Angélique se leva.
– Monsieur, il me faut me retirer. Puis-je être assurée que vous ne me trahirez pas et ne parlerez de notre rencontre à personne, du moins tant que vous serez en France et à La Rochelle.
– Vous pouvez en être assurée, promit-il. D'ailleurs à qui pourrais-je parler ici ? Ces Rochelais sont froids comme le marbre…
Sur le seuil, il lui baisa la main. Il n’était plus fonctionnaire. Il commençait une vie nouvelle. Et sa personnalité vaguement poétique et aventureuse, jusqu'alors enfermée dans une enveloppe étriquée, toujours inquiète, montrait le bout de l'oreille.
– Belle captive aux yeux verts, que le dieu des vents mène votre nacelle loin d'un sort aussi funeste que celui que vous subissez actuellement. Bien que vos charmes, dont tout Candie fut éblouie naguère, demeurent sévèrement cachés, on n'en devine pas moins qu'ils ne méritent pas une telle éclipse. Savez-vous ce que je vous souhaite ? C'est que le Rescator vienne jeter l'ancre devant La Rochelle et qu'il vous enlève à nouveau.
Elle l'aurait embrassé pour ces paroles. Mais elle protesta mollement.
– Grands dieux, non ! Je craindrais qu'il ne me fît payer trop cher les ennuis que je lui ai causés. Il doit me maudire, encore, à ce jour...
Pour gagner du temps, elle prit le chemin des remparts. On devait s'étonner de sa longue absence. La soupe du soir ne serait pas prête. Le soleil venait de disparaître et le vent froid mordait ses bras à demi nus, car elle était sortie sans mante, dans le tiède après-midi d'automne. Sous le ciel jaune clair, la mer avait une teinte grise et dépolie. Elle était paisible et roulait ses vagues le long de la grève des goémons. De temps à autre, une lame plus forte frappait le pied des murs et les embruns volaient dans le vent.
Les yeux fixés sur l'horizon, Angélique croyait y voir naître un navire, parmi tant d'autres apparus. « Il s'en est allé sur l'Atlantique... »
Était-ce fou de rêver comme une jeune fille dont e cœur s'émeut d'avoir été élue par un prince mystérieux des mers qui pour elle renoncerait à tout !
N’était-elle pas une femme désenchantée, n'avait-elle pas vécu ? La brutalité des hommes ne l'avait-elle pas blessée à jamais ?
Quand donc l'imagination des femmes cesse-t-elle de battre la campagne ? Leur goût du merveilleux et des grands rêves inaccessibles ne doit mourir qu'avec elles.
« C'est la magie de cette histoire qui me fascine », songeait-elle.
Comment oublier la douceur de ce manteau de velours noir l'enveloppant, la voix au timbre sourd, un peu brisé.
– ... « Chez moi, il y a des roses... Chez moi, vous dormirez... »
Elle était si absorbée qu'elle se heurta au soldat Anselme Camisot qui lui barrait le passage avec sa hallebarde.
– Belle dame, puisque vous voici sur mon territoire, vous me devez un baiser.
– Monsieur Camisot, je vous en prie, implora Angélique avec gentillesse et fermeté.
– Ah ! si la reine m'en prie, comment pourrais-je ne pas m'incliner, moi, pauvre sentinelle ?
Il s'écarta pour la laisser passer. Appuyé sur sa hallebarde, il suivait des yeux avec une mélancolie de chien triste sa silhouette à la démarche princière, sous la pauvre robe, admirant éperdument sa taille ronde, la ligne des épaules épanouies, sa nuque droite et la courbe de son blanc profil tourné vers la mer.
Chapitre 6
Un matin, on trouva l'oncle Lazare mort, sereinement, dans son lit. Mme Anna et Abigaël firent sa toilette mortuaire et l'installèrent dans des draps blancs et magnifiques. Le pasteur Beaucaire était déjà là avec son neveu. Le papetier arriva peu après, puis les voisins de plus en plus nombreux. Vers le milieu de la matinée, on sonna au portail. Angélique descendit dans la cour pour ouvrir et introduisit un homme dont la mise sévère, redingote noire, rabat blanc, ne lui inspira pas confiance et qui se présenta comme étant le sieur Baumier, président de la Commission Royale pour les affaires religieuses et auxiliaire de M. Nicolas de Bardagne.
Angélique avait entendu parler du personnage. Elle se mordit les lèvres et ne s'étonna pas de découvrir, par-dessus l'épaule du visiteur, quatre hommes d'armes qui entrèrent à leur tour en se dandinant d'un air assuré, ainsi qu'un individu à la mine fort peu engageante dont la casaque était écussonnée aux armes de la ville : la nef à deux voiles, semée de trois fleurs de lys.
D'un air de circonstance, c'est-à-dire tout à fait funèbre, Baumier se dirigea vers les escaliers, suivi de son commis et de ses acolytes peu rassurants.
À leur vue, l'assemblée agenouillée se releva et la tension monta brusquement.
Le sieur Baumier déroula un parchemin et en fit lecture d'une voix hargneuse :
– « Attendu que le sieur Berne Lazare, converti en la journée du 16 mai, était retombé en ses coupables erreurs, avait négligé son salut éternel, donné un exemple dangereux, etc. » il était déclaré atteint et convaincu du crime de relaps, pour réparation duquel son cadavre serait traîné sur une claie par l'exécuteur des hautes œuvres, par les cantons et carrefours de la ville, et jeté à la voirie, condamné en outre à trois mille livres d'amende envers le Roi et à cent livres d'aumônes envers les pauvres prisonniers de la conciergerie du Palais...
Maître Gabriel intervint. Il était très pâle. Il s'était placé entre Baumier et le lit où, seul dans l'assemblée, le mort conservait une expression sereine et tant soit peu ironique.
– M. de Bardagne ne peut avoir pris pareille décision à notre égard. Il a été témoin lui-même du refus de mon oncle et je propose d'aller le chercher.
Baumier grimaça en roulant son parchemin.
– C'est bon, dit-il, très sûr de lui, allez donc le chercher, mais moi je reste. J'ai tout mon temps. Il est au service d'une cause sacrée qui finira bien par débarrasser la ville de dangereux conspirateurs. Car il y a conspiration des mauvais anges contre les bons, comme il y a conspiration des mauvais sujets du Roi contre les fidèles et souvent à La Rochelle les deux se confondent.
– Seriez-vous en train de nous désigner comme traîtres au royaume ? demanda l'échevin Legoult, m s'avançant les narines pincées, les sourcils en bataille.
Maître Gabriel s'interposa :
– Qui va aller chercher M. de Bardagne ? interrogea-t-il.
– Je reste ici et mes hommes avec moi, clama 5 ramier avec un sourire sardonique.
– Alors j'y vais, dit Angélique.
Elle avait déjà sa mante sur les épaules. Elle dévala l'escalier.
– Courez, courez toujours, ricana Baumier.
Angélique traversa la ville, sans avoir le temps de se tordre les pieds sur les pavés ronds, tant elle se hâtait. Au domicile de M. de Bardagne, on lui dit : « Au Palais de Justice ». Au Palais de Justice, après bien des détours, un commis put la renseigner M. de Bardagne était en visite chez le grand armateur Jean Manigault.
Angélique repartit portée par les ailes du vent. Que pouvait-il se passer pendant ce temps-là dans la maison des remparts qu'elle avait laissée plus chargée de passions assassines qu'une poudrière ? Entre les sarcasmes de Baumier, la grossièreté des soldats, l'indignation et la colère des protestants, les étincelles n'allaient pas manquer de jaillir ! Et elle avait oublié Honorine, là-bas ! Quelle imprudence ! Elle se voyait déjà devant une maison déserte, les scellés sur la porte, tout le monde en prison, on ne savait où...
Elle était morte d'anxiété en parvenant devant le superbe hôtel des Manigault.
M de Bardagne faisait collation avec la famille Manigault sous les portraits attentifs d'une dynastie d'armateurs rochelais. Dans la pièce régnait une bonne odeur de chocolat poivré que l'esclave Siriki versait d'un pot d'argent tandis qu'une montagne de fruits exotiques : ananas, pamplemousses, mêlés à de beaux pampres du pays, se dressait au centre de la table dans un bassin de porcelaine. Angélique n'eut pas un regard pour toutes ces splendeurs. Elle se précipita essoufflée vers le lieutenant du Roi.
– Monsieur, je vous en prie, venez vite. Maître Gabriel Berne vous appelle à son secours. Il n'espère plus qu'en vous.
M. de Bardagne se leva très galant et impressionné par cette apparition. Angélique, le teint animé par la course, les yeux brillants, la poitrine frémissante sous son corsage noir, rayonnait à son insu une fièvre assez troublante. Son émoi, son expression suppliante, joints au plus beau regard du monde, ne pouvaient laisser insensible un homme fervent amateur du sexe faible. Et c'était bien le cas pour Nicolas de Bardagne.
– Madame, calmez-vous et expliquez-vous sans crainte, dit-il en adoucissant l'éclat de ses yeux gris et en veloutant sa voix. Vous m'êtes inconnue mais je ne vous en écouterai pas moins avec la plus grande bienveillance.
Angélique comprenant son incorrection vis-à-vis de M. Manigault et de sa grosse épouse, leur adressa une révérence hâtive. Puis, d'une voix hachée, elle fit le récit des derniers événements survenus en la maison de maître Gabriel Berne... Des choses épouvantables allaient se passer, s'étaient peut-être déjà passées... Elle eut un bref sanglot.
– Mais voyons, voyons, calmez-vous, répéta M. de Bardagne. Pourquoi cette femme se met-elle dans un état pareil ? dit-il en prenant les Manigault à témoin, il n'y a pas là de quoi fouetter un chat !...
– C'est bien encore une des façons de maître Berne de se mettre dans un mauvais cas, dit Mme Manigault acide.
– Mais voyons, ma bonne Sarah, il ne peut tout de même pas laisser traîner son oncle sur une claie, protesta l'armateur.
– Tout ce que je sais c'est qu'il n'y a qu'à lui que ces choses-là arrivent, dit sentencieusement la grosse femme.
Elle frappa dans ses mains.
– Mes filles, allez revêtir vos capulets de velours noir et qu'on mette à Jérémie son costume de drap. Mous devons nous rendre auprès du pauvre Lazare pour l'accompagner de nos prières dans la demeure éternelle.
– C'est vrai, on ne m'avait pas averti de sa mort, dit Manigault soudain tout retourné.
– Je vous devance, prévint M. de Bardagne jovial, cette dame a une trop grande hâte de s'assurer de ma présence pour que je puisse m'attarder.
Il fit monter Angélique dans son carrosse personnel qui attendait, flanqué de deux archers.
– Mon Dieu, pourvu que nous n'arrivions pas trop tard, murmurait Angélique, monsieur, faites presser le train.
– Que vous êtes nerveuse, ma chère enfant ! Je parierais sans peine que vous n'êtes pas originaire de La Rochelle.
– Non, en effet. Pourquoi ?
– Parce que vous seriez habituée à ce genre d’histoires qui, quoi qu'en dise dame Sarah, sont fréquentes dans notre ville. Hélas ! je suis parfois obligé de sévir. Trop d'endurcissement dans le mal mérite châtiment. Cependant, je reconnais qu'en l'occurrence Lazare Berne n'a pas ajouté à son entêtement, consacré par quatre-vingts années de croyances funestes, la faute impardonnable du reniement...
– Et vous n'allez pas laisser cet affreux petit bonhomme le traîner dans la boue ?
Le lieutenant du Roi se mit à rire en montrant ses dents fort blanches et bien faites sous sa moustache châtaigne.
– C'est Baumier que vous désignez ainsi ? Cela lui va assez bien, je le reconnais.
Il s'assombrit légèrement.
– ... Je ne suis pas toujours d'accord avec lui sur les méthodes à employer... Mais pardonnez-moi, il me semble, d'une part, vous découvrir pour la première fois et, d'une autre part, vous avoir déjà vue... S'il en est ainsi, comment ai-je pu oublier le nom d'une aussi charmante personne !...
– Je suis la servante de maître Gabriel Berne.
Tout à coup, il se souvint :
– J'y suis. Je vous ai aperçue en effet chez maître Berne ce fameux soir où les capucins du couvent des Minimes sont venus me chercher par le collet pour convertir ce pauvre Lazare soi-disant mourant. Maître Gabriel rentrait alors de voyage et vous l'accompagniez...
Il ajouta avec sévérité :
– ... Vous avez un enfant qui, selon la loi, doit être élevé dans la religion catholique.
– Je me souviens que vous avez dit que ma fille était sans doute une bâtarde, dit Angélique ayant décidé en son for intérieur que pour éviter une enquête à son égard il valait mieux qu'elle joue cartes sur table, eh bien ! vous avez raison, elle l'est.
M. de Bardagne sursauta devant cet accès de franchise.
– Pardonnez-moi si je vous ai offensée, mais mon difficile métier, dans cette ville, m'oblige à recenser la situation religieuse du moindre de ses habitants et...
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