuse, bondissant de taillis en taillis. On distingua le vieux Noir Siriki, courant comme une antilope dans sa livrée de satin amarante, galonnée d'or.

– Mon maître ? Où est mon maître ?

– Ah ! mon fils ! s'écria Manigault en serrant le vieil esclave sur son cœur.

– Tu ne vas pas partir sans moi, mon maître ! Sinon moi mourir.

– Qu'ont dit les sentinelles en te laissant passer ? demanda Angélique ?

– Les sentinelles ?... Rien dire. Moi, je courais, je courais !

Et il éclata de rire en montrant ses dents blanches.

– Hâtons-nous, recommanda Angélique en poussant les uns et les autres dans le sentier indiqué par le marin.

Elle avait repris Honorine par la main. Les premiers groupes commencèrent à s'avancer à travers la lande. Jusqu'aux premières dunes, vers la mer, il y avait un long espace plat, à découvert. La plaine semblait immense, nue. On apercevait, très nettement encore, La Rochelle, ses tours et ses remparts. Angélique n'était pas tranquille. L'esclave Siriki, courant derrière son maître, avait dû attirer l'attention.

– Venez, dit-elle aux Manigault. Maintenant, il ne faut plus perdre un instant.

Mais ils s'attardaient. L'armateur était visiblement partagé entre la tentation d'être délivré une bonne fois de la commère qui lui menait la vie dure depuis vingt-cinq ans et l'ennui d'abandonner son épouse et ses deux filles.

« Elle s'en tirera toujours, s'encourageait-il. Elle serait même capable de tenir en main mon associé malhonnête ! Mais si on la jetait en prison, cette pauvre Sarah qui aime tant la bonne chère, elle dépérirait. »

On entendit un bruit de roues cahotant sur le chemin et Mme Manigault apparut, suant et soufflant, attelée elle-même, comme un âne, aux brancards d'une charrette dans laquelle s'entassaient pêle-mêle des tapis, des brocards, des vêtements, des coffrets et, surtout, la fameuse vaisselle de Bernard Palissy à laquelle elle tenait par-dessus tout. Ses deux filles et une servante poussaient aux roues.

La fatigue ne l'avait pas abattue, au contraire. Car sitôt qu'elle aperçut son époux, elle éclata en invectives et reproches.

– À votre tour, maintenant, fit-elle en cédant les brancards à son gendre. Et toi, fainéant, cria-t-elle à Siriki, n'aurais-tu pas pu m'attendre au lieu de filer comme une hirondelle ?

– Vous avez passé la porte Saint-Nicolas dans cet équipage ? demanda Manigault rouge de fureur.

– Et alors ?

– Et ils ne vous ont rien dit ?

– Si. Ils m'en ont dit. Mais je leur ai aussitôt rabattu leur caquet à ces grossiers. Il aurait fait beau voir qu'ils m'empêchent de passer !...

– Enfin, puisque vous voilà, avancez et dépêchez-vous ! fit Angélique exaspérée.

La grosse femme avait dû créer un scandale en franchissant la porte Saint-Nicolas. Ainsi, à pied, traînant sa charrette comme une bohémienne ! Dans sa colère, elle était bien capable de leur avoir même crié qu'elle s'en allait, qu'elle allait s'embarquer sans espoir de retour et qu'elle en avait assez de La Rochelle et de tous ses habitants ! C'était même un thème qu'elle affectionnait car elle était d'Angoulême et ne s'était jamais habituée à vivre dans un port.

Angélique, Honorine dans ses bras, prit le chemin de la falaise. De temps à autre, elle se retournait pour crier : « Pressez-vous !... » aux Manigault qui suivaient tout en tirant la charrette et en se disputant.

Ensuite, elle regardait du côté de la ville.

La Rochelle, allongée, éclatante de blancheur au-dessus des terres basses et grises, ressemblait plus que jamais à une couronne aux mille fleurons. Mais Angélique s'inquiétait surtout de ce flocon de poussière qui semblait naître au pied des remparts, du côté de la porte Saint-Nicolas.

Elle hâta le pas, rejoignit la famille du boulanger.

– Les Manigault ont pris une charrette, eux, dit la femme rancunière. Si j'avais su, j'aurais chargé ma brouette, moi aussi.

– Les Manigault peuvent causer notre perte avec leur charrette, dit sèchement Angélique.