Sous la pluie de terre et de cailloux qui se déversait, Angélique crut le Rescator et Honorine ensevelis à jamais. Puis, peu à peu, elle distingua la silhouette du pirate émergeant d'un brouillard de poussière et de fumée.
– Voici votre fille ! Tenez-la bien, maintenant.
– Est-elle blessée ?
– Je ne crois pas. Et maintenant, embarquons.
Profitant du désarroi causé par la rafale de boulets parmi les rangs des dragons, la chaloupe était revenue. Les derniers matelots du Gouldsboro y transportèrent le corps inerte de maître Berne et de l'un des leurs, blessé également. Angélique fut poussée sans ménagement et on lui recommanda de s'étendre au fond de l'embarcation.
– Il est impossible de faire un nouveau voyage, dit la voix du Rescator. Il faut que tout le monde prenne place cette fois-ci.
Lui-même monta le dernier, avec un geste théâtral vers les murailles blanches des falaises charentaises.
– Adieu, ô rives peu hospitalières !
Debout à la dernière extrémité de la barque, il était une cible toute désignée.
Heureusement, les soldats, démoralisés par une attaque qui les avait pris de plein fouet et qui avait causé de nombreuses pertes parmi eux, ne songeaient plus à tirer. Leur lieutenant était sérieusement blessé. L'adjudant hurlait des ordres contradictoires que l'écho de son porte-voix apportait jusqu'aux fugitifs.
– Qu'on galope demander le soutien du tir du Fort Louis.
– Avertissez la flotte de Saint-Martin-de-Ré et le Grand Fort de la Pointe de Sablonceaux...
– Il ne faut pas laisser ce bandit s'échapper.
Dans un violent bruit de chaînes, le Gouldsboro relevait son ancre. Simultanément les gabiers libérèrent les voiles que le vent gonfla aussitôt. Debout sur la passerelle, le capitaine Jason criait ses ordres avec calme et comme s'il appareillait solennellement au port, sous le regard des badauds. Agiles, les matelots gabiers couraient le long des vergues et des mâts serrant ici ou là un cordage, une écoute...
Le bâtiment frémissait, prêt à s'élancer.
Cependant la chaloupe, surchargée sous le poids des derniers rescapés, avait contourné le navire. Elle était maintenant à l'abri de toute agression et l'embarquement de ses occupants put se faire sans encombre, tandis que le Gouldsboro commençait de vague en vague à s'avancer hors de la crique.
Un matelot prit Honorine dans ses bras pour grimper à l'échelle de corde. Il avait un tampon noir sur l'œil et rappela à Angélique le visage peu avenant de Coriano, le second de d'Escrainville. Tel quel, il subjugua Honorine qui lui mit les bras autour du cou et ne souffla mot tandis qu'il la transportait dans les airs par l'échelle de corde.
La remontée des deux blessés s'avéra une manœuvre plus périlleuse.
Enfin tout le monde fut sur le pont et à grand renfort de poulie, le canot fut hissé et solidement amarré à la rambarde. Tous ces différents mouvements s'étaient exécutés avec un calme et une rapidité exemplaires.
Angélique, sentant sous ses pieds le pont solide, releva les yeux.
Les falaises déjà s'éloignaient, couronnées par la ligne rouge des dragons qui leur tendaient le poing. Irrésistiblement poussé par la brise, le Gouldsboro quittait son abri et débouchait dans la mer des Pertuis.
Sur la gauche, La Rochelle apparut, déroulant son front de mer. On l'aurait dite très proche, étincelante de soleil au-dessus de l'eau, avec ses tours démantelées mais encore majestueuses : Saint-Nicolas, La Chaîne, La Lanterne. Le navire allait vers elle.
Chapitre 17
Le Rescator avait pris pied le dernier sur le pont. D'un regard il embrassa la situation. Nicolas Perrot, debout près de lui, hocha la tête.
– Le vent souffle du noroît !... Mauvais pour nous...
– Ouais...
Angélique elle-même pouvait se rendre compte que le vent les poussait vers la ville. Sur la passerelle, le capitaine Jason s'époumonait à faire hisser des voiles, à en abattre d'autres, afin d'orienter son bâtiment vers le chenal de La Pallice.
Un marin s'approcha du Rescator et lui tendit sa longue-vue. Le pirate eut un geste vers son masque, comme s'il allait l'ôter. Il se ravisa, jeta un bref coup d'œil autour de lui.
– Les blessés et les passagers dans la cale ! Personne sur le pont autre que les gens d'équipage.
Il leva sa longue-vue, observa un instant les parages et les efforts du Gouldsboro pour fuir malgré le vent contraire
– Non, pas vous... fit-il sans se retourner.
Sans doute avait-il senti le mouvement d'Angélique s'apprêtant à suivre docilement le groupe qui, par une écoutille, descendait à l'intérieur.
Le Rescator abaissa sa longue-vue et se tourna vers la jeune femme. Il la considéra.
Elle était debout, le visage encore décomposé, serrant farouchement sa fille entre ses bras. Le vent tordait les cheveux d'Honorine comme une flamme ardente.
– Votre fille, dit-il, de sa voix sourde. C'est vrai... Elle vous ressemble. Lequel de ces Huguenots que nous venons d'embarquer est son père ?
Était-ce le moment de poser de pareilles questions ?
Il semblait à Angélique que la ville se rapprochait. Pour un peu, on aurait aperçu les curieux aux fenêtres et sur les remparts, se rassemblant pour observer la manœuvre désespérée de ce navire inconnu.
– Son père, dit-elle en le fixant comme s'il était devenu fou. Eh bien !... c'est le dieu Neptune, figurez-vous... Oui, on me l'a dit. Et maintenant, regardez donc plutôt où nous sommes. Nous allons passer à portée de tir du Fort-Louis. Si la garnison a été avertie, nous sommes perdus.
– C'est ma foi très probable, ma chère...
Le Gouldsboro n'avait pu réussir à doubler la Pointe du Chef de Baie. Il restait toujours en vue de La Rochelle et du fort aux créneaux duquel on pouvait distinguer une animation suspecte.
– Vous !... venez par ici, décida brusquement le Rescator en faisant signe à Angélique de le suivre.
À grands pas, il traversa le pont, gravit l'escalier du gaillard d'arrière, puis celui de la dunette.
– Madame, mettez-vous à l'abri, dit l'homme au bonnet de fourrure, Nicolas Perrot, en désignant à Angélique l'entrée des appartements du Rescator, sous la dunette.
Il ajouta avec un sourire :
– ... Notre chef vient de prendre la barre. Donc nous allons nous en tirer.
Cette confiance en l'habileté de celui qui les dirigeait semblait être partagée par tout l'équipage. Le plus grand calme régnait parmi les hommes et il y avait même quelques lascars perchés dans les balancines ou les haubans qui plaisantaient, imitant la gouaille de celui qui leur avait appris à considérer le danger avec une philosophie souriante.
– Mais le Fort-Louis va tirer, dit Angélique d'une voix blanche.
– Mêmement probable, fit avec son bizarre accent français Perrot qui demeurait près d'elle, sans doute chargé de sa garde.
Soudain un flot d'ordres lancés par le porte-voix du capitaine Jason déferla au-dessus de leurs têtes, à l'adresse des gabiers. La plus grande activité régna aussitôt dans l'aérienne forêt de cordages, de mâts et de toile où des silhouettes humaines semblaient se déplacer avec une agilité simiesque.
À l'instant où la fumée des mèches allumées s'élevait au-dessus du Fort-Louis, toute la voilure du Gouldsboro changeait de place et de vent.
Le bâtiment ne bougeait presque plus et paraissait vouloir s'immobiliser en vue du fort et des canons braqués sur lui.
– Mouillez l'ancre.
Presque aussitôt, on entendit le bruit de la chaîne se dévidant et du jaillissement produit par l'ancre touchant les flots.
Angélique jeta à son compagnon un regard chargé d'incompréhension et d'inquiétude.
– Le Rescator voudrait-il parlementer ? demanda-t-elle affolée.
Il secoua négativement sa lourde tête d'ours.
– Pas son genre, grommela-t-il. M'est avis qu'il se croit plutôt à la pêche au cachalot, dans l'estuaire du Saint-Laurent.
L'ancre touchait le fond. Le navire était stoppé, virant légèrement dans l'axe du vent.
Le bruit de tonnerre de tous les canons du fort, tirant ensemble au commandement, retentit. Mais, au même moment, sous une violente poussée du gouvernail, le bâtiment visé, prenant appui sur le point fixe de son ancre, virait souplement.
La giclée de boulets passa à quelques pouces, balayant l'emplacement blanchi d'écume, où le Gouldsboro se présentait de flanc trois secondes auparavant.
Comme un habile duelliste il s'était effacé devant le coup.
Mais le danger n'était que différé. Il n'aurait pas le temps de remonter son ancre, avant de recevoir une seconde bordée.
À peine Angélique s'était-elle formulé cette réflexion que le porte-voix lançait.
– Sacrifiez l'ancre.
Une enclume se trouva en place, comme par enchantement, sur le gaillard d'avant, trois coups de masse à toute volée firent sauter la chaîne.
– Pleine voilure !... Cap Nord-Est.
Le navire libéré obéit à l'attraction de ses voiles.
Les canonniers du Fort-Louis, gagnés de vitesse, Teintèrent en vain. Les boulets passèrent encore presque à frôler leur cible, qui en fut violemment secouée et éclaboussée, mais n'en continua pas moins son chemin.
– Hip, hip, hourra ! cria Nicolas Perrot.
Le cri fut repris d'une seule voix par l'équipage. Perrot commenta.
– Dix « pelotes » que ces salauds nous auraient plantées dans nos œuvres vives si notre chef n'était pas le plus fin manœuvrier de toutes les mers. Nous serions déjà au fond ! ma parole !... Vous avez vu ce coup de barre ?... Mais, rentrez dans le salon, madame. Car nous ne sommes pas encore sortis de ce guêpier, peu s'en faut...
– Non, je veux rester jusqu'au bout, jusqu'à ce que je voie la mer libre devant nous.
– Ma foi ! À votre convenance, madame. Il y en a qui préfèrent regarder la mort en face. Et après tout, ça n'est pas une mauvaise façon car, quelquefois. ça lui fait peur et elle recule.
Angélique commençait à se sentir en amitié avec le trappeur du lointain Saint-Laurent. Il n'avait pas trop l'apparence d'un forban sans foi ni loi, malgré sa coiffure de peau de bête et ses bras bleuis de tatouages.
Après le tour d'acrobatie qui lui avait permis d’échapper à la rafale du Fort-Louis, le Gouldsboro s'était redressé, avait paru s'ébrouer comme un cheval de bataille qui prend conscience de la partie à jouer. Un léger fléchissement du vent tournant vers l'ouest lui permit de reprendre sa marche en avant. Il se couvrit de toile pour profiter de cette passagère clémence de son ennemi, le noroît, et très vite s'éloigna de La Rochelle et parvint même à dépasser la Pointe du Chef de Baie.
Il lui fallait encore, pour avoir accès au grand large, franchir les « pertuis », passages entre les îles. Le fort vent de nord-ouest, qui soufflait ce jour-là, leur interdisait l'accès du pertuis d'Antioche, au sud, situé entre les Iles de Ré, d'Aix et d'Oléron. Mais pour gagner le pertuis breton, voie de sortie plus étroite et plus abritée, entre le continent et la côte nord de l'Ile de Ré, il fallait encore franchir un étroit chenal, celui de La Pallice et de la Pointe des Sablonceaux.
Ce fut à cette dernière solution que parut se décider le Rescator. Le porte-voix du capitaine Jason lança :
– Hé ! Ceux des voiles ! Carguez les hautes voiles ! Larguez civadière, brigandine et voile d'étai.
Sous basse-voilure, le Gouldsboro s'engagea dans le passage, entre les deux promontoires.
Angélique respirait à peine. Elle savait la traîtrise du chenal rocheux invisible et peu profond, dont les matelots du port s'entretenaient avec souci. Le vent court, projetant sur le flanc du bateau de petites lames dures et violentes, risquait à chaque instant de le faire sortir de l'étroite ornière au-delà de laquelle un navire de fort tonnage s'échouerait fatalement.
– Êtes-vous déjà venus par ce passage ? demanda-t-elle à son gardien.
– Non, nous sommes entrés par le sud.
– Alors il faudrait un pilote. Parmi mes amis il y a le pêcheur Le Gall, il connaît toutes les embûches du pertuis.
– Bonne idée, s'écria l'homme au bonnet de fourrure.
Il la quitta soudain pour aller communiquer le renseignement aux deux capitaines.
Peu après, Le Gall parut à son tour, guidé par un matelot. Angélique ne put se retenir de le suivre, sur la dunette.
Le Rescator était à la barre, toujours masqué. Tout son être tendu semblait chercher à deviner, au moindre frémissement du navire, la passe difficile. Il échangea quelques mots avec le navigateur rochelais puis lui céda la place.
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