Les relations d'Honorine avec l'espèce féminine étaient plus compliquées. Passé l'âge canonique, elle lui inspirait la plus grande tendresse. Rebecca et toutes les grand-mères avaient droit à ses sourires. Vis-à-vis des femmes d'âge moyen, le bébé observait une stricte neutralité. Les choses se gâtaient avec les jeunes filles, et ses contemporaines, considérées comme rivales en puissance, étaient l'objet de sa haine. Elle avait failli crever les yeux de la petite Ruth, âgée de trois ans, la dernière fille de l'avocat Carrère. À tout prendre, cette ronde poupée d'Honorine, tanguant dans ses jupes d'un air décidé, mettait beaucoup d'animation dans la maison.

Souvent elle poussait un cri étrange dont Angélique avait appris à reconnaître l'accent. Cela signifiait qu'Honorine souffrait d'être enfermée et voulait voir la mer. Sur la plage, plus rien n'existait pour elle que le jeu des vagues et des goémons et le domaine merveilleux des coquillages. Pareille à une citrouille dans ses jupes retroussées, elle pataugeait avec ardeur. Angélique la suivait en échangeant quelques paroles avec les cueilleuses de moules.

Au pied des remparts, la marée laissait à découvert de vastes espaces rocheux, chevelus d'algues, à trous d'eau claire où se cachaient des crabes. Une nuée de gamins s'y ébattaient, avec les mouettes. Parmi eux on retrouvait, plus souvent que nécessaire, le jeune Martial, en rupture de son banc d'écolier. Martial donnait bien des soucis à son père. Il avait des dispositions pour l'étude, mais préférait courir la maraude avec sa bande d'amis parmi lesquels on rencontrait les principales fortes têtes du quartier dont les deux fils aînés de l'avocat Carrère, Jean et Thomas, et celui du médecin, Joseph.

Maître Gabriel déplorait que le jeune garçon ne pût connaître la forte discipline d'un collège. Il avait alors décidé d'envoyer son fils aîné en Hollande. Il y apprendrait au moins la bonne marche d'un commerce.

Angélique s'attristait à l'avance de ce départ fatal. Bien des choses en Martial lui rappelaient son fils Florimond. Elle reconnaissait, derrière sa désinvolture souriante, l'inquiétude de l'adolescent qui s'avance sur un terrain mouvant et qui, découvrant la société où il doit vivre, s'aperçoit tout à coup que sa place n'y est déjà plus. C'était cette découverte affreuse qui avait poussé Florimond à quitter sa mère, à s'enfuir, à chercher un coin de la terre où il pourrait être lui-même et non chargé de la double malédiction de ses parents.

Martial aussi, un jour, s'enfuirait et ces jeunes garçons que l'incroyable aveuglement des adultes retenait encore au rivage condamné.

Ce jour-là, ils étaient assis au sommet d'un rocher, penchés les uns vers les autres et tellement absorbés qu'ils ne l'entendirent pas approcher. Le vent remuait leurs longs cheveux, les chemises ouvertes sur les jeunes poitrines. Elle fut saisie d'angoisse à la pensée que la machine qui devait les broyer était déjà en place, tapie comme un monstre au cœur même de la ville. Martial lisait d'une voix appliquée : « ... Il ne fait jamais froid aux Iles d'Amérique. Aussi la glace n'y est point connue et ce serait un prodige que d'en voir. Il n'y est point quatre saisons égales et diverses comme en Europe, mais deux seulement. L'une est celle où les pluies sont fort fréquentes, d'avril en novembre, et l'autre, celle des grandes sécheresses... Toutefois, la terre y est toujours revêtue d'une agréable verdure et demeure presque en tout temps couronnée de fleurs et de fruits... »

– Y a-t-il de la vigne, là-bas ? interrompit un gamin aux cheveux couleur de paille, parce que mon père est un réfugié des Charentes, un vigneron. Et qu'est-ce qu'on irait faire nous autres dans un pays où il n'y a pas de vigne ?

– Oui, il y a de la vigne, affirma Martial triomphant. Écoute la suite... « La vigne vient fort bien en ces Iles et outre une espèce de vigne sauvage, qui croît naturellement parmi les bois et qui porte de beaux et gros raisins, on voit, en bien des endroits, des vignes cultivées comme en France, mais qui produisent deux fois l'année et, parfois même plus souvent... »

La leçon de géographie se poursuivit par la description des arbres à pain, des papayers aux branches desquels poussent des sortes de melons, le coco au délicieux lait végétal. « ... Le savonnier produit un savon liquide qui lave et blanchit le linge, le calebassier produit des récipients et des ustensiles de ménage qui n'ont pas besoin d'être fabriqués par des artisans... »

– Et de quelle couleur sont donc les habitants de ces îles chaudes ? Rouges, avec des plumes, comme en Nouvelle-France ?

Martial feuilleta le petit livre et dit qu'il ne trouvait pas le renseignement à ce sujet. D'un commun accord, ils se tournèrent vers Angélique, assise près d'eux, Honorine sur les genoux.

– Savez-vous la couleur de ces îliens, dame Angélique ?

– Je crois qu'ils sont noirs, fit-elle, parce que, depuis longtemps, on amène des esclaves d'Afrique dans ces îles.

– Mais les Caraïbes, eux, ne sont pas des Noirs, fit remarquer le jeune Thomas Carrère qui écoutait volontiers les récits des marins sur le port.

Martial trancha le débat :

– Nous n'aurons qu'à demander au pasteur Rochefort quand nous le verrons.

– Le pasteur Rochefort, dis-tu ?

Angélique avait sursauté.

– Parles-tu de ce grand voyageur qui est l'auteur d'un livre sur les îles d'Amérique ?

– Et que je suis en train de lire à mes camarades. Voyez !

Il lui montra l'édition récente et fraîchement reliée et ajouta à mi-voix :

– ... On risque cinquante livres d'amende et la prison lorsqu'on est découvert en possession de cette relation de voyages, parce qu'il paraît que cela donne aux protestants le goût d'émigrer. Nous devons donc faire très attention...

Angélique tournait les pages qu'illustraient des croquis naïfs représentant des arbres ou des animaux de ces pays lointains.

Du néant de son passé resurgissait une vision oubliée et qui toujours lui avait paru sans explication, mais marquée par le sceau du destin : la visite de ce pasteur Rochefort, lorsqu'elle avait une dizaine d'années, à Monteloup.

Ce sombre et solitaire cavalier, arrivé par un temps d'orage et de fin du monde, avait parlé de choses inconnues et singulières, d'hommes rouges aux cheveux de plumes, de terres vierges peuplées de monstres anciens…

Mais, à l'époque – il y avait maintenant plus de vingt années de cela – l'étrangeté de sa visite n'avait résidé ni dans son apparition insolite ni dans l'exotisme de ses propos. Non. Sa visite était restée celle d'un messager du destin, redoutable et mal compréhensible, celui d'un appel au loin. À cet appel, venu de l'autre bout du monde, son frère aîné Josselin avait répondu aussitôt. Il avait quitté sa famille, son pays et personne n'avait jamais su ce qu'il était devenu1.

– Mais ce pasteur Rochefort doit être mort aujourd'hui ? dit-elle d'une voix qui lui parut faible et mal assurée

– Oh ! non. Il est très vieux, mais il voyage toujours.

Le jeune garçon continua plus bas :

– En ce moment, il est à La Rochelle. Personne ne doit savoir qui le cache, sans cela il serait immédiatement arrêté. Cela vous intéresserait-il de le voir et de l'entendre, dame Angélique ?

Et, comme elle avait fait un signe affirmatif, il lui fourra quelque chose dans la main.

C'était une grossière piécette de plomb sur laquelle on pouvait discerner une croix surmontée d'une colombe.

– Avec ce « méreau » vous pourrez vous présenter à l'Assemblée qui doit se tenir près du hameau de Jouvex, lui expliqua Martial. Là, vous verrez et entendrez le pasteur Rochefort. Il doit y prendre la parole, car c'est pour lui qu'a lieu l'Assemblée. Il y aura plus de dix mille des nôtres...

Chapitre 4

Le jeune garçon avait exagéré en pensant que « l'Assemblée au désert », à laquelle se rendait Angélique, réunirait dix mille fervents.

La crainte retenait beaucoup de ceux-ci et le fond de cette saline asséchée et entourée de digues, sur lesquelles s'entassaient encore des monceaux considérables de sel, pouvait tenir difficilement quelques milliers de pèlerins au plus.

La saline désaffectée avait été choisie parce qu'elle formait un ravin isolé, limité par deux arêtes rocheuses, dissimulant ce repli à ceux qui traversaient la plaine marécageuse autour de La Rochelle. La mer était proche et apportait l'accompagnement de sa rumeur au bourdonnement des voix. On se saluait au fur et à mesure des arrivées, on s'installait en échangeant quelques commentaires.

Un demi-cercle de pierres calcaires formait un grossier amphithéâtre autour d'une petite table devant laquelle devait parler le prédicateur.

– Ceci est la chaire, et l'autre qu'où apporte est la table de la communion, lui expliqua Martial.

Il avait tenu à l'accompagner, fier de l'avoir « recrutée ». Avec lui, elle avait pris place dans la carriole du boulanger du quartier, dont le mitron de fils, Anasthase, était un autre ami du jeune Berne.

Tante Anna et Séverine qui arrivaient dans une autre carriole transportant le papetier, sa femme et sa fille, eurent un haut-le-corps en apercevant « la Papiste ». On les vit, de loin, discuter avec maître Gabriel qui les escortait à cheval, en lui démontrant sans doute les dangers de cette présence. Le marchand haussait les épaules. Un remous de la foule cacha le groupe. On apportait un plat d'étain recouvert d'un linge blanc sous lequel on devinait la forme d'une tourte de pain, puis deux coupes d'étain. Au pied de la table fut déposée une cruche de grès également protégée d'un linge.

Angélique avait beaucoup hésité à se rendre à cette assemblée. Elle risquait les plus graves sanctions si une chose pareille s'ébruitait. Mais ici, presque tout le monde risquait quelque chose, qui des amendes ruineuses, qui la prison, qui la mort même, comme ces « convertis », lesquels se glissaient tristement, honteusement parmi leurs anciens coreligionnaires, n'ayant pu résister aux tourments qui les poursuivaient depuis leur abjuration.

Tous ces gens traqués étaient vêtus de noir ou de couleurs sombres. L'un des plus grands armateurs de La Rochelle, Manigault, apparut au contraire, très digne dans un habit de velours prune, bas noirs et souliers à boucles d'argent. Chacun le trouva fort bel homme, suivi de son nègre Siriki. Il tenait par la main son fils Jérémie, dont il était très fier, un charmant séraphin aux longues boucles blondes que ses quatre sœurs et sa mère adulaient comme un petit roi.

La famille de l'avocat Carrère était là également, au grand complet. L'ampleur de Mme Carrère annonçait une onzième maternité.

Quelques authentiques gentilhommes se reconnaissaient à leurs épées. Ils se groupaient entre eux et ils se mirent à parlementer.

– Place, place pour Mme de Rohan !

Des valets apportaient, au premier rang, un fauteuil en tapisserie dans lequel prit place une vieille dame autoritaire, la main montrant des serres de vieille chouette, sur sa canne à pommeau d'argent.

L'affluence était maintenant à son comble. Mais tout se passait dans l'ordre. Des jeunes gens circulaient présentant une poche de toile où l'on déposait la contribution demandée pour l'entretien des ministres du culte. La plupart des gens étaient assis par terre, parmi les résidus poisseux de sel marin. Les plus riches ou les plus prévoyants avaient apporté des coussins, des sacs et, certains, des chaufferettes à charbon de bois, car il faisait fort frais et venteux.

Sur la lande, on pouvait apercevoir, attachés aux maigres tamaris ou gardés par des garçons obligeants, les chevaux, les ânes, les mulets de tous les assistants. Les garçons devaient aussi servir de sentinelles pour signaler l'approche possible de dragons du Roi. Les charrettes, brancards levés, attendaient la fin de la cérémonie.

Un cantique s'éleva bientôt, repris par le chœur sourd et puissant de la foule.

Trois personnages vêtus de noir et coiffés d'immenses chapeaux ronds, également noirs, s'avancèrent vers le centre occupé par les tables.

L'un d'eux était le pasteur Beaucaire. Mais Angélique examina avidement le plus grand et le plus âgé du groupe. Malgré les cheveux blancs qui encadraient ce visage hâlé et ridé, elle reconnaissait « l'Homme noir », le voyageur légendaire de son enfance. Sa vie vagabonde, les dangers affrontés dans ses multiples pérégrinations semblaient avoir conservé bien droit son corps sec et maigre.

Le troisième pasteur était un personnage trapu et rougeaud, au regard vif et autoritaire. Ce fut lui qui prit la parole d'une voix forte et qui portait loin.