Pour chasser ces souvenirs désagréables, Antoine eut envie d’allumer une cigarette. Mais la fumée réveillerait certainement sa sœur qui ne manquerait pas de le gratifier d’une remarque cinglante. Alors il se concentra sur le ruban d’autoroute qui se déroulait devant lui.
Il l’avait deviné à sa voix : Astrid se sentait encore coupable. À cause de la façon dont il avait tout découvert. À cause du divorce aussi. De tout ce qui avait suivi. Et puis Astrid aimait tendrement Mélanie, elles étaient amies depuis longtemps, avant même qu’elle et Antoine ne se rencontrent ; elles travaillaient toutes les deux dans l’édition. Alors elle n’avait pas su refuser. En soupirant, elle avait fini par céder : « Ok… Les enfants te rejoindront plus tard. Je compte sur toi pour lui organiser un fabuleux anniversaire ! »
Quand Antoine s’arrêta dans une station-service pour faire le plein, Mélanie ouvrit enfin un œil en bâillant, puis baissa la vitre.
— Hé, Tonio ! Tu vas me dire où on est, à la fin ?
— Tu n’en as vraiment aucune idée ?
Elle haussa les épaules.
— Naaan…
— Évidemment, tu dors depuis deux heures.
— Forcément, tu te pointes à l’aube, salopard !
Après un petit café (elle) et une cigarette (lui), ils remontèrent dans la voiture. Antoine crut remarquer que sa sœur s’était adoucie.
— C’est vraiment sympa de faire ça pour moi.
— Je t’en prie.
— Tu es un gentil frangin.
— Je sais.
— Rien ne t’obligeait… Tu n’avais pas prévu autre chose ?
— Non, rien.
— Même pas avec une petite amie ?
Il soupira.
— Même pas.
La pensée de ses aventures récentes l’accabla. Depuis le divorce, ça n’avait été qu’un long défilé, un cortège de désillusions. Des rencontres sur des sites Internet lamentables. Des femmes de son âge, mariées, divorcées, plus jeunes. Il s’était lancé dans ce ballet de rendez-vous avec entrain, bien décidé à s’amuser. Mais ces numéros d’acrobaties sexuelles le laissaient toujours le cœur lourd au moment de rejoindre son nouvel appartement, aussi vide que son lit. Rien n’y faisait, il aimait encore Astrid. Inutile de se voiler la face, il ne parvenait pas à l’oublier. Il avait l’impression qu’il en crevait.
Mélanie renchérissait :
— Tu as probablement mieux à faire que de te traîner ta pauvre sœur en week-end.
— Ne dis pas de bêtises, Mel. J’en ai envie. Ça me fait plaisir.
Elle avait jeté un regard sur un panneau.
— Ah, on roule vers l’ouest !
— Bien vu !
— À l’ouest, mais où ? demanda-t-elle sans prêter attention au ton tendrement ironique de son frère.
— Réfléchis.
— Hmm… en Normandie ? En Bretagne ? En Vendée ?
— Tu brûles.
Elle abandonna le jeu de devinettes, se laissant bercer par le CD des Beatles qu’Antoine venait de glisser dans le lecteur. Après quelques kilomètres supplémentaires, elle laissa échapper :
— Je sais ! Tu m’emmènes à Noirmoutier !
— Bingo !
Son visage se ferma, ses lèvres se crispèrent. Elle baissa la tête et fixa ses mains.
— Ça ne va pas ? dit-il, inquiet.
Il attendait un rire, un sourire, de l’enthousiasme, tout sauf ce visage figé.
— Je ne suis jamais retournée là-bas.
— Et alors ? Moi non plus !
— Ça fait…
Elle compta sur ses doigts fins.
— 1973, c’est ça ? Ça fait trente-quatre ans. Je ne me souviendrai probablement de rien. Je n’avais que six ans.
Antoine ralentit.
— Ça n’a pas d’importance. C’est juste histoire de fêter ton anniversaire. Comme pour tes six ans. C’était là-bas, tu te souviens ?
— Non, répondit-elle lentement, j’ai oublié tout ce qui concerne Noirmoutier.
Elle dut se rendre compte qu’elle se conduisait en enfant gâtée car elle posa immédiatement la main sur le bras de son frère.
— Oh, ça ne fait rien, Tonio. Ça me fait plaisir. Vraiment, je t’assure. Et puis, il fait si beau. C’est bon d’être avec toi, rien que nous deux, et de tout laisser derrière nous !
Par « tout », Antoine savait qu’elle voulait dire Olivier et leur rupture désastreuse. Et aussi la pression de son boulot d’éditrice dans une des plus grandes maisons d’édition parisiennes.
— J’ai réservé à l’hôtel Saint-Pierre. Ça, au moins, ça te dit quelque chose ?
— Oui ! s’écria-t-elle. Oui, bien sûr ! Cet hôtel charmant, noyé dans la verdure ! Avec grand-père et grand-mère… Oh ! mon Dieu, ça fait si longtemps.
Les Beatles chantaient. Mélanie fredonnait. Antoine se sentait soulagé, en paix. Elle était heureuse de la surprise qu’il lui faisait. Elle était heureuse de retourner là-bas. Mais un détail le taraudait. Un petit rien dont il ne s’était pas soucié quand il avait eu l’idée de ce voyage.
Noirmoutier 1973. Leur dernier été avec Clarisse.
Pourquoi Noirmoutier ? Il n’avait jamais été nostalgique, il n’était pas du genre à regarder en arrière. Mais depuis son divorce, Antoine avait changé. De plus en plus, il pensait au passé, davantage qu’au présent ou à l’avenir. Cette première année qu’il avait dû affronter seul, ces longs mois d’une solitude pesante avaient éveillé le désir de retrouver l’enfance et ses jolis souvenirs. Et ceux de l’île s’étaient imposés, timidement d’abord, puis plus puissamment à mesure que les images refaisaient surface, en vrac, comme des lettres qui s’amoncellent dans une boîte.
Ses grands-parents, majestueux aînés aux tempes d’ivoire. Blanche et son parasol, Robert et son étui à cigarettes en argent qu’il gardait toujours sur lui. Assis à l’ombre de la véranda de l’hôtel, buvant leur café. Antoine leur faisait signe depuis la pelouse. La sœur de son père, Solange, grassouillette, qui, sujette aux coups de soleil, lisait néanmoins à longueur de journée des magazines de mode dans une chaise longue. Mélanie, petite et maigrichonne, un chapeau mou encadrant ses joues. Clarisse offrant son visage en forme de cœur aux rayons du soleil. Leur père qui arrivait pour le week-end et sentait le cigare et la ville. La route pavée qui disparaissait à marée haute – ce qui le fascinait toujours. Le passage du Gois, qu’on ne pouvait emprunter qu’à marée basse. Seule voie d’accès à l’île, avant la construction du pont en 1971.
Il imaginait organiser quelque chose de spécial pour l’anniversaire de Mélanie depuis plusieurs mois. Il ne voulait pas d’une énième soirée avec les amis cachés dans la salle de bains, bouteilles de champagne en main, gloussant de la bonne surprise qu’ils lui réservaient. Non, il fallait du nouveau, de l’inédit. Quelque chose d’inoubliable, qui la sortirait de l’ornière où elle s’enlisait. Il parviendrait, malgré elle, à l’éloigner de ce boulot qui lui bouffait la vie, à la guérir de son obsession de l’âge et surtout de cette histoire avec Olivier dont elle ne se remettait pas.
Il n’avait jamais aimé Olivier. Snob. Prétentieux. Coincé. Cordon-bleu, préparant lui-même ses sushis. Spécialiste d’art asiatique. Fin connaisseur de Lully. Parlant quatre langues couramment. Dansant merveilleusement la valse. Le profil du type exaspérant. Avec ça, incapable de s’engager, même après six ans de vie commune. Olivier ne voulait pas s’installer, à quarante et un ans. Mais à peine s’étaient-ils séparés qu’il engrossait une manucure de vingt-cinq ans. Il était désormais l’heureux papa de jumeaux. Mélanie ne pouvait pas lui pardonner.
Pourquoi Noirmoutier ? Parce qu’ils y avaient passé des étés de rêve. Parce que Noirmoutier symbolisait l’enfance, ce temps de l’insouciance, ces grandes vacances que l’on croit éternelles. Rien n’était plus beau que la perspective d’un après-midi à la plage avec des copains. Où les bancs de l’école semblent à des siècles de distance. Pourquoi n’avait-il jamais emmené Astrid et les enfants là-bas ? Bien sûr, ces souvenirs, il les avait partagés avec eux. Mais Noirmoutier avait quelque chose de privé, d’intime, ce lieu incarnait leur passé, à lui et à Mélanie. Un passé pur et idyllique.
Il avait aussi envie de retrouver sa sœur. Elle et lui, personne d’autre. À Paris, les occasions de se voir étaient trop rares. Elle était toujours prise par des déjeuners ou des dîners avec des auteurs. Lui quittait souvent la capitale pour visiter un chantier, ou était retenu par un projet de dernière minute. Elle venait parfois prendre le brunch le dimanche matin quand les enfants étaient avec lui. Elle cuisinait les œufs brouillés les plus savoureux du monde. Oui, il ressentait le besoin d’être avec elle, seul à seul, en cette période délicate. Certes, ses amis comptaient. Ils lui apportaient joie et vitalité. Mais à présent, ce qui lui importait le plus, c’était Mélanie, sa présence, son soutien, et ce lien unique avec son passé.
Il avait oublié à quel point le trajet était long depuis Paris. Il revoyait les deux voitures. La poussive DS noire pour Robert, Blanche, Solange, Clarisse et Mélanie. La Triumph nerveuse pour leur père, son havane, et lui sur la banquette arrière, avec la nausée. Six ou sept heures de route, en comptant le déjeuner dans la petite auberge aux environs de Nantes. Grand-père choisissait de bonnes tables au service irréprochable.
Qu’en était-il des souvenirs de Mélanie ? Elle avait tout de même trois ans de moins que lui… il jeta un coup d’œil dans sa direction. Elle ne fredonnait plus. Elle observait ses mains avec cette expression sévère et concentrée qu’il trouvait parfois effrayante.
Était-ce une bonne idée ? Était-elle heureuse de retourner en ces lieux après tant d’années ? De revenir là où l’enfance les attendait, immobile comme une eau dormante ?
— Tu reconnais maintenant ? demanda Antoine, tandis que la voiture abordait la large courbe du pont.
Sur leur droite, le long de la terre ferme, s’élevaient de gigantesques éoliennes argentées.
— Non, dit-elle, mais une image me revient : papa s’impatientant parce que Grand-père avait mal lu, comme toujours, les horaires des marées, et l’attente dans la voiture. Puis le passage du Gois. C’était chouette.
Lui aussi se souvenait avoir dû attendre le reflux. Pendant des heures. Jusqu’à ce que le passage du Gois daigne apparaître sous les vagues. Et ses pavés émergeaient enfin, miroitants. Route submersible, longue de quatre kilomètres, avec refuges de secours surélevés pour les conducteurs imprudents et les piétons piégés par la marée montante.
Elle lui posa furtivement la main sur le genou.
— Antoine, peut-on aller au Gois ? Ça me ferait vraiment plaisir.
— Bien sûr !
Le mystérieux passage. Gois, prononcé comme « boa ». Ce son le fascinait. Un nom ancien pour une vieille route.
Grand-père ne prenait jamais le nouveau pont. Il ne se faisait pas au péage excessif et déplorait cette plaie de béton qui défigurait le paysage. Il empruntait toujours le Gois, malgré les railleries de son fils et l’attente.
En pensée, le calvaire austère qui ouvrait la voie lui apparut. « Protéger et chérir », murmurait toujours Clarisse en lui serrant la main. L’odeur vive du varech et la morsure salée du vent lui piquaient le visage. Il s’asseyait, hypnotisé par le spectacle des vagues cédant enfin la place à une vaste étendue grise. Le banc de sable se couvrait immédiatement de chasseurs de coquillages armés de filets à crevettes. Il revoyait les petites jambes de Mélanie courant sur la grève et le seau en plastique de Clarisse qui débordait de coques, palourdes et bigorneaux. Ses grands-parents, côte à côte, qui les surveillaient, bienveillants, du coin de l’œil. Et les longs cheveux noirs de Clarisse dans le vent. La voie dégagée, les voitures circulaient à nouveau sur le Gois. Noirmoutier n’était plus une île. Mais bientôt la mer reprendrait ses droits.
Il ne se lassait pas d’entendre les récits terrifiants à propos du Gois. À l’hôtel Saint-Pierre, le jardinier, le vieux père Benoît, prenait un malin plaisir à insister sur les détails les plus sordides. L’histoire qu’Antoine préférait était celle de l’accident de juin 1968, quand trois personnes de la même famille avaient été englouties, leur voiture était restée bloquée à la marée montante et ils n’avaient pas pensé à se réfugier sur les perchoirs prévus à cet effet. La tragédie avait fait la une des journaux. Comment la voiture avait-elle pu être balayée par l’eau et pourquoi n’avaient-ils pas réussi à s’en tirer ? Antoine ne comprenait pas. Alors le vieux père Benoît, qui empestait la Gitane et le rouquin, l’avait emmené voir les flots escamoter le passage du Gois.
Antoine avait attendu un long moment. Puis il avait remarqué que les gens arrivaient, de plus en plus nombreux. « Regarde, mon garçon, ils sont venus assister à la disparition du passage. Chaque jour, à marée haute, les gens viennent de très loin pour voir ça. » Plus aucune voiture n’empruntait la route. Sur sa gauche, dans un grand silence, lentement la baie s’était remplie, comme un immense lac, sombre et profond. L’eau coulait en creusant de fins canaux dans le sable boueux. Et sur sa droite, des vagues surgies de nulle part inondaient déjà la chaussée. Ces deux flux convergeaient en une étrange étreinte formant un long ruban d’écume sur les pavés. Le passage du Gois disparut en un instant. Impossible d’imaginer qu’une route ait pu se trouver là quelques minutes plus tôt. Seuls la mer et les neuf balises de refuge émergeant au-dessus des flots tourbillonnants occupaient l’horizon. Des mouettes triomphantes criaient en décrivant des cercles dans le ciel. Antoine était subjugué.
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