– C’est à peine croyable ! murmura-t-il. Comment une copie aussi parfaite a-t-elle été réalisée ? Le saphir, monté de cette façon qui date de Louis XIV, n’a jamais bougé de ma famille, et ma mère ne le portait pas.

– Reproduire le pendentif, c’est l’enfance de l’art : il en existe plusieurs descriptions minutieuses et même un dessin. Quant à la fabrication de la pierre, c’est un secret que je désire garder.

Mais vous aurez sans doute noté que la monture et les diamants sont vrais. En fait, j’ai fait exécuter ceci pour vous dans l’intention de vous l’offrir. En surplus du prix que je suis prêt à payer. Je sais que je vous demande un sacrifice mais je vous supplie de considérer qu’il y va de la renaissance de tout un peuple...

Dans l’œil unique, flamboyant de la passion de convaincre, Morosini vit les mêmes éclairs bleus que dans le saphir, mais son visage s’assombrit :

– Je croyais que vous m’aviez compris il y a un instant quand je vous ai dit qu’il m’était impossible de vous aider. Je vous céderais volontiers cette pierre : quand je suis rentré de guerre, j’étais disposé à la vendre pour sauver ma maison de la ruine. Seulement, je ne l’avais déjà plus.

– Comment cela ? Si madame la princesse Morosini s’en était défaite on l’aurait su ! Je l’aurais su !

– On l’en a défaite. En vérité, ma mère a été assassinée. Vous avez raison de penser que ces pierres ne portent pas bonheur.

Un silence passa que le boiteux rompit avec beaucoup de douceur :

– Je vous demande humblement de me pardonner, prince. J’étais si loin d’imaginer !... Voulez-vous bien me confier les circonstances de ce drame ?

À cet inconnu attentif et chaleureux, Aldo raconta le drame sans omettre ses répugnances à prévenir la police, ajoutant même que n’ayant relevé encore la moindre trace après toutes ces années, il en venait à le regretter...

– Ne regrettez rien ! assura Simon Aronov. Ce crime est l’œuvre d’un meurtrier habile et vous n’auriez fait que brouiller les pistes. Je déplore seulement de n’avoir pas essayé de vous joindre plus tôt. Plusieurs événements m’en ont empêché et c’est grand dommage, mais pour que rien n’ait transpiré pendant si longtemps, il faut que le saphir, là où il se trouve, soit bien caché. Celui qui a osé voler une pierre pareille a dû travailler sur commande, avoir un client très important et discret. Tenter de la vendre au premier joaillier venu aurait relevé de la folie. Son apparition sur le marché, outre qu’elle vous eût donné l’alarme, aurait fait événement, attiré la presse...

– Autrement dit : je ne dois garder aucun espoir de le revoir un jour ? Sinon peut-être dans plusieurs années, à la mort de celui qui le garde, par exemple ? Au fait, ajouta-t-il avec amertume, vous auriez tout intérêt à le rechercher, celui-là. N’est-il pas le dernier maître du saphir pour parler comme votre prédiction ?

– Ne plaisantez pas avec ça ! Et ne jouez pas sur les mots : c’est bel et bien vous l’homme en question. Je ne vous ai pas donné tous les détails mais laissons cela pour le moment ! Bien sûr que je vais me mettre en chasse ! Et vous allez m’y aider comme vous m’aiderez ensuite à reprendre les trois autres. Jusqu’à présent, me croyant sûr d’avoir le saphir, je me suis beaucoup consacré à elles...

– Et... vous avez des pistes ?

– Encore assez floues pour l’opale et le rubis ! L’une est peut-être à Vienne, dans le trésor des Habsbourgs, et l’autre en Espagne. Pour le diamant, j’ai une certitude : l’Angleterre ! Mais reprenez votre siège !... Je vais vous raconter... oh ! ce café est froid !

– C’est sans importance, assura Morosini dont la curiosité grandissait. Je n’en désire plus.

– Vous, peut-être, mais moi si ! Je vous ai dit que j’en buvais beaucoup... Cependant je peux vous offrir autre chose : un peu de brandy peut-être, ou du cognac ?

– Ni l’un ni l’autre. En revanche, un peu de votre excellente woudka me ferait plaisir, fit Morosini qui espérait bien que, selon l’habitude du pays, quelques zakouskis accompagneraient l’alcool national. Il commençait à sentir une petite faim et l’idée d’accomplir le long voyage de retour sans avoir pris quelque nourriture l’angoissait un peu.

Appelé par un claquement de mains, le valet jaune reçut des ordres dans une langue inconnue et s’esquiva, mais Morosini, sa passion éveillée, relançait déjà son hôte :

– Vous disiez que le diamant serait devenu anglais ?

– J’en suis à peu près sûr et, dans un sens, c’est assez naturel. Au xve siècle il appartenait au roi Edouard IV dont la sœur, Marguerite d’York, allait épouser le duc de Bourgogne, le fameux

Charles que l’on appelait le Téméraire. Il fit partie de la dot de la fiancée, avec d’autres merveilles. On l’appelait la Rose d’York mais le Bourguignon ne l’a pas gardé longtemps : il a disparu après la bataille de Grandson où les Suisses des Cantons ont pillé le trésor du Téméraire vaincu en 1476. Depuis, il est considéré comme perdu... et, cependant, il va être mis en vente dans six mois, à Londres, chez Christie, par les soins d’un joaillier britannique...

– Un instant ! coupa Morosini plutôt déçu. Apprenez-moi ce que je viens faire là-dedans ! Demandez à M. Amschel de vous l’acheter comme vous en avez l’habitude !

Pour la première fois, le boiteux se mit à rire.

– Ce n’est pas si simple. La pierre qui sera livrée au feu des enchères n’est qu’une copie. Tout aussi fidèle que ce saphir et venant du même atelier, dit Aronov en reprenant la superbe pièce restée sur la table. Les experts s’y laisseront prendre, croyez-moi, et la vente sera annoncée à grand fracas...

– Je dois être idiot mais je ne comprends toujours pas. Qu’espérez-vous donc ?

– Connaissez-vous si mal les collectionneurs ? Il n’y a rien de plus jaloux ni de plus orgueilleux que ces animaux-là et c’est là-dessus que je compte jouer : j’espère que la vente fera sortir le vrai diamant de son trou... et que vous serez là pour assister au miracle.

Morosini ne répondit pas tout de suite : il appréciait en connaisseur la tactique d’Aronov, la seule en effet susceptible de pousser un collectionneur à se déclarer possesseur. Il en connaissait deux ou trois sur ce modèle, cachant férocement un trésor obtenu parfois par des moyens discutables mais incapables de ne pas protester si, d’aventure, un quidam osait se prétendre véritable détenteur de la merveille. Se taire devient alors impossible parce que, sous le silence, rampe un ver rongeur : celui du doute. Et si l’autre avait raison ? Si la vraie pierre c’était la sienne, et non celle qu’il s’en va contempler quotidiennement au fond d’un caveau secret et dans le plus grand mystère ?

Tandis qu’il réfléchissait, son regard revenait presque machinalement à la copie du saphir et le rire du boiteux se fit à nouveau entendre.

– Mais bien entendu, dit-il, devinant la pensée du prince, il serait possible d’agir de même avec celui-ci... que je vais vous donner pour que vous en fassiez tel usage qui vous semblera bon. Seulement n’oubliez pas, ajouta-t-il en changeant brusquement de ton, que, dès l’instant où vous déciderez de vous en servir, vous serez en danger parce que celui qui détient le vrai ne peut être un paisible amateur, même passionné. Sachez que je ne suis pas seul à connaître le secret du pectoral. D’autres le cherchent qui sont prêts à tout pour se l’approprier et c’est la principale raison de ma vie cachée...

– Avez-vous une idée de ce que sont ces « autres » ?

– Je n’ai pas de noms à vous livrer. Pas encore, mais il est des signes certains. Sachez qu’un ordre noir va bientôt se lever sur l’Europe, une antichevalerie, la négation forcenée des plus nobles valeurs humaines. Il sera, il est déjà l’ennemi juré de mon peuple qui aura tout à craindre de lui... à moins qu’Israël puisse renaître à temps pour l’éviter. Alors prenez garde ! S’ils découvrent que vous m’aidez, vous deviendrez leur cible, et n’oubliez pas qu’avec ces gens-là tous les coups sont permis. A présent... il vous reste la possibilité de refuser : il est sans doute injuste de demander à un chrétien de risquer sa vie pour des juifs !

Pour toute réponse, Morosini empocha le saphir puis, offrant à son hôte son sourire le plus impertinent :

– Si je vous disais que cette histoire commence à m’amuser, je vous choquerais, et pourtant, c’est on ne peut plus vrai. Aussi je préfère vous rassurer en vous déclarant que je veux la peau du meurtrier de ma mère quel qu’il soit. Je jouerai le jeu avec vous... jusqu’au bout !

L’œil unique du boiteux plongea dans ceux, étincelants, de son visiteur :

– Merci, dit-il.

Le serviteur venait de reparaître, portant un grand plateau où la cafetière voisinait avec une bouteille glacée, un verre, de petites serviettes en papier et le plat de zakouskis espéré par Morosini.

– Il est temps, je crois, que vous m’appreniez ce que je dois savoir pour ne pas commettre d’erreurs : la date de la vente chez Christie, par exemple, le nom du joaillier anglais et quelques autres détails.

Pendant que son hôte se restaurait, Simon Aronov parla encore un long moment avec une sagesse qui fascina Morosini. Cet homme étonnant ressemblait un peu au miroir noir du mage Luc Gauric : il était possible d’y contempler sa propre image nais il possédait aussi la vertu de refléter, avec une égale vérité, le passé et l’avenir. En l’écoutant, son nouvel allié acquit la certitude que leur croisade était sainte et qu’ensemble ils sauraient la mener à son terme.

– Quand nous reverrons-nous ? demanda-t-il.

– Je l’ignore, mais je vous demande en grâce de me laisser l’initiative de nos rencontres. Cependant, s’il vous arrivait d’éprouver l’urgent besoin de me toucher, adressez un télégramme à la personne dont je vous inscris ici l’adresse. Si l’on venait à trouver ce bout de papier cela ne tirerait pas à conséquence : il s’agit du fondé de pouvoir d’une banque zurichoise. Mais ne vous adressez jamais à Amschel que vous aurez encore l’occasion de rencontrer. Au moins chez Christie où il me représentera. On ne doit jamais vous revoir ensemble. Votre message en Suisse devra toujours être du genre anodin : l’annonce de la prochaine mise en vente d’un objet intéressant à signaler à un client, par exemple, ou encore d’une transaction quelconque.

Votre signature suffira pour que mon correspondant comprenne.

– C’est entendu, promit Aldo en fourrant le papier dans sa poche avec la ferme intention de l’apprendre par cœur et de le détruire. Eh bien, je crois qu’il ne me reste plus qu’à prendre congé...

– Encore un instant s’il vous plaît : j’allais oublier quelque chose d’important. Auriez-vous la possibilité de passer par Paris prochainement ?

– Bien sûr. Je repars jeudi par le Nord-Express et je peux m’y arrêter un jour ou deux...

– Alors ne manquez pas d’y voir l’un de mes très rares amis qui vous sera d’une grande utilité dans la suite de nos affaires. Vous pourrez lui accorder une confiance absolue même si, à première vue, il vous fait l’effet d’un hurluberlu. Il s’appelle Adalbert Vidal-Pellicorne.

– Seigneur, quel nom ! dit Morosini en riant. Et il fait quoi dans la vie ?

– Officiellement il est archéologue. Officieusement aussi d’ailleurs mais il ajoute à cela toute sorte d’activités... Ainsi, il s’y connaît beaucoup en pierres précieuses et, surtout, il connaît le monde entier, sait s’introduire dans n’importe quel milieu. Enfin, il est fouineur comme il n’est pas permis. Je crois qu’il vous amusera. Rendez-moi mon papier que j’y ajoute son adresse !

Lorsque ce fut fait, Simon Aronov se leva, tendant une main ferme et chaude qu’Aldo serra avec plaisir, scellant ainsi entre eux un accord pour lequel aucun papier n’était nécessaire.

– Je vous suis infiniment reconnaissant, prince. Je regrette d’autant plus de devoir vous infliger un nouveau voyage souterrain mais, au cas où vous auriez été observé, il est indispensable que l’on vous voie sortir de la maison où vous êtes entré. Elle est l’un des deux domiciles de mon fidèle Amschel : l’autre est à Francfort...

– J’en suis tout à fait conscient. Me permettez-vous une question avant de m’éloigner ?

– Bien entendu.

– Habitez-vous toujours Varsovie ?

– Non. J’ai d’autres demeures et même d’autres noms sous lesquels vous me rencontrerez peut-être mais c’est ici que je suis chez moi. J’aime cette maison et c’est pourquoi je la cache si jalousement, ajouta-t-il avec l’un des sourires qu’Aldo jugeait si attirants. De toute façon, nous nous reverrons... et je vous souhaite bonne chasse. Vous pouvez demander à la banque de Zurich l’argent dont vous aurez besoin. Je prierai pour que le secours de Celui dont le nom ne doit pas être prononcé vous soit accordé !